Le vendredi 11 janvier au soir, le Médef et la CFDT signent un « accord sur l’emploi ». « Un tournant majeur du quinquennat de François Hollande », salue Libération, « une première victoire sur la scène nationale », une « négociation [qui] apporte une bouffée d’air au dialogue social dans un pays au bord de l’asphyxie », etc.
Laurence Parisot, aux anges, déclare que « ce soir, les partenaires sociaux ont placé la France en haut des standards européens en matière de marché du travail et de relations sociales », que c’est un « accord historique parce que son contenu est profondément innovant, parce qu’il couvre un champ très large de la vie du travail, de la vie sociale, parce qu’il va transformer la gestion des ressources humaines ».
Pourquoi la patronne des patrons jubile-t-elle ainsi ? Parce que ce texte va « déjudiciariser la procédure de licenciement ». Et donc les faciliter. Ce qui est une priorité, c’est logique, dans un pays qui compte - officiellement - plus de trois millions de chômeurs, plus 10% en un an.
Je repense, alors, à Nicolas Doisy
C’est le « chief economist » de Cheuvreux, une société de courtage qui conseille 1 200 « investisseurs institutionnels », des fonds de pension anglo-saxons. Nous l’avions rencontré l’an dernier, juste avant la présidentielle. Dans notre journal (n°55), à la radio avec Là -bas si j’y suis et en vidéo avec Les Mutins de Pangée, nous avions fait connaître « le plan de bataille des financiers ».
Dans une note, il prédisait :
« La nécessité d’une libéralisation du marché du travail est le résultat direct d’une appartenance de la France à la zone euro, aussi ne peut-on avoir l’une sans avoir l’autre. Avec l’Allemagne qui a libéralisé son marché du travail récemment (et l’Espagne et l’Italie qui suivent maintenant), François Hollande n’aura guère de choix. »
A l’oral, il se montrait plus précis :
« Aujourd’hui, le modèle français, le modèle du fameux CDI, est en train d’arriver en bout de course. Le CDI tel que nous l’avons connu, nous ne le connaîtrons plus, normalement. Le prochain président de la République, quel qu’il soit, va devoir faire ce travail », « permettre une plus grande flexibilité », « réduire substantiellement un grand nombre de garanties dont bénéficient les titulaires de CDI », etc.
Ce samedi 12 janvier au matin, me vient cette curiosité : était-il aussi satisfait que le Médef ? Je l’appelle et laisse un message à sa secrétaire.
Je lui envoie un courriel, aussi :
« Est-ce que l’accord sur la "flexisécurité" correspond bien à vos attentes sur "la fin du CDI, tel qu’on le connaît" ? La présidence de François Hollande, dans l’ensemble, répond-elle à vos attentes ? »
Il m’adresse une assez longue réponse. Mais mentionne - en majuscules :
« JE NE SOUHAITE PAS QUE CES LIGNES SOIENT REPRISES D’UNE QUELCONQUE FACON DANS UN QUELCONQUE MEDIA OU SITE INTERNET ».
On résumera donc : il est content. C’est un pas dans la bonne direction. Même si, d’après lui, il faut encore aller plus loin.
Je repense, aussi, à Corinne Gobin
C’est une politologue belge, qui étudie, notamment, le discours de la Confédération européenne des syndicats (CES) - dont la CFDT est un membre historique.
En visite à Bruxelles, elle m’avait expliqué d’où venait tout ce baratin de « dialogue social » et de « partenaires sociaux ». Ca date des années 80, de Jacques Delors, un chrétien « de gauche », proche de la CFDT. Et là , je recopie un extrait de ses publications scientifiques :
« De nombreuses stratégies furent déployées par la Communauté européenne en vue de créer un large soutien au projet de "Marché unique" . » Et notamment « un nouveau lexique qui accompagnait, décrivait, justifiait et donnait sens au projet de "grand marché" . » Ainsi de « dialogue social, partenaires sociaux, cohésion sociale, dimension sociale du marché intérieur, Europe sociale, modèle social européen »...
Ces mots, et les idées qu’ils portent, d’abord lancés par la Commission, ont essaimé dans le discours syndical. à son congrès de 1985, la CES résistait encore : son rapport d’activité stipulait que la Confédération n’était pas prête « à se laisser imposer une politique de régression systématique, que ce soit sous les vocables de flexibilité, de compétitivité ou tout autre terme qui peut encore être inventé ». Et, de fait, toutes ces expressions étaient totalement absentes des résolutions. Dix ans de delorisme plus tard, en 1995, ces « vocables » sont adoptés, les délégués de la CES en ont plein la bouche : « compétitivité » (11 fois), « flexibilité » (7 fois), « partenaires sociaux » (24 fois), « dialogue social » (10 fois), « cohésion » (9 fois)… Et la « politique de régression systématique » semble se répandre :
« Le rôle de l’Union, explique la résolution générale de la CES, doit être de stimuler l’essor et la modernisation de l’industrie et des services européens en renforçant leur compétitivité et en recherchant la qualité globale. » Une décennie : de l’hostilité à l’acceptation, le chemin ne fut pas si long. « Et le pire, sans doute, conclut la chercheuse, c’est que ces raisonnements, ce lexique, ces reculades se propagent depuis la CES jusque dans ses syndicats membres. Vous allez retrouver, dans les discours de la CFDT, de FO, le vocabulaire de la Commission : formation tout au long de la vie, partenaires sociaux, etc. »
Je repense, enfin, à Jean-Claude Feite
C’est un ancien militant de la CFDT à Longwy, du temps où coulait l’acier. Quand je passe chez lui, il cite souvent cette phrase, avec une fureur lassée : « Il faut retirer les hauts fourneaux de la tête des sidérurgistes lorrains. »
C’est une maxime de Jacques Chérèque, un « ouvrier devenu ministre », comme le titre le bulletin de la CFDT, et sa carrière fulgurante renseigne sur l’éternelle prime aux renégats. Ce cadre cédétiste a vécu Mai 68, en Lorraine, comme « une partie de plaisir, la fiesta partout, la grande euphorie démocratique » - nous informe son autobiographie. Permanent de la CFDT, il participe, en 1973, à « l’affaire Lip », pendant laquelle les ouvriers occupent leur usine et prennent en charge la production. « L’autogestion est le thème à la mode », commente-t-il. Mais à la fin des seventies, la « mode » bouge et Jacques Chérèque avec : dans sa région, contre une CGT combative, il se fait le chantre du « réalisme », de la « restructuration », « des solutions de remplacement ».
Et là , en 1984, « coup de théâtre » écrit le périodique (mais en est-ce vraiment un ?) : le voilà préfet délégué pour le redéploiement industriel en Lorraine, nommé par Laurent Fabius. Les grands esprits se rencontrent. Quatre ans plus tard, sous Rocard, il est promu secrétaire d’état à l’Aménagement du territoire et à la Reconversion industrielle. Avec les résultats qu’on sait pour la « reconversion industrielle ». En revanche, côté « reconversion personnelle », tout se passe bien : il sera élu conseiller général et conseiller régional, socialiste ça va de soi. Son fils François a pris la relève.
Aussitôt signé « l’accord sur l’emploi », Chérèque junior entre au service du gouvernement, intègre l’Inspection générale des affaires sociales, hérite d’une mission sur la pauvreté. Juste rétribution, pour services rendus à ses alliés socialistes.
Une belle leçon pour les travailleurs : « Mon Dieu, gardez-moi de mes amis, quant à mes ennemis je m’en charge »...
François Ruffin
Fakir, bimestriel. 32 pages, 3 euros
http://www.youtube.com/watch?v=osdy0cAkxU0&feature=youtu.be
http://www.fakirpresse.info/