Je voudrais évoquer ici un problème qui n’a jamais suscité un vrai débat de fond en France, ni même en Algérie : les camps de regroupement pendant la guerre coloniale. Je m’aiderai de deux ouvrages : Le Déracinement, publié en 1964 par Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, et surtout Les Camps de regroupements de la guerre d’Algérie (Éditions ouvrières, préface de Germaine Tillon) de Michel Cornaton, sociologue, psychologue social et soldat, à son corps défendant bien sûr, en Algérie.
Les chiffres, effarants, parlent d’eux-mêmes. Il y eut près de 2000 centres de regroupement et, selon les estimations, entre 1600000 et 2500000 regroupés, soit 15 à 25% de la population, plus d’un rural sur trois. Dans la France d’aujourd’hui, cela signifierait entre 10 et 16 millions de personnes ! Sans parler du million d’Algériens qui se sont réfugiés en Tunisie et au Maroc. Ce regroupement a bouleversé la société rurale algérienne de manière irréversible.
Par delà les justifications moralisatrices et culturelles (la « mission civilisatrice », le « fardeau de l’homme blanc »), en Algérie ou ailleurs, la colonisation, qu’elle ait été de peuplement ou non, c’était bien : « ôte-toi de là que je m’y mette », ce que, dans les années trente, Orwell avait qualifié de " racket " . Comme il n’y avait pas de place pour tout le monde sous le beau soleil africain (ou indochinois ou autre), il fut décidé de pousser les indigènes pour prendre leur place, de les obliger à se resserrer, à occuper les cases noires de l’échiquier (les mauvaises terres) pour que les Européens occupent les blanches. En 1860, un officier avait froidement planifié le bouleversement nécessaire : « Nul doute, dans un siècle, l’élément indigène se sera transformé, et le but de la France sera atteint ; ou s’il est resté réfractaire, les transactions aidant, la case blanche aura absorbé la noire. Dans ce cas, aux yeux des nations, comme devant notre conscience, nous aurons agi avec équité, et nous pourrons dire : si l’élément indigène a disparu, c’est qu’il avait à disparaître. »
Michel Cornaton définit le regroupement comme « un déplacement effectué en masse, aboutissant à la création d’un nouveau centre, situé la plupart du temps à proximité de la zone évacuée. » En temps de guerre, de « pacification », le regroupement a, bien sûr, une fonction stratégique : Si le rebelle vit dans la population comme un poisson dans l’eau, on retire l’eau et le poisson meurt. On regroupera pour contrôler la population des mechtas éparses et le fellagha finira par déposer les armes. Dans le déni de son propre réel, la colonisation va se retrancher derrière un principe de précaution, quasiment humanitaire : comme il n’y avait pas de " guerre " en Algérie, il fallait libérer la population de la terreur des rebelles, la protéger efficacement, l’administrer, améliorer ses conditions de vie.
A partir de 1959, les regroupements définitifs, construits en dur, deviennent de nouveaux villages. Les populations sont durablement déracinées, la métropole ordonne une politique de terre brûlée.
Les procédés de regroupement sont divers. On installe parfois la population dans des bâtiments réquisitionnés. Dans tel village, 600 femmes et enfants vont se serrer à l’intérieur d’un grenier à un étage, dans des conditions concentrationnaires. Le plus souvent, après une opération militaire, la population est parquée en un endroit que l’on flanque d’un mirador et que l’on entoure de barbelés. Les regroupés couchent sous la tente ou, tout simplement, à la belle étoile. On construit aussi des gourbis en roseaux. Tout se passe, explique Cornaton, « comme si le colonisateur retrouve d’instinct la loi ethnologique qui veut que la réorganisation de l’habitat, projection symbolique des structures les plus fondamentales de la culture, entraîne une transformation généralisée du système culturel. » Lévi-Strauss avait, en son temps, observé que les Bororos s’étaient convertis au christianisme après qu’on eut transformé leur habitat. En 1964, Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad étudient, dans Le Déracinement, la brutalité des déplacements de population et le bouleversement de la pensée paysanne subséquente. Ils forgent le concept de paysans " dépaysannés " . Le plus souvent montagnards, les regroupés se sont retrouvés transplantés dans une plaine de piedmont. Le regroupement a accéléré le mouvement de dépaysannisation, là où l’agriculture traditionnelle déclinait, et il a amorcé ce mouvement dans les régions où l’agriculture traditionnelle se maintenait. D’où la tentation, l’obligation de l’émigration, synonyme de fuite de la terre et de l’agriculture alors qu’elle avait été précédemment l’occasion de l’acquisition de nouvelles terres.
Si tous les regroupés ne souffrent pas de la même déchéance matérielle, ils souffrent de la même misère morale. Ils ne peuvent plus se procurer le mouton rituel, ni pour l’enterrement, ni pour les fêtes de famille. Ils ne sont plus maîtres de leur personne, de leur temps. Ils construisent, en toute conscience, avec leurs mains, leur propre prison.
Le regroupement des populations nomades commence dès 1957. Ceux qui s’y opposent peuvent être fusillés et enterrés dans des fosses communes. Alors que le regroupement des agriculteurs sédentaires ne change pas fondamentalement leurs conditions matérielles, le regroupement des nomades les conduit infailliblement à la ruine. On pense qu’ils ont perdu jusqu’à 90% de leurs troupeaux.
Après l’Indépendance, les autorités algériennes nient le problème.
En détruisant la société rurale, le regroupement a détruit les traditions communautaires qui furent dès lors remplacées par le salariat. Pour Bourdieu et Sayad, « en les privant des assurances et des sécurités que leur fournissait l’ordre économique et social d’autrefois, en les abandonnant à l’oisiveté et aux occupations de fortune, en les dépossédant entièrement de la responsabilité de leur propre destin, en les plaçant dans une situation d’assistés, on transforme les paysans en sous-prolétaires qui perdent le souvenir des anciens idéaux d’honneur et de dignité. »
Les regroupements de population ne sont pas un simple épisode de la guerre d’Algérie, même s’il s’est d’abord agi de couper l’ALN et le FLN de ses bases.
Selon Cornaton, le travail de deuil ne s’est jamais accompli, ce qui a fait du pays, pour toutes ces populations, un non-lieu.
Avec ce processus bien souvent inhumain, la France coloniale a fait subir à ce pays une forme de barbarie au nom d’une civilisation " universaliste " qu’elle prétendait apporter.