Je n’ai pas beaucoup écrit récemment et ce courrier électronique est peut-être personnel et dur. Nos journées commencent tôt et se terminent très tard. Nos nuits sont aussi parfois interrompues par les appels d’amis de Gaza ou d’autres qui ont besoin de soutien. Au cours des dernières 48 heures, plus de 100 Palestiniens, civils, ont été tués par les forces d’occupation israéliennes. Beaucoup d’entre eux à Rafah. Parfois je me sens coupable d’être plus touché par la mort de ceux que je connais que par la mort de ceux que je ne connais pas. Par exemple, j’ai pleuré après avoir raccroché le téléphone avec Islam, un ami à Rafah, qui a quatre enfants qui n’arrivaient pas à dormir et dont la maison était secouée, les vitres se brisant tandis que les missiles pleuvaient sur les maisons à proximité. J’ai pleuré parce que je le connais, lui, ainsi que son fils handicapé, et son dilemme entre tenter de porter son fils et s’enfuir, ou pas… Puis j’ai pleuré encore en pensant aux nombreux innocents qui ont été tués ou blessés et que je ne connaissais pas et pour qui je n’avais pas pleuré plus tôt. Islam et sa famille seront traumatisés à vie. Des centaines de milliers seront encore plus traumatisés. Je n’arrive même pas à imaginer la vie d’une jeune fille qui a perdu toute sa famille et qui portera toute sa vie ces cicatrices émotionnelles et physiques.
Parfois j’ai l’impression d’avoir aussi des cicatrices. Peut-être que j’arrive à tenir parce que j’ai la chance d’avoir des choses positives à faire au quotidien, qui m’empêchent de trop réfléchir. J’ai de la chance parce que je peux aider les autres. J’ai de la chance parce que je suis entouré de dizaines de jeunes volontaires qui nous montrent ce que pourrait être la vie dans le futur. Des volontaires qui distribuent des tracts appelant au boycott, des volontaires qui revendiquent des terres agricoles, des volontaires qui nous aident à bâtir un musée d’histoire naturelle en Palestine, des volontaires qui aident d’autres volontaires à tenir dans des conditions difficiles, des volontaires qui consacrent du temps et donnent de l’argent aux enfants dans le besoin, et des volontaires qui font le boulot des médias (chose qui devrait être faite par des professionnels salariés). Le camp de réfugiés d’Aida, où certains de ces volontaires habitent, est littéralement invivable à cause des déversements quotidiens de gaz toxiques et d’eaux toxiques puantes par les forces d’occupation israéliennes. L’impact sur la santé est dramatique et ce bien au-delà des seules maladies respiratoires.
Les gens me posent des questions sur la politique et disent que c’est trop compliqué. Je réponds que c’est simple et prévisible. Depuis des millénaires il y a eu une lutte entre des riches cupides qui emploient des gens pour tirer sur les pauvres afin que les riches deviennent plus riches. C’était déjà le cas à l’époque de Jésus et c’est encore le cas aujourd’hui. Certains (une minorité), lorsqu’on leur en offre la possibilité, se joindront aux forces de répression et suivront le pouvoir. D’autres (une minorité aussi), mènent une vie active qui aide à améliorer le sort de beaucoup de gens. Entre les deux, une majorité sera apathique. Il faut que plus de gens voient la vérité et agissent en conséquence. Ce n’est pas trop difficile de changer, même pour ceux qui étaient dans le camp de la répression. Yonatan Shapira, ancien capitaine de l’armée de l’air israélienne, est devenu un refuznik et un militant BDS et a écrit un jour : « La majorité de ma famille venait de Pologne et beaucoup ont été tués dans les camps de la mort pendant l’Holocauste. Lorsque je me promène dans les ruines du Ghetto de Varsovie je ne peux m’empêcher de penser à ceux de Gaza qui sont non seulement enfermés dans une prison à ciel ouvert mais sont en plus bombardés par des avions, des hélicoptères de combat, des drones, pilotés par des gens que je côtoyais. Je pense aussi aux délégations de jeunes israéliens qui viennent visiter l’histoire de notre peuple mais qui sont aussi soumis à un lavage de cerveau militariste et nationaliste quotidien. Peut-être qu’en lisant ceci se souviendront-ils qu’une oppression est une oppression, qu’une occupation est une occupation, et que des crimes contre l’humanité sont des crimes contre l’humanité, qu’ils soient commis ici à Varsovie ou à Gaza ». J’ajouterais simplement qu’une résistance est une résistance et les habitants du ghetto de Varsovie creusaient aussi des tunnels et étaient aussi qualifiés de terroristes par leurs oppresseurs.
Dans mon livre de 2004, « Sharing the land of Canaan », j’avais écrit : « Les Palestiniens ont subi un traitement si cruel et inimaginable depuis tant d’années que beaucoup doutent qu’une justice soit possible et beaucoup pensent certainement qu’une coexistence est impossible. De même, parce que de nombreux Israéliens se sentent assiégés et attaqués, beaucoup pensent qu’une coexistence est impossible. Une attitude défaitiste se répand et recouvre non seulement les Palestiniens et Israéliens mais aussi bon nombre de leurs soutiens. Mais les sociétés doivent soit coexister comme des humains pacifiques, soit périr comme des sociétés rivales de primates... Un sentiment de désespoir et d’abandon pousse beaucoup à chercher les « miettes » d’une « nourriture » à la fois matérielle et psychologique. Ce qui est particulièrement stressant lorsque de surcroît nombreux sont ceux qui s’attachent profondément aux mythes de grandeur et de gloire. Je ne vais pas revenir sur l’histoire des civilisations juive, arabe et islamique (de nombreux volumes ont déjà été rédigés sur ce sujet). Je me bornerai à dire que notre profil psychologique souligne le contraste entre notre condition d’existence et la perception de grandeur chez nos ancêtres et prophètes. Ainsi nous nous percevons comme un groupe privilégié, ce qui entre immédiatement en contradiction avec le constat d’une situation présente misérable telle que décrite tout au long de ce livre. Ceci est particulièrement vrai pour les Palestiniens qui ont été dépossédés. Nous pouvons aborder les questions plus larges, telles que pourquoi les 1,3 milliards de Musulmans ou les 300 millions d’Arabes (Musulmans et Chrétiens) ont si peu leur mot à dire en matière d’économie mondiale et de développements sociaux et culturels, propriété quasi exclusive des Etats-Unis, unique puissance dominante du moment. Mais peut-être que cette grande question pourra être lentement résolue, une fois résolu le point de friction Israël/Palestine. Imaginez l’exemple qui serait donné si cet endroit unique au monde, jadis symbole même de la violence, de la haine endémique et du tribalisme, arrivait à transcender tout ça pour devenir un véritable phare de coexistence et de non-violence. Imaginez les milliards de dollars dépensés en armement détournés vers la désalinisation de l’eau de mer, dans la haute technologie, et réellement investis dans les grands esprits de ses habitants (Juifs, Chrétiens et Musulmans) pour des projets positifs.... Peut-être devrions-nous apprendre à nos enfants à se respecter, à aimer le travail d’équipe, à respecter les autres et à défendre les droits des minorités. Ce n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Les adultes ont peut-être besoin d’apprendre à accepter, d’une manière très positive, les points de vue qui leur sont étrangers. En d’autres termes, quelqu’un qui exprime ses opinions devrait être écouté et respecté quelles que soient nos vaches sacrées. »
Je termine avec une citation de Howard Zinn (You Can’t Be Neutral on a Moving Train : A personal history of our times, p. 208) « Garder l’espoir dans des temps difficiles n’est pas simplement du romantisme béat. C’est entériner le fait que l’histoire humaine n’est pas uniquement faite de cruauté, mais aussi de compassion, de sacrifice, de courage et de bonté. Ce que nous choisissons de mettre en avant dans cette histoire complexe déterminera nos vies. Si nous ne voyons que le pire, cela détruit notre capacité d’agir. Si nous nous souvenons de ces époques et de ces lieux – et il y en a beaucoup – où les gens se sont comportés d’une façon magnifique, cela nous donne l’énergie pour agir, ou du moins la possibilité de changer le cours d’un monde en folie. Et si nous décidons d’agir, même à une toute petite échelle, nous n’avons pas besoin d’attendre un futur utopique grandiose. L’avenir est fait d’une succession infinie de présents, et vivre maintenant comme nous pensons que des êtres humains devraient vivre, en défiant tout le mal qui nous entoure, est déjà en soi une merveilleuse victoire. »
Mazin Qumsiyeh
bédouin dans le cyberespace, un villageois chez lui, Professeur à l’Université de Bethlehem, Directeur du Musée d’Histoire Naturelle de Palestine.
https://www.facebook.com/pages/Palestine-Museum-of-Natural-History/1454309858180882
Traduction "Carpe Diem... si Israël le permet" par VD et Sam pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles