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Claude Lanzmann. Le Lièvre de Patagonie. Paris : Gallimard, 2009.

Il n’est pas facile de rendre compte d’un livre considérable, écrit par une personnalité culturelle considérable, auteur d’un film, non seulement considérable, mais unique.

Remarquablement bien écrit (les 550 pages ont été dictées face à un écran d’ordinateur), cet ouvrage nous livre les mémoires d’un homme de poids, de fortes convictions qui, malgré son grand âge, ne parvient que très rarement à prendre le recul nécessaire à la hiérarchisation de ses actes, à la mise en perspective de sa vie.

Lanzmann est un être bourré de contradictions, mais qui ne les assume pratiquement jamais comme telles. Les premières phrases du premier chapitre de ce Lièvre de Patagonie claquent, résonnent de manière lugubre : « La guillotine - plus généralement la peine capitale et les différents modes d’administration de la mort - aura été la grande affaire de ma vie. Je n’ai pas de cou. Je me suis souvent demandé, dans une nocturne cénesthésie anticipatrice du pire, où le couperet, pour m’étêter proprement, devait s’abattre. » Suivent des pages prenantes sur l’horreur de diverses mises à mort. On s’attend à un fil d’Ariane emprunt d’humanisme et l’on se retrouve avec la description orgasmique d’un observateur incrusté (embedded, comme on dit dans l’armée étatsunienne) dans la formidable machine de guerre qu’est Tsahal. Aucune sérénité, donc, chez Lanzmann, même lorsqu’il réfléchit à sa propre mort. Tout n’est que conflit avec l’Autre, sans l’esquisse de la moindre résolution, un peu comme dans Sarabande, le dernier film d’Ingmar Bergman : « Je me souviens avoir parlé avec Jean Genet de ma hantise ancienne de mourir entre les bois de justice. Il m’avait sèchement répondu : " Il est encore temps. " Il avait raison. Il ne m’aimait guère, je le lui rendais bien. » Quant à la mort de sa soeur, elle est prétexte à un développement sordide : « Nous gardâmes Évelyne bien trop longtemps chez elle, près de dix jours, l’odeur douçeâtre de son cadavre flottait dans la pièce, l’enterrement, ne pouvant pas avoir lieu en fin de semaine, fut repoussé au début de la suivante et les pompes funèbres durent armurer son corps d’un gilet et de jambières de glace. »

Dire que l’ego de Lanzmann est boursouflé est indulgent. Il est le meilleur en tout, le plus beau, le plus intelligent. Aux grandes heures du groupe France-Soir, il était « devenu une sorte de journaliste vedette dans le groupe de Pierre et Hélène Lazareff. » Quand il montre un premier montage de son film Pourquoi Israël, les invités sont « emballés ». Il repère « d’un oeil d’aigle » la disposition des demeures où il va interviewer les nazis pour Shoah. Certes, ce film l’a prouvé, Lanzmann est un meilleur interviewer que Pujadas ou Ferrari. Mais quand il travaille pour Dim Dam Dom, « un très bon programme », il y réalise « des interviews mémorables ». La crème du show business lui est redevable : de Bardot, de Jeanne Moreau, d’Ava Gardner, de Richard Burton, d’Elizabeth Taylor, de Gary Cooper, d’Aznavour, de Piccoli, de Gainsbourg, de Morgan, de Gréco, de Feuillère, de Gabin, de Belmondo, de Curd Jürgens, il dit que ces vedettes, il les a « toutes vues, toutes traitées et que, sans vanité, il a fait faire à la carrière de certaines un saut qualitatif. » Elles n’en ont jamais rien dit. Les ingrates ! Judith Magre, une des plus grandes actrices de théâtre françaises dont il fut le compagnon, lui doit tout : « Il m’arrivait non seulement de l’aider à apprendre ses textes, mais aussi d’en faire pour elle et avec elle l’explication. […] Pourquoi la cravachais-je de mes critiques toujours fondées, qui la redressaient quand elle revenait en scène, lui permettant de s’égaler à toute la grandeur dont je la savais capable ? »

On ne saurait reprocher à un créateur ayant consacré douze ans de sa vie à l’extermination des millions de Juifs dans les camps de Pologne, ayant réussi le tour de force de réinscrire dans le temps et dans l’espace ce calvaire de la Géhenne, de ne plus trop savoir sur quelle rive du Styx il se trouve, lui le coléreux destiné au cinquième cercle de l’enfer. De 1952 à 1962, Israël disparaît de ses préoccupations car la lutte des classes existe en France (elle a disparu en 1963 ?). Il déplore avec lucidité un monde « étrange et lugubre où l’inhumaine indifférence de l’homme pour l’homme semble un fait de nature accepté comme tel, où le rejet des faibles dans les oubliettes de l’Histoire paraît aller de soi. » Mais, dès lors que sa posture vis-à -vis d’Israël se précise, il ne fait plus dans la nuance et fonce tête baissée dans une admiration inconditionnelle de son nouveau modèle. Seulement - et c’est là l’un des problèmes centraux de ce livre - une armée est une armée (même si ses soldats ont les cheveux longs), une occupation est une occupation, un peuple qui se veut biblique tout en étant, pendant trente ans, le complice de l’apartheid, la pire abjection politique du monde de l’après-Deuxième Guerre mondiale, est un peuple qui ne saurait s’ériger en parangon de la conscience universelle. Prenant prétexte de la « réappropriation [ou appropriation ?] de la force et de la violence [sic] par les Juifs d’Israël », Lanzmann veut nous faire croire, dans son film Tsahal, à une armée « pure, qui […] ne tue pas d’enfants », pétrie de « valeurs » et faisant « peu de victimes palestiniennes ». Neuf ans après Shoah, il est subjugué par des officiers israéliens au bras tatoué par les nazis qui, fatalement, au nom d’une répression systématique, finissent par violer les droits de l’homme. Lui, l’homme de gauche, oublie en cours de route cette donnée valable pour toutes les armées du monde : elles sont au service d’un pouvoir. Ici, en l’occurrence, une entreprise de spoliation des Palestiniens, à commencer par leur droit à l’eau potable. Jamais Lanzmann ne reconnaît la légitimité de l’existence même du peuple Palestinien, alors qu’il est, plus que d’autres, « rejeté dans les oubliettes de l’Histoire ». En outre, son film, pourtant bien long, ne consacre pas un plan au conflit sanglant de la guerre du Liban (des dizaines de milliers de morts), une guerre de huit ans contestée par une forte minorité d’Israéliens. Le signataire du Manifeste des 121 en 1960 (Lanzmann y côtoyait Leiris, André Breton, Sartre, Théodore Monod) qui soutenait l’insoumission en Algérie, ne donne pas la parole aux pacifistes qui ont refusé d’envahir Beyrouth.

C’est un fait : l’empathie avec Tsahal est totale, au point d’en devenir tragi-comique : « J’ai également partagé la vie quotidienne des équipages de tanks, participé à leurs exercices, j’ai piloté des Merkava [le char d’assaut le plus lourd au monde, de conception et fabrication entièrement israéliennes], j’ai occupé la place du tireur de char, j’ai tiré sur des cibles char arrêté, mais aussi char lancé à grande vitesse, ce qui est autrement plus difficile. Fier de moi, de mon impassibilité, il me récompensa en m’emmenant au-dessus du Liban, ce qu’il n’aurait pas dû faire. Au retour, longeant la côte, nous survolâmes dans un bruit d’enfer je l’espère, le quartier général de la FINUL et je crois que nous battîmes des ailes. »

Lanzmann justifie le sionisme de la même manière que les Afrikaans ont justifié leur mainmise sur le sud de l’Afrique : par le fantasme permettant tout, celui du mythe du kibboutz sauveur de l’humanité. Pour lui, Israël devait être « un désert, une terre vierge à conquérir, où chacun serait le premier homme et recommencerait le monde à mains nues, dans une fraternité et une égalité encore inconnues. » D’ailleurs, de quoi se plaignent les Palestiniens ? Quand Lanzmann accompagne Sartre dans les camps de réfugiés palestiniens, les rues sont proprettes et les riches Gazaouis se délectent de mets abondants.

Dans un autre domaine, le portrait que l’auteur brosse de Sartre est chaleureux mais convenu, après trente ans et d’innombrables ouvrages consécutifs à la mort du philosophe. Sartre, « c’était vraiment l’intelligence en acte et au travail, la générosité enracinée dans l’intelligence, une égalité vivante, vécue par lui en profondeur et qui, par une miraculeuse contagion, nous gagnait tous. Il évoque son immense bonne foi intellectuelle, sa capacité à se donner tort. » Jean Cau, qui fut secrétaire de Sartre et qui évolua, en quelques années, de l’extrême gauche à l’extrême droite, donne de son ancien patron un portrait beaucoup plus riche, parce que plus tendre. Il évoque, chez « le plus gentil, le plus simple, le plus dépouillé d’attitudes, le moins putain des hommes » la « folle et sainte générosité » d’une personnalité méprisant absolument l’argent. « Qu’ai-je appris de lui », demande-t-il , « par imprégnation et non par leçons et discours ? A me tenir à longue distance des honneurs qui vous désagrègent dans le "sérieux" et vous transforment en porteurs de reliques des vanités d’un milieu - littéraire en l’occurrence - et de ce monde. A ne peser personne au poids de l’argent mais de secrètes et souvent impalpables qualités. A n’avoir moi-même d’autre qualité que celle dont je me veux le responsable et le juge. A ne pas m’aimer et à ne pas me respecter dans mes apparences. A résister, casqué de je ne sais quel acier, aux coups les plus durs de son influence ».

Un détail, pour finir, mais qui nous dit beaucoup quant au rapport de l’auteur aux femmes, aux Juifs, donc à lui-même. Lanzmann se laisse aller aux stéréotypes les plus raciaux (et sexistes) : « Elle avait seize ans, un corps de pin-up, d’immenses yeux bleus cobalt, un beau nez sémite. » Il existerait donc un nez juif repérable en un coup d’oeil par les antisémites primaires ? Xavier Vallat a dû s’en retourner dans sa tombe… Parlant d’un rabbin, il écrit qu’il a « des yeux extraordinairement bleus, pas du tout africains. » Comment Lanzmann caractériserait-il les yeux européens ? Quelle vision européo-centrée de l’Afrique !

Bernard Gensane

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