Imaginez-vous que quelqu’un, quelque nation, quelque armée, quelque dictateur élu démocratiquement, quelque oligarque en chocolat, quelque potentat pétrolier arabe, quelque POTUS (President of the United States) jouant au golf, de par le vaste monde, puisse envisager d’attaquer l’une ou l’autre cible, chez lui ou ailleurs, surtout ailleurs en fait et le plus illégalement du monde, sans connaissance de ce projet ni autorisation accordée par les EU ? Imaginez-vous cela ? Non, certes... Et pourtant, la chose a été faite, le forfait accompli, ce week-end, contre la Libye. Les “officiels étasuniens” are fuming (pas besoin de traduction, hein ?*), nous dit ZeroHedge.com ce 25 août 2014.
L’affaire est extrêmement compliquée quant à son déroulement, auquel nous n’accorderons pas une très grande importance. Les attaques-pirates, illégales, sans tenir le moindre compte de la souveraineté, c’est notre lot quotidien sur la planète américaniste et hollywoodienne. ZeroHedge.com s’essaie à cette explication, en se reportant largement à un article du New York Times, référence de la légalité internationale, ce 25 août 2014 Non, ce qui importe, c’est bien la réaction des EU qui, c’est confirmé, n’étaient pas au courant.
Voici ce qui se passe (NYT) : « Samedi, d’après des habitants et des médias locaux, des avions de guerre non identifiés ont attaqué les positions d’une faction armée dans Tripoli, la capitale de la Libye. La chaîne locale al-Nabaa a rapporté que les avions avaient attaqué quatre positions de la milice Opération Dawn, un regroupement des forces de tendance islamiste de Misrata qui essaie de déloger les brigades de Zintan, qui se trouvent, elles aussi, dans l’ouest de la Libye.. » Et voici le nœud, le cœur, l’essence même du scandale, de la part des intervenants, qui ne sont rien de moins que les EAU et l’Égypte, fidèles alliés dit-on des EU et pourtant indétectés par les écoutes de la NSA et les radars de la VIème Flotte : « Les Etats-Unis, ont dit les officiels, ont été pris par surprise : L’Egypte et les Emirats, tous les deux des alliés proches et des partenaires militaires, ont agi sans informer Washington ni lui demander son accord, laissant l’Administration Obama en rade... »
ZeroHedge.com poursuit, sur le mode cynique et, comme on disait au XVIIIème siècle, absolument persifleur : « Et ce qui est pire encore : les officiels égyptiens ont spécifiquement nié être à l’origine de cette opération, selon les officiels. On dirait que l’exemple que la Chine et la Russie ont donné récemment, en ignorant et/ou se moquant du statut de superpuissance des Etats-Unis, fait de plus en plus d’émules même dans les républiques les plus "bananières" de la planète. On peut dire ce qu’on veut des Administrations précédentes, mais il est très peu probable qu’un régime quel qu’il soit, surtout un aussi grand allié des Etats-Unis que les Emirats Arabes Unis et à un moindre degré l’Egypte, aurait osé lancer une opération militaire de cette envergure sans en avoir référé au Pentagone. »
(Dans cette citation, ZeroHedge.com renvoie à un de ses propres textes du 24 août 2014, où le site relevait quelques jugements sévères de la Chine et de la Russie concernant la capacité des EU de tenir leur rôle de “nation indispensable” ou “référence exceptionnelle”, absolument nécessaire au règlement de tous les contentieux et querelles de par le vaste monde [« ...l’exemple que la Chine et la Russie ont donné récemment en ignorant et/ou se moquant du statut de superpuissance des Etats-Unis »]... Les Chinois, après l’incident de l’interception d’un P-3 de l’US Navy par un chasseur chinois : « L’Amérique a perdu la face et ne veut pas que le monde sache qu’elle se porte mal. Ils dominent les autres pays depuis trop longtemps pour accepter de lâcher prise quand ils perdent. » Lavrov, vendredi dernier, après un nouveau délai imposé par des manœuvres procédurières par la sémillante Samantha Power, pour l’examen d’une résolution de l’ONU pour un cessez-le-feu en Ukraine : « De plus en plus de doutes s’expriment sur la capacité de l’Administration étatsunienne actuelle à contribuer à l’élaboration d’une approche réaliste et pragmatique des problèmes internationaux et à évaluer comme il faut la situation des différentes parties du monde. »
Bien... Après de longues explications et querelles byzantines, avec démonstration de la part des “ fuming US officials ” que l’intervention des EAU et de l’Égypte était maladroite, stupide, et s’était conclue par un échec, – sous-entendant : ah, si c’était nous, US boys, succès garanti, – ZeroHedge.com conclut, lui, par quelques observations concernant directement la psychologie des dirigeants de l’exceptionnelle entité dont il est question :
« Le plus ironique dans tout cela, exactement comme dans le cas d’ISIS, c’est que les Emirats ont sans doute la meilleure flotte aérienne de la région et qu’ils sont en train d’attaquer directement leurs propres ennemis, tout cela grâce à l’entraînement et l’aide que les Etats-Unis leur ont fournie. On peut donc commencer le compte à rebours du moment où les Etats-Unis dans leur effort pour empêcher l’ascension d’une nouvelle puissance régionale armeront les mêmes Islamistes qu’ils soutenaient en Egypte avant le fiasco Morsi, en se faisant encore plus d’ennemis, pendant que le reste du monde attend de voir comment la dernière fourniture d’armes va se retourner contre les intérêts des Etats-Unis dans la région ou, comme ISIS l’a montré, contre les Etats-Unis eux-mêmes.
« Quoiqu’il en soit, il est clair que les Etats-Unis doivent intervenir massivement dans une région qui est en train de se transformer rapidement en cendres grâce à "l’assistance et l’entraînement" militaires étatsuniens qui ne profitent à personne, hormis à quelques conglomérats militaro/industriels américains et au consortium bancaire international de blanchiment d’argent, évidemment. »
Le spectacle est désormais garanti, comme devant avoir un succès certain : comment faire le plus de bras d’honneur possibles aux EU, particulièrement quand on est un allié prétendument soumis aux EU et manipulé de main de maître par les susdits ? Les Égyptiens et le maréchal Sisi, notamment, semblent particulièrement “accros” à ce genre d’exercice. Avant l’intervention en Libye dont il est question ici, ils s’étaient manifestés lors de la crise de Ferguson, Missouri, en manifestant sans dissimuler une seule seconde leur ironie et leur insolence (BBC.News, le 20 août 2014) :
« Le gouvernement égyptien a appelé hier les autorités américaines à faire preuve de retenue dans leur répression des manifestants de Ferguson, dans le Missouri. Il a déclaré qu’il" suivait de près l’escalade des manifestations" après qu’un jeune noir ait été tué par un policier blanc le 9 août. La déclaration fait écho à celle que le président étatsunient Barack Obama avait faite, en 2013, pendant la répression égyptienne des manifestants… »
Cette sorte de sport qui prend une extension considérable, sorte de “ US-bashing ” par allusion, ironie, dérision, etc., ou bien par accusations directes s’il le faut, pourrait prétendre à l’honneur de devenir une catégorie olympique. S’il est devenu le fait de puissances extérieures (Chine et Russie) qui en ont assez des leçons de morale et de conduite du plus grand gangster-pirate-escroc-bourreau de la planète, ce sport reste extrêmement jouissif pour le spectateurs lorsqu’on y voit participer les fidèles esclaves soumis et autres marionnettes qui ne cessent de rugir toujours plus fort. (Voir l’Afghan Karzaï, le pionnier en la matière pour la période considérée, le 22 mai 2005.) Il s’agit des manifestations de communication, – sans aucun doute très importantes pour la perception des puissances, même si les ingrédients se nomment ironie, dérision et persiflage, – de ce phénomène que décrivait récemment le sociologue Immanuel Wallerstein (voir le 24 mai 2014) :
« Beaucoup d’analystes des conflits actuels ont tendance à croire que les élites en place tirent encore les ficelles... [...] Cela me paraît une très mauvaise interprétation de la situation réelle, qui est une situation d’extrême chaos causée par la crise structurelle du système international moderne. Je ne pense pas que les élites parviennent encore à manipuler la base... [...] Je crois que la première étape est de cesser d’attribuer ce qui est en train de se passer aux machinations perverses de certains éléments de l’Establishment. Les élites ne contrôlent plus rien… »
Tout cela constitue une contribution non négligeable à la dégradation accélérée du statut des EU, même si le sujet paraît d’importance mineure parce qu’il mérite bien et supporte tout à fait d’être traité sur un mode léger. Le système de la communication joue de plus en plus, plus que jamais et même au-delà, un rôle considérable, un rôle primordial dans la constitution de la puissance : il en donne la perception dominante, alors que le désordre général ne permet plus d’étalonner la puissance à la seule contribution des faits (des actes, des entreprises, etc.). Dans la communication, la dérision, l’ironie, le persiflage, ont leur place comme armes de combat, avec la réhabilitation au moins partielle d’adages tels que “ le ridicule tue ” (bon, – s’il ne tue pas complètement, il est bien capable de blesser mortellement).
Dans ces domaines qui s’interprètent sur les registres de la finesse, de l’humour, du sous-entendu, les EU sont singulièrement impuissants, étant semble-t-il tragiquement démunis des uns et des autres. Le jour où l’on commence à se moquer, d’une façon ou d’une autre, d’une puissance, c’est que cette puissance est bien compromise. Ils sont de plus en plus nombreux à comprendre cela, et à ne plus mâcher leurs mots, ni dissimuler leurs actes, laissant les “ fuming US officials ” à leurs occupations. Il y a un peu plus de vingt ans, le journaliste William Pfaff avait prévu cela, lorsqu’il écrivait à propos de son pays et de ses ambitions impériales et cosmiquement hégémoniques, un texte introduit par le titre au fumet définitif, – « To Finish in a Burlesque of An Empire » (article du 12 mars 1992 dans l’ International Herald Tribune , voir le 23 novembre 2003).
Philippe Grasset
Traduction des parties en Anglais : Dominique Muselet
* Si, bien sûr : "sont furibards" [LGS].