Sánchez avait voulu de nouvelles élections pour renforcer ses positions, au lieu de quoi, il perd trois députés et rend le pays encore plus ingouvernable. Du reste, qui a gagné ? Tous les partis espagnols (sauf Podemos, qui reste dans l’ambiguïté, ni pour ni contre, bien au contraire) ont déclaré la guerre aux Catalans et ont transformé la campagne en une surenchère de menaces contre eux,reprenant les idées et la phraséologie franquistes. Cette guerre implique une dérive de la démocratie, qui ne concerne pas seulement la Catalogne, mais entraîne l’Espagne tout entière vers un régime de plus en plus autoritaire. Il semble que, hormis Vox, tout le monde a perdu.
Mais il serait illusoire, faussement rassurant, de rendre responsable de cette situation le nouveau parti d’extrême-droite Vox. La stratégie de la haine contre la Catalogne remonte à la fin du siècle dernier, (bien avant la déclaration d’indépendance de la Catalogne, le 1er octobre 2017), et a été lancée de deux côtés à la fois : depuis le PP et depuis les « Socialistes ».
Après le long règne socialiste de Felipe González, José María Aznar a décidé de reconquérir le pouvoir en unissant les Espagnols contre les Catalans. Son discours de haine lui a bien permis de gagner les élections en 1996, mais, paradoxalement, il n’a pu former de gouvernement qu’avec l’appui de Jordi Pujol, leader de CIU, le parti catalaniste de droite qui dirigeait alors la Catalogne. Par contre, en 2000, il obtenait la majorité absolue et n’avait plus aucune raison de mettre en sourdine la stratégie anti-catalane, poursuivie ensuite par Mariano Rajoy sous le nouveau gouvernement socialiste de Zapatero, qui avait promis aux Catalans de promulguer le nouveau Statut de Catalogne, négocié avec le gouvernement de Madrid, voté par les Catalans en 2006, mais jamais ratifié par Madrid.
Pendant ce temps, une nouvelle génération de militants du PSC, le Parti Socialiste de Catalogne, avait mis en route une stratégie géniale pour chasser du pouvoir les catalanistes : ceux qu’on a appelés les « capitaines », issus surtout de la ceinture industrielle et immigrée de Barcelone, (il s’agit d’immigrés espagnols,massivement installés là depuis les années 50-70), ont décidé de gagner les votes de ce secteur en attaquant les Catalans. Dès 1994, ils prirent le pouvoir au sein du PSC, marginalisant de plus en plus l’aile catalaniste, et réduisant le PSC à une situation de vassalité à l’égard du PSOE, qui se traduisit en 2000 par l’arrivée au pouvoir du premier (et jusqu’à présent seul) Président de la Generalitat (le gouvernement catalan) d’origine non catalane, José Montilla, qui inaugura une politique anti-catalane. Mais les Capitaines avaient ainsi joué les apprentis-sorciers : en réveillant et en rendant acceptable à gauche la haine anti-catalane, ils oubliaient une loi constante, celle qui veut qu’on préfère s’adresser à Dieu qu’à ses saints, et, donc, aux partis d’ADN nationaliste et xénophobe, le PP et, maintenant, Vox, plutôt qu’au PSOE.
Aussi cette campagne électorale a-t-elle vu droite et « gauche » espagnoles rivaliser d’extrémisme anti-catalan, mais, à ce jeu, ce sont les plus extrémistes qui ont gagné : Vox a plus que doublé son score des élections précédentes, en avril dernier.
Cette stratégie s’est traduite en particulier par un véritable harcèlement judiciaire, qui a fini par faire perdre la tête à Pedro Sánchez : tous les partis et institutions espagnols semblent être à l’affût de la moindre déclaration d’un parti, d’une organisation, d’un responsable catalan, pour trouver le moindre prétexte de dénonciation devant les tribunaux. C’est une véritable censure qui s’est ainsi instaurée. Ainsi, Elisenda Palluzie, Présidente de l’ANC (Assemblée Nationale Catalane), une institution de la société civile, a commenté les désordres qui avaient marqué les protestations contre le verdict du Tribunal Suprême contre les responsables du Référendum sur l’indépendance du 1er octobre 2017
en disant qu’ils contribuaient à « rendre visible le conflit » (entre Madrid et la Catalogne) sur le plan international : ce qui était une analyse objective de la situation a été dénoncé devant les tribunaux en tant que délit de « haine » et d’incitation à la violence. Qu’il soit illégal de faire des analyses défavorables au gouvernement, c’est la marque d’un régime totalitaire.
Autre exemple : Polònia est une émission phare de TV3, la chaîne nationale catalane ; chaque semaine, elle passe en revue l’actualité politique sur un mode satirique. Le 24 octobre, elle réagissait aux violences des Mossos d’Esquadra (la police catalane, reprise en main par Madrid à la suite du Référendum du 1er octobre), dans la répression des manifestations contre le verdict du Tribunal Suprême, par une parodie d’une chanson du groupe les Manel , « Boy Band », devenu « Poli Band », où elle faisait un jeu de mots entre « Mossos » (police) et « gossos » (chiens) : le Ministère Public (espagnol) a déposé plainte pour incitation à la haine et injures à l’égard de la Police, non seulement contre Polònia, mais même contre les Manel : apparemment, le Ministère Public ne s’était pas rendu compte que le rôle des membres du groupe était joué par des acteurs déguisés de Polònia ! Ce serait grotesque, si ce n’était pas aussi effrayant. Dans les années 90, Polònia avait pu se moquer sans problème de la Ministre de l’Intérieur catalane Montserrat Tura, en faisant un jeu de mots entre « Mossos de Tura » (les hommes de Tura) et « gossos d’atura » (chiens de bergers) : la situation de la liberté d’expression a bien changé depuis.
Mais le plus inquiétant, c’est les propos de Pedro Sánchez le 5 novembre,au cours du débat électoral entre tous les grands partis espagnols, se vantant qu’il ferait extrader Carles Puigdemont(Président de la Generalitat lors du Référendum) pour qu’il soit jugé : « De qui dépend le Ministère Public ? », demande-t-il. « Du Gouvernement espagnol ? » suggère un journaliste. « Exactement », confirme Sánchez. Devant la levée de boucliers des juges d’instruction, il a rectifié, mais on ne peut pas mettre sur le compte d’un simple lapsus dû à la fatigue l’ignorance d’un dogme fondamental de la démocratie, la séparation des pouvoirs, surtout quand la vice-présidente du Conseil, Calmen Calvo, menaçait de prendre des mesures contre la Belgique si elle n’acceptait pas d’extrader Puigdemont ! Il faut remarquer que c’est pour le même type de délit (intervention de l’exécutif auprès d’un pays étranger, l’Ukraine, pour faire poursuivre un adversaire politique) que les Démocrates usaméricains ont lancé une procédure d’impeachment contre Trump .
En Espagne, la confusion entre exécutif et judiciaire est totale : encore un garde-fou contre le totalitarisme qui saute ! On peut en ajouter un troisième : au lieu d’incarner l’unité de l’Etat espagnol, le Roi est devenu un facteur de division : comme les institutions judiciaires, il prend parti contre la Catalogne, dans la ligne de son discours du 3 octobre où il justifiait toutes les violences policières lors du référendum, et l’application de l’article 155 (qui remettait en cause l’autonomie de la Catalogne).
L’Espagne n’a-t-elle donc aucun problème (pas de crise économique, pas de chômage, pas de pauvreté de masse, des jeunes bien intégrés au marché du travail, confiants dans l’avenir, ce qui assure une démographie dynamique, un système éducatif et de santé performant ...) qu’elle se focalise ainsi sur les Catalans ? Au contraire, cette guerre est le symptôme d’un mal si profond que les responsables politiques espagnols ont renoncé à faire la moindre proposition : taper sur les Catalans suffit à leur rapporter des votes, inutile donc d’avoir une vision d’homme d’Etat. L’Espagne noire, impériale, est de retour : ne se consolant toujours pas d’avoir perdu leur empire (il n’en reste que les confetti des Canaries), les Espagnols veulent du moins régner despotiquement sur la dernière colonie : la Catalogne. Malgré les résultats de ces élections pour rien, Sánchez va peut-être bricoler un nouveau gouvernement ; mais l’avenir de l’Espagne est sombre.
Rosa LLORENS