Argo vient une nouvelle fois illustrer la stratégie élaborée par Hollywood pour traiter l’histoire récente des Etats-Unis : certes, elle n’est pas occultée (les Etats-Unis ont plus souvent traité de la guerre du Viet-Nam que les Français de la guerre d’Algérie), mais ils la réécrivent à leur façon (selon Apocalypse now, les Américains n’ont perdu la guerre que parce qu’ils ont refusé de se montrer aussi cruels que les Viet-Namiens !).
Le but, ici, était de cicatriser les blessures laissées, sous le mandat du président Carter, par la crise des otages américains de Téhéran, faits prisonniers lors de l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis : comment faire oublier cette longue humiliation de plus d’un an (de novembre 1979 à janvier 1981) ? D’une part par le choix d’un épisode bien ciblé, d’autre part en profitant du prestige de Hollywood.
Le récit de l’opération de la CIA appelée Argo se clôt par une blague juive approximative, sur les deux Marx (Karl et Groucho) : l’un des deux aurait dit que l’Histoire commence en comédie et se termine en tragédie, ou le contraire. De même, l’histoire des tentatives américaines de libération des otages s’est terminée tragiquement en avril 80 : les 6 hélicoptères qui, dans le cadre du plan Eagle Claws, devaient prendre d’assaut l’ambassade des Etats-Unis et libérer les 53 otages (les employés noirs et les femmes avaient tout de suite été libérés par les Iraniens, mais cela le film n’en dit mot) furent victimes d’une série d’incidents et même d’un accident mortel pour 6 soldats américains, et durent rentrer bredouilles. Bien entendu, ce n’est pas cet épisode qui a été retenu (il n’a d’ailleurs fait l’objet d’aucun film) : dommage, l’histoire aurait été plus mouvementée et palpitante.
Un peu avant, en janvier 80, la CIA avait mis sur pied une opération plus légère pour exfiltrer 6 employés de l’ambassade qui avaient pu s’échapper et s’étaient réfugiés dans l’ambassade du Canada ("nos grands amis du Nord", dit-on dans le film) : c’est le plan Argo, dont l’originalité était d’associer Hollywood à la CIA ; il s’agissait de faire passer les 6 reclus pour une équipe de cinéma canadienne, que leur producteur (l’agent de la CIA Tony Méndez) venait retrouver à Téhéran dans le cadre du tournage d’un film de science-fiction, Argo.
Cela suffit pour que les Inrocks présentent Argo comme "une malicieuse réflexion sur le cinéma". Méndez dit à ses compatriotes : "Toi tu seras le réalisateur, toi la décoratrice, toi le cameraman...", et voilà Argo élevé au même rang que Le Mépris et Ben Afflek transfiguré en théoricien du cinéma à l’égal d’un Godard ! Comme Affleck est un mauvais acteur, il faudrait nous faire croire qu’il est un réalisateur génial.
Mais il est difficile aujourd’hui de nous faire rêver sur Hollywood (le hasard fait que, cette semaine, ressort le film de F. Sojcher HH, Hitler à Hollywood, qui raconte comment les Américains ont failli avoir la peau du cinéma français, en s’appuyant sur les accords commerciaux draconiens signés avec L. Blum en 1947). Qui trouve-t-on dans la fine équipe constituée pour préparer un faux film Argo afin de rendre l’opération crédible ? Un réalisateur producteur vétéran, qui n’hésite pas à quitter sa somptueuse villa et sa piscine avec dauphin à jet d’eau, pour affronter le puissant syndicat des scénaristes, et un maquilleur spécialiste en masques et autres effets spéciaux, en train de tourner un peplum sur Ariane et le Minotaure. Et, pour faire la liaison entre notre équipe à Hollywood et notre équipe à Téhéran, un Ben Affleck en Tony Méndez, espion-producteur au charisme tel que, quand la caméra s’attarde sur son visage, on est saisi par le vertige du vide. Mais le plus agaçant, c’est que, avec sa carrure bodybuildée, il semble fait pour le rôle de Jason (qui dirigeait le navire Argo) et, à chaque nouvelle scène, on s’attend à le voir revêtir la jupette d’éphèbe des peplums ; et, chaque fois, on est étonné de le retrouver en costume civil.
C’est pourtant le thème hollywoodien qui va prendre toute la place, au point de gommer la réalité (les courageux Iraniens, martyrisés pendant plus de 25 ans par l’instrument des Américains, le Shah, se révoltant contre l’Empire et se moquant de lui) ;ou plutôt, même, de l’inverser. Les studios de Hollywood envahissent Téhéran qui devient la capitale de l’empire totalitaire de Dark Vador-Khomeini, une ville où se multiplient arrestations et exécutions arbitraires, où les pendus se balancent au bout de leur corde en pleine rue, où les petites filles pleurent, sur fond de foules hurlantes, brandissant constamment des pancartes menaçantes. Le minibus de Méndez, qui convoie les faux cinéastes, devient alors le vaisseau Argo qui trompe les Barbares, ou le vaisseau-soucoupe de Luke Skywalker en révolte contre la tyrannie.
Ben Affleck ose même une scène hallucinante d’inconscience ou de cynisme, où alternent la lecture, à Hollywood, du scénario d’Argo, et la lecture, à Téhéran, dans le cadre d’une conférence de presse, d’une déclaration du gouvernement iranien à l’adresse des Etats-Unis. Que peut-on penser de ces maîtres du monde pour qui un scénario de série B a même dignité que l’Histoire en train de se faire de la Révolution iranienne ?
Dei nos ut pilas habent, avait dit Sénèque à une autre époque tragique (les dieux s’amusent avec nous comme avec des balles) ; il semble que les Américains s’amusent avec le monde comme avec le décor d’un film ; dans cette optique, le sort des figurants (35 millions d’Iraniens) n’a aucune importance ; les producteurs ne se soucient que des héros (le groupe des 7 Américains malins et courageux).
Le dénouement clôt le film comme on referme un beau livre d’images : Méndez embrasse sa femme sur fond de bannière étoilée ondoyant dans le jardin ; puis on le voit dans la chambre de son fils, qui est tout un hymne à la consommation (comme toutes les chambres d’enfants de tous les films américains, depuis au moins E T) ; là , la caméra s’attarde sur les étagères remplies de figurines de Star Wars, les détaillant une par une, et on comprend qu’elles sont la forme héroïsée des acteurs de cette merveilleuse histoire !
Voilà l’histoire de la Révolution iranienne ramenée à ses justes proportions : elle aura permis d’ajouter un épisode à la saga. En temps normal, on pourrait se contenter de rire de ce navet prétentieux ; mais il est à craindre que cette revanche imaginaire contre l’Iran ne soit l’annonce d’une revanche plus brutale.
Rosa Llorens