« On a gagné » entonnent-ils tous en cœur. De Martin Bouygues aux PDG d’Alstom et de General Electric en passant par Bercy, Matignon ou l’Elysée, tous se réjouissent. Curieuse partie de cartes dans laquelle il n’y aurait aucun perdant. L’auto-satisfaction affichée d’Arnaud Montebourg, de Manuel Valls et de François Hollande paraît surréaliste aux fins connaisseurs du dossier tant cette affaire a été gérée, par le Gouvernement, dans l’improvisation permanente. La prudence est donc de mise car les lendemains risquent fort de déchanter. En effet, les conditions dans lesquelles s’est déroulée la vente d’une partie du groupe français sont troublantes…
Corruption
Le premier artisan du démantèlement d’Alstom est son PDG, Patrick Kron. Non seulement, il est personnellement intéressé à cette vente pour des raisons financières (voir HD 19/06), mais cette cession d’actifs à un groupe américain le protège des poursuites engagées par la justice américaine. Depuis juillet 2013, l’entreprise est accusée d’avoir versé des pots-de-vin à des hommes politiques indonésiens dans le cadre du contrat Taharan. Accessoirement la justice américaine poursuit d’autres investigations en Inde et en Chine. A l’instar de BNP Paribas, le groupe français est donc sous la menace d’une lourde amende qui pourrait se monter à 1 milliard d’euros ; Patrick Kron pourrait être personnellement poursuivi, comme l’ont déjà été ses collaborateurs. Selon un proche du dossier : « Ce risque a beaucoup pesé dans le choix du PDG d’Alstom à titre personnel, soucieux de réduire une amende qui sera beaucoup mieux gérée par une entreprise américaine » C’est peu de dire que Patrick Kron s’est battu pour que General Electric remporte la mise.
Manipulation ?
Pour vendre, il fallait d’abord convaincre les actionnaires. Comment ? En leur faisant miroiter une belle plus-value… Le 21 janvier 2014, à l’occasion de la publication des résultats du 3ème trimestre Patrick Kron lance un avertissement qui inquiète la communauté financière ; il annonce une « destruction de cash » au second semestre, un critère clef pour les analystes financiers. Une annonce d’autant plus troublante qu’il est inhabituel de communiquer sur ces résultats-là à l’occasion de résultats partiels. Conséquence immédiate : en deux semaines le cours chute de 33% et passe à 20 euros ! Quand GE promet de payer 33 euros l’action, cela assure un beau pactole aux actionnaires d’Alstom en cas de vente au groupe américain. Le 7 mai, le groupe publie ses résultats annuels et… surprise, il n’y a pas de destruction de cash sur ce fameux second semestre mais bien une création de cash de 340 millions d’euros ! Est-ce une simple erreur comptable arrivée fort à propos ? Interrogée pour savoir si le titre Alstom était sous surveillance et s’il y avait une enquête en cours, l’Autorité des marchés financiers (AMF) répond : « l’AMF fait son travail habituel de suivi et de surveillance en particulier sur les valeurs significatives ou dès lors qu’une valeur connaît un mouvement inhabituel. L’AMF ne communique jamais sur les ouvertures d’enquête. » Fermer le ban.
Martin Bouygues et le royaume d’Ubu
Après l’avertissement du 21 janvier le groupe Bouygues, actionnaire majoritaire d’Alstom à hauteur de 29,4%, avait été obligé de déprécier d’1,4 milliard la valeur de son portefeuille Alstom dans ses comptes. Une dépréciation virtuelle puisque comme le dit l’adage : « pas vendu, pas perdu. » Mais depuis trois ans, Martin Bouygues souhaitait vendre cette participation qu’il avait achetée à l’Etat en 2006 pour une valeur d’environ 2 milliards d’euros contre 20% d’Alstom. L’arrivée de GE dans le jeu représente une aubaine pour lui. Il négocie donc en catimini avec le groupe américain la vente de toutes ses actions pour un montant de 3,6 milliards d’euros (voir HD 19/06). En huit années d’actionnariat Martin Bouygues aurait donc gagné une belle plus-value, à ajouter aux 500 millions de dividendes déjà perçu. Une très belle affaire.
Mais voilà que l’Etat décide, sans crier gare, d’entrer à nouveau au capital d’Alstom et de racheter les actions qu’il lui avait vendues quelques années plus tôt ! Un vrai jeu de bonneteau. Problème, Arnaud Montebourg ne peut pas se permettre d’offrir le même prix que GE, il veut acheter au prix du marché soit 28 euros l’action. Après un week-end de bras de fer en coulisses, les deux hommes sortent de leur bataille à fleuret moucheté avec la décision la plus abracadabrantesque possible. Bouygues prête ses actions à l’Etat en attendant que ce dernier les lui rachète au fil de l’eau et au prix fort, c’est-à-dire au prix offert par GE soit 35 euros l’action ! Bouygues a gagné d’autant plus facilement que le Ministre de l’Economie a oublié de négocier avec le patron de TF1 avant d’annoncer le rachat des actions par l’Etat… Une situation ubuesque qui montre le degré d’improvisation du Gouvernement et sa méconnaissance des arcanes boursiers. En prime, le Conseil d’Administration d’Alstom au sein duquel siègent un certain nombre de Bouygues boys, s’apprête à distribuer généreusement des dividendes avec les 7,3 milliards d’euros de la vente. Question à plusieurs millions, qui devrait recevoir les dividendes ? L’Etat heureux propriétaire momentané des actions Bouygues ou le groupe Bouygues à qui les actions n’ont pas encore été payées ? Selon l’AMF : « l’emprunteur dispose de l’attribut de la propriété, sauf disposition contraire. » En clair, l’Etat devrait percevoir les dividendes sauf si ces fameux dividendes ont fait partie de la négociation et que Bouygues ait encore gagné cette partie. Pour l’instant, ce point n’a pas été rendu public. Affaire à suivre…
Pour qui sonne le glas ?
Le principal négociateur de ce dossier chargé de défendre les intérêts de l’Etat est David Azema, le patron de l’Agence des participations de l’Etat (APE). Cette agence est placée sous l’autorité conjointe du ministre de l’Économie et du ministre des Finances. Or David Azema, vient de signifier à Bercy qu’il souhaitait quitter son poste actuel pour aller diriger le bureau français de Bank of America et prendre la place de Laurence Boone qui est, elle, devenue conseillère économique de François Hollande. Or, cerise sur le gâteau, Bank of America est une des banques conseil d’Alstom ! C’est ce qu’on appelle un conflit d’intérêt majeur ; pourtant Michel Sapin comme Arnaud Montebourg, qui ne peuvent ignorer cette situation, n’ont pas jugé bon de la dénoncer. Vous avez aimé l’affaire Bygmalion, vous allez adorer l’affaire Alstom…
Leslie Varenne
SOURCE : L’Humanité-Dimanche (n°418, 26 juin - 2 juillet 2014)