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Travail et souffrance

J’ai été plutôt surpris par l’attitude de nombre de mes collègues universitaires lors de la lutte contre la loi LRU. Dans un passé récent, les enseignants avaient pu se mobiliser autour de deux causes importantes : la contre-réforme des retraites en 2003 et la lutte contre le CPE en 2006.

L’inique CPE avait été remballé par de Villepin, tandis que son non moins inique CNE était condamné par les juridictions internationales compétentes. Si les étudiants ont pu faire reculer le gouvernement de Chirac, c’est parce qu’ils ont lutté en masse, et parce qu’ils ont été effectivement secondés par des enseignants, certes minoritaires, mais déterminés et solidaires. Les collègues ayant soutenu les étudiants n’étaient pas directement concernés par la forfaiture du CPE. Leur solidarité fut à la fois juste et largement désintéressée.

Ce qui m’a frappé, c’est qu’alors que mes collègues étaient directement concernés par la LRU, ils furent moins nombreux à manifester que lors du mouvement anti-CPE. La grande majorité des présidents d’université (ou de ceux qui aspirent à le devenir) se sont naturellement ralliés à la LRU qui leur donne plus de pouvoir et - appelons un chat un chat - des feuilles de paye plus conséquentes (lorsqu’ils se rencontrent de manière informelle, ils ne parlent que de cela). Des collègues de ma génération, épuisés par des dizaines d’années de luttes vaines, ont fini par se résigner, certains honnêtement en disant qu’ils n’en pouvaient plus de lutter, d’autres moins franchement en parant la loi de vertus insoupçonnées. Quant aux jeunes collègues qui n’ont pas bougé le petit doigt ou qui se sont montrés horrifiés par les occupations d’établissements (qu’auraient-ils dit lors de la prise de la Bastille ?), beaucoup ont pensé que, sous Sarkozy, mieux valait faire le dos rond, oubliant que l’histoire ne repasse jamais les plats. Ceux qui ont estimé qu’ils s’en sortiraient individuellement ont osé un pari stupide. Casinos (ce n’est pas un hasard si un propriétaire de casinos est ministre de la République : les citoyens vont de plus en plus être conduits à jouer avec leur carrière et leur retraite comme au casino), fonds de pensions, contrats sont les ingrédients de la stratégie de la classe dominante mondiale depuis une trentaine d’années.

Mais je crois que ce qui rassemble tous ceux qui ont reculé, c’est une réelle souffrance personnelle, un problème hautement estimable qu’on ne saurait balayer d’un revers de la main. Je voudrais réfléchir sur ce point en m’aidant du livre de Christophe Dejours, Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale (Paris, Le Seuil 1998). Dejours est professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers et dirige un laboratoire de psychologie du travail. En exergue de son livre, Dejours laisse à Hannah Arendt (dans Crisis of the Republic, 1969) le soin d’expliquer dans quelles circonstances les individus finissent par se révolter : « C’est seulement au cas où l’on a de bonnes raisons de croire que [les] conditions pourraient être changées, et qu’elles ne le sont pas, que la fureur éclate. Nous ne manifestons une réaction de fureur que quand notre sens de la justice est bafoué ; cette réaction ne se produit nullement parce que nous avons le sentiment d’être personnellement victimes de l’injustice, comme peut le prouver toute l’histoire des révolutions, où le mouvement commença à l’initiative de membres des classes supérieures qui conduisent à la révolte des opprimés et des misérables. » Ce qui signifie, a contrario, que lorsque ces membres éclairés de la bourgeoisie se résignent ou passent avec armes et bagages dans le camp adverse, les dominants peuvent se frotter les mains.

La guerre que, depuis la fin des "Trente Glorieuses", la bourgeoisie internationale et ses relais politiques, sociétaux et médiatiques mènent contre les classes laborieuses du monde entier, a ses vainqueurs. François Pinault, troisième fortune de France, est le fils d’un petit marchand de bois et paysan. Il a fait fortune en spéculant sur le sucre en 1974. Dès lors, l’homme d’affaires n’a connu que félicité. En 1981, après la victoire de François Mitterrand, Bernard Arnault, réfugié politique d’un nouveau genre, fuit aux États-Unis. Cet émigré de Coblence revient en France trois ans plus tard, reçoit des subventions du gouvernement socialiste de Laurent Fabius et, contre la promesse de ne pas licencier, il met la main sur le groupe Boussac. De cet empire en pleine déconfiture, Arnault ne conserve que Christian Dior et Le Bon Marché. En 2006, Arnault a gagné l’équivalent de 27000 années de Smig. Lorsqu’en 1981, Vincent Bolloré achète l’entreprise familiale de papier pour un franc symbolique, il est propriétaire d’une entreprise qui vaut un franc… Il est désormais la 450ème fortune mondiale. D’avoir acheté la Société Française de Production privatisée pour un quinzième de sa valeur a aidé. D’avoir, comme employé " Afrique " , Michel Roussin, ancien ministre de la Coopération, malencontreusement mis en examen pour financement occulte du RPR, aussi.

Les idéologues dominants présentent la souffrance comme naturelle dans la mesure où la guerre économique, non pas entre les grandes puissances entre elles (a-t-on vu les capitalistes chinois mettre en péril la classe dominante des États-Unis et vice versa ?), mais entre les classes sociales, est qualifiée d’inévitable. Et c’est bien ce torrent idéologique qui favorise l’acceptation, par le plus grand nombre, de la souffrance, tandis qu’une minorité n’a aucun état d’âme à infliger cette souffrance. Pour Dejours, notre consentement, même teinté de répugnance, permet à ce système inique de fonctionner, et donc de créer une souffrance encore plus pénible.

Les enfants du baby boum sont la dernière génération qui a pu mieux vivre que la génération qui l’a précédée. Les enfants des enfants du baby boum constituent la première génération qui, globalement, vivra moins bien que celle de ses parents. La conséquence sur le rapport au travail, comme l’analyse Dejours, c’est que la souffrance s’accroît « parce que ceux qui travaillent perdent progressivement l’espoir que la condition qui leur est faite aujourd’hui pourrait s’améliorer demain ». On ne travaille plus pour vivre, pour vivre mieux, pour ses enfants, ni même pour gagner son pain. On travaille pour travailler, et pour survivre.

Le travail est devenu une malédiction nécessaire. En même temps, dans la mesure où il se raréfie et se précarise, il est sanctifié (même s’il peut être dévalorisé) comme au XIXè siècle puisqu’il est redevenu l’étalon de toute chose (voir le slogan imbécile « travailler plus pour gagner plus »), au point que les victimes totales du système (les chômeurs de longue durée, les mendiants, les clochards) n’apparaissent plus comme les victimes d’un système fondamentalement injuste, mais, à la rigueur, comme ses ratés (aux sens moral et motoriste du terme). Pourquoi donc, demande Dejours, « le discours économiciste sur le malheur » pour qui la cause du malheur est dans la victime du malheur, rallie-t-il une majorité de nos concitoyens en les empêchant de se révolter, ou alors en les faisant se tromper de cible ? Comme, par exemple, ces jeunes des banlieues qui s’en prennent à des bâtiments scolaires ou ces paysans qui incendient des bureaux du Trésor Public. « L’adhésion à la cause économiciste », explique Dejours, fonctionne aussi « comme une défense contre la conscience douloureuse de sa propre complicité, de sa propre collaboration et de sa propre responsabilité dans le développement du malheur social. »

Dejours pense que, depuis trente ans, ce n’est pas seulement le taux de chômage qui a changé, mais toute la société dans ses réactions aux difficultés, à la souffrance. Les salariés s’indignent, se mobilisent beaucoup moins et se sentent moins solidaires. En revanche, ils font davantage preuve de modération, de circonspection et de résignation. Le contexte économique (appauvrissement relatif du plus grand nombre) et politique (pas un jour sans une « réforme » scélérate) explique qu’au lieu d’agir, les travailleurs ne peuvent plus que réagir. La balle est en permanence dans le camp de la classe dominante. Malheureusement, on ne saurait surestimer la force de cette réaction : le dernier mouvement de masse non sectoriel fut les grèves de novembre-décembre 1995, une défense des services publics, non une lutte pour un mieux-être. Il y a douze ans, déjà . Nous sommes donc dans un processus de banalisation de l’injustice, où la dénonciation - quand elle existe - agit sur la société comme un cautère sur une jambe de bois : elle nous familiarise avec le malheur.

En vingt-cinq ans, en gros depuis le tournant socialiste de la rigueur de 1982-83 (ce tournant avait commencé avant l’arrivée de Fabius à Matignon), la classe dominante est parvenue à faire disparaître de la scène publique le monde du travail. D’abord en mettant des centaines de milliers de gens au chômage. Je me souviens être allé en 1989 à Longwy, chez un collègue enseignant. Dans cette rue d’une centaine de maisons, mon ami était le seul à avoir un emploi normal. Tous les autres hommes (ne parlons pas des femmes) étaient soit en chômage total, soit en chômage partiel, soit en préretraite. Pour survivre psychologiquement (le matériel était à peu près assuré), ils travaillaient tous au noir, les uns chez les autres. Huit ans après l’arrivée d’un président socialiste au pouvoir ! Depuis, la famille Mittal, patronne de la sidérurgie lorraine, a touché cette année 635 millions d’euros de dividendes.

Dans la représentation qu’offrent les médias de la société française, les travailleurs de peine n’existent plus : ouvriers du bâtiment (la plupart en sous-traitance), ouvriers du nettoiement, des industries automobiles, des industries chimiques, de l’agro-alimentaire, du textile, de tous ceux qui évoluent au contact de l’amiante (j’ai découvert le mot amiante en anglais, alors que je ne connaissant pas le vocable français, lors de mon premier séjour en Angleterre il y a quarante-six ans : j’étais entouré par l’amiante en France et je ne le savais pas, tandis que ce produit était interdit outre-Manche). Ces travailleurs souffrent physiquement, et ils sont rejoints dans leur souffrance par tous ceux qui souffrent psychiquement.

A la base de la souffrance qui nous concerne ici il y a la peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas donner satisfaction, de ne jamais être reconnu en tant que producteur d’un travail de qualité. Ces caractéristiques négatives empêchent la construction de l’identité de l’individu en tant que travailleur. La tolérance de cette souffrance par la société débouche sur la solitude de celui qui souffre, donc sur des conduites de repli, de démarches individualistes et, rapidement, sur la fin des luttes solidaires. Voilà une des causes importantes de la désyndicalisation depuis trente ans. Récemment, un collègue universitaire de ma génération déplorait devant moi que de nombreux jeunes enseignants eussent les dents très longues. Je lui répondis que la nature humaine n’avait pas changé du jour au lendemain, mais que ces comportements étaient engendrés par un système reposant, en particulier depuis la loi de 1984, mais plus encore avec la LRU, sur l’individualisme, la compétition, l’urgence et la publicité de soi-même.

Dans les années quatre-vingt, la classe politique (souvenons-nous du Premier ministre Michel Rocard) a produit un discours sur « l’entreprise citoyenne ». Billevesée que cela ! Les travailleurs se sont alors trouvés pris au piège d’un véritable "double bind" : le lieu de souffrance et d’injustice était officiellement susceptible d’engendrer des promesses, nous dit Dejours, « de bonheur, d’identité et de réalisation pour ceux qui sauraient s’y adapter et apporter une contribution substantielle à son succès et à son " excellence " ». Pour être efficace, pour se fondre dans le moule, le travailleur devait désormais être polarisé moins par l’acte productif que par l’organisation, la gestion. J’habite à Toulouse dans un ensemble où résident de nombreux anciens de l’Aérospatiale (une entreprise très rentable avant la privatisation, Power 8, etc.). Ces anciens m’ont raconté comment, en moins de vingt ans, des dizaines d’ingénieurs, qui avaient débuté au temps de la planche à dessins, sont devenus, par la force des choses, administratifs et gestionnaires. L’un des sens du verbe anglais " to manage " est " organiser " . On ne s’étonnera donc pas que, dans le discours néolibéral, le thème de l’organisation, selon Dejours, ait pu supplanter celui de la production du travail. A quoi servent donc les organisateurs, si ce n’est à faire travailler davantage, mieux et plus vite ceux qui ont du travail ? Pour ceux qui n’ont pas de travail, existe, depuis le début des années quatre-vingt, la " solidarité " . Entre ces deux catégories, il y a une masse - qui gonfle chaque jour davantage, de délocalisés de l’intérieur (bien plus nombreux que les délocalisés de l’extérieur) : travailleurs en sous-traitance, travailleurs à temps partiel, contrats à durée déterminée, travail au noir, ateliers clandestins, petits boulots (pardon : jobs). Bref, des situations qui ne peuvent engendrer que de l’angoisse et de la souffrance.

La précarité tire les conditions de tous les travailleurs vers le bas. On l’a vu tout de suite à France Télécom quand le recrutement de contractuels eut des conséquences néfastes sur les conditions de travail des fonctionnaires. C’est dire que, très bientôt dans l’Université française, les fonctionnaires vont pâtir dans leur quotidien du recrutement de contractuels. Les jeunes collègues qui n’ont pas bronché pendant la lutte contre la LRU, ou encore ceux qui ont consciencieusement cassé le mouvement des étudiants s’en rendront compte sans tarder. S’ils ne se sont pas battus, c’est justement parce qu’ils étaient, pour beaucoup, en souffrance. Une souffrance qu’ils nient pour eux-mêmes, et pour les autres, à laquelle ils donnent une explication rationnelle. Selon le sociologue allemand Wolfgang Sofsky, auteur des remarquables Die Ordnung des Terrors (L’Ordre de la terreur, un ouvrage sur les camps de concentrations) et Das Prinzip Sicherheit (Le Principe de sécurité), « la misère ne rassemble pas, elle détruit la réciprocité ».

Ceux qui tentent de lutter contre cet état de fait se heurtent en premier lieu à l’idéologie dominante : comme des saumons, ils doivent remonter le courant du flot d’idéologie libérale déversée chaque minute par la quasi-totalité des médias et des politiques. Ils doivent également prendre en compte leur propre situation matérielle : une hôtesse de caisse de supermarché travaillant aux deux-tiers du temps normal (« travailler plus pour gagner plus… ») y regardera à deux fois avant de se mettre en grève. Ils doivent enfin affronter - et c’est une cause très importante de souffrance - le regard de l’Autre, principalement celui du collègue qui ne veut ou ne peut pas lutter. Là sont les chaînes des travailleurs, qu’ils se battent ou non. En fin de compte, explique Dejours, « l’intolérance affective à sa propre émotion réactionnelle conduit le sujet à s’isoler de la souffrance de l’autre par une attitude d’indifférence - donc de tolérance à ce qui provoque sa souffrance ». Lorsque je résidais en Côte d’Ivoire, la première fois que j’ai vu un enfant poliomyélitique, incapable de se tenir debout, assis en plein soleil au beau milieu du carrefour le plus passant d’Abidjan, mendier au ras des pots d’échappement, j’ai failli vomir. J’ai vécu onze ans dans ce pays et, vers la fin de mon séjour, je ne remarquais même plus ces gosses quand je me rendais en ville en voiture.

La droite a introduit, dans tous les domaines, la culture du résultat. Si l’on peut être sensible au fait qu’un modèle de voiture fonctionne bien, on peut également décréter qu’une personne est guérie lorsqu’on a cassé le thermomètre. La culture du résultat a pour effet de nous maintenir à l’extérieur des processus, sans connaissance et sans prise sur le réel. Lors de la dernière campagne présidentielle, le Parti socialiste a recruté des dizaines de milliers de nouveaux adhérents. Résultat magnifique. Il les a très vite perdus dès lors que ces militants nouvelle manière ont ressenti qu’ils avaient pris la carte d’un parti politique comme ils auraient acheté un billet de loto (toujours le casino !). Dans une autre sphère, une compagnie privée jouira d’une grande estime parce qu’elle est bien cotée en bourse, pas parce que ses salariés sont correctement rétribués. La culture du résultat s’est engouffrée à l’occasion de la disparition du discours ouvrier, un discours dialectique qui montrait les tenants et les aboutissants, les reculs et les avancées, les avancées dues aux reculs, les reculs dus aux avancées (les fameux effets pervers), un discours qui tenait compte du facteur humain. L’université française, de droite et décomplexée, met, elle aussi, en avant les résultats. Seuls comptent, dans le contexte d’un alignement sur les méthodes de la gestion du secteur privé, les données quantitatives : le nombre de thèses soutenues, le montant des subventions que reçoivent les labos, le nombre d’étudiants par filières et, surtout, le fameux classement de Shanghai dont les idéologues libéraux de la Conférence des Présidents d’Universités font semblant d’oublier que les critères qui président à ce classement sont, pour la plupart, d’inspiration néolibérale. Dans ce contexte, l’universitaire en souffrance n’a aucune chance. Il devra, comme les travailleurs du privé, adapter sa production à la demande de la marchandisation du savoir. Qu’aurait fait Lévi-Strauss s’il avait dû, au terme de son voyage chez les Guayacourou, présenter une affiche, un "poster" , comme on dit chez les scientifiques, parce qu’"affiche" , ça fait vraiment réclame, s’il avait dû se concentrer sur la visibilité, la lisibilité, l’image ?

La culture du résultat, c’est aussi la culture de l’immédiateté, la fin de l’histoire. Raison pour laquelle, chaque fois que c’est possible, les entreprises se débarrassent des employés d’âge mûr, certes parce que leurs salaires sont, comparativement, trop élevés, mais aussi parce qu’ils sont la mémoire du travail. Comme dans la culture du résultat, la fin compte plus que les moyens, l’expérience n’est pas recommandée, ce qui est également une source de souffrance.

Une des raisons pour lesquelles la pensée et la pratique néolibérales dominent de manière durable est que tout ce qui est scandaleux, excessif, impensable devient la norme. Ainsi, avec l’aide de telle grande centrale syndicale, on banalise le travail de nuit pour les femmes, au nom de l’égalité hommes/femmes. Ce qui était exceptionnel (obliger des travailleurs à dormir le jour) devient normal. Un licenciement massif - n’oublions pas la culture du résultat, donc ne pensons pas aux drames humains que recouvrent des dégraissages - est accepté au nom du progrès. L’immonde vocable " dégraissage " ne fait d’ailleurs même plus hérisser le poil. Banalisation, normalisation font camper les travailleurs sur des positions de défense, de repli : on se tait, on accepte le fait accompli, c’est pire au Burundi, il ne faut pas se faire remarquer.

Christophe Dejours dresse une typologie de l’acceptation. Selon lui, les "pervers" sont ceux qui « présentent une particularité du fonctionnement des instances morales (surmoi, idéal du moi, conflit entre moi et surmoi, etc.), en vertu de laquelle un arrangement permet au sujet de fonctionner, à la demande selon l’un ou l’autre des deux registres antagoniques - l’un qui est moral, l’autre qui ignore la morale, sans communication entre les deux modes de fonctionnement (topique du clivage du moi). Les paranoïaques sont au contraire pourvus d’une rigidité morale maximale par rapport à toutes les autres structures de personnalité décrites en psychologie.[…] ils sont souvent retrouvés au poste de commandement, en position de leaders de l’injustice, commise toutefois au nom du bien, de la nécessité, de l’épuration, de la juste sévérité [oh, l’ordre juste de Ségolène Royal !] et d’une rationalité dont seules les prémisses sont erronées. Pervers et paranoïaques sont les agents de l’injustice infligée à autrui. Ce sont eux qui conçoivent le système ». Sous Pétain, ils étaient les chefs de la collaboration.

Revenons un instant sur l’accord du 11 janvier 2008 signé par le patronat et toutes les confédérations syndicales, à l’exception de la CGT. Qu’ont accepté les signataires - dont je ne dirais pas qu’ils sont vendus mais acquis - en matière de souffrances à venir ? D’abord, le principe de l’utilité, donc du bien-fondé des emplois précaires. L’idée que ne pas pouvoir licencier en toute liberté porte atteinte à l’embauche. L’acceptation du remplacement des diplômes nationaux par un relevé de compétences individuelles (comme le " passeport de formation " ) grâce auquel le futur salarié testera, auprès des patrons, son " employabilité " (pour utiliser le vocable honteux popularisé par Tony Blair). La fin du contrat d’apprentissage comme contrat de travail. L’acceptation de l’individualisation du chômage (le salarié n’est pas victime d’un plan de licenciement décidé par un fonds de pensions d’Ottawa, il est victime de sa rigidité, de son incompétence). L’acceptation de l’allongement de la période d’essai. Le démantèlement progressif des statuts par le recrutement de plus en plus massif de contractuels dans le public. La possibilité par les patrons de modifier de manière unilatérale les contrats de travail dans l’entreprise. Un accès plus difficile aux prud’hommes. Des licenciements sans motif et sans recours légal par le biais de la "rupture conventionnelle" ou "à l’amiable" . Des " contrats de projets " autorisant un licenciement sans motif pendant trois ans. La non-responsabilité de l’employeur pour les licenciements pour cause de maladie. Une plus grande difficulté à faire reconnaître les faits de harcèlement. L’indemnisation individualisée du chômage. Des salariés à leur compte, sans durée légale du travail, sans SMIG.

Les travailleurs devront accepter la flexibilité comme norme. La force de travail sera une marchandise comme une autre. Le salarié ne sera payé que durant les périodes où il travaillera, où il aura produit de la valeur.

Avec une telle législation, on peut s’attendre à ce que certains en fassent souffrir d’autres au nom du principe de réalité. Ils accepteront plus que jamais de préparer des charrettes, de faire " le sale boulot " , d’appliquer le droit de manière restrictive, d’évaluer au nom de critères néolibéraux. Et ils refouleront, parce que tout cela est insupportable.

Un cas limite du travail qui « doit être fait » est longuement décrit par Éric Conan dans son remarquable et très poignant ouvrage Sans oublier les enfants. Dans les jours qui ont suivi la rafle du Vel d’Hiv de juillet 1942, 3500 enfants de deux à seize ans ont été parqués dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, de juillet à septembre, sous la garde de gendarmes français. Non seulement, ces gosses furent presque tous déportés et exterminés à Auschwitz, mais les autorités françaises les séparèrent de leurs mères en leur faisant croire qu’ils les retrouveraient un peu plus tard dans des villages d’accueil. Dans le lot, un seul gendarme se conduisit de manière un peu humaine en cachant l’évasion d’un enfant. La population ne broncha pas (certains habitants dénoncèrent des enfants évadés). Le jeune sous-préfet (le premier beau-père de Caroline de Monaco, élu gaulliste pendant des années) regarda ailleurs.

Christophe Dejours aborde longuement ce qu’il appelle la banalité et la banalisation du mal, la tolérance croissante au malheur, concomitante d’une reprise, par la majorité des citoyens, des stéréotypes explicatifs de la guerre économique et, finalement, de l’acceptation de l’enrichissement de quelques-uns et de l’appauvrissement du plus grand nombre. Ce plus grand nombre est, depuis trente ans maintenant, sur la défensive, de manière individuelle ou collective. Les stratégies de défense doivent être repensées régulièrement, ce qui est également source de souffrance, chaque fois, en tout cas, que la classe dominante exige de nouvelles vagues de « réformes de structure ». Ainsi, l’accord de janvier 2008, mentionné plus haut, obligera les syndicats, mais aussi chaque travailleur pris isolément, à repenser complètement leurs défenses, leurs stratégies de luttes frontales, de contournement, d’évitement, etc.

Dans Les naufragés et les rescapés, Primo Levi expliquait que l’espace entre les persécuteurs et les persécutés n’est jamais tout à fait vide. Cet espace étant, selon lui, « constellé de figures abjectes et pathétiques ». Levi partait d’une analyse sur les camps de concentration, mais il nous prévenait que ce postulat était également valable pour les grands groupes industriels ou les administrations. Dès lors que le néolibéralisme, plus encore que son ancêtre le capitalisme rhénan, repose sur la domination du monde du travail, la marchandisation de tout ce qui ressortit à l’homme, y compris de ses gestes, de ses rêves et de l’air qu’il respire, le lieu stratégique de l’asservissement des humains est bel et bien le travail en ce qu’il est, bien sûr, source d’exploitation économique, mais aussi, et surtout, destructeur de liberté. Il faut donc, pense Dejours, se réapproprier « l’accomplissement de soi ». C’est le combat d’une génération au moins.

Ceux des universitaires qui ont accepté, sans sourciller, d’être le meilleur rapport qualité/prix de la fonction publique, d’une part, et, d’autre part, de voir rogner toutes leurs libertés d’universitaires (la LRU leur portant le coup de grâce) n’ont pas facilité la tâche de la génération suivante.

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La télécratie contre la démocratie, de Bernard Stiegler.
Bernard GENSANE
Bernard Stiegler est un penseur original (voir son parcours personnel atypique). Ses opinions politiques personnelles sont parfois un peu déroutantes, comme lorsqu’il montre sa sympathie pour Christian Blanc, un personnage qui, quels qu’aient été ses ralliements successifs, s’est toujours fort bien accommodé du système dénoncé par lui. J’ajoute qu’il y a un grand absent dans ce livre : le capitalisme financier. Cet ouvrage a pour but de montrer comment et pourquoi la relation politique (…)
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La mort de la démocratie ne sera probablement pas le résultat d’une embuscade. Ce sera une lente extinction par apathie, indifférence et privation.

Robert M. Hutchins

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