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Les conditions d’une analyse marxiste de la révolution haitienne.

¨Seule une société pourrie pouvait s’épanouir sur un fondement tel que l’esclavage¨ . C.L.R. James

Introduction

La révolution haïtienne avait créé de sérieuses inquiétudes du cotés des pays métropoles. Ils considéraient Haïti comme un pays dangereux capable d’influencer d’autres colonies. Ils avaient tout fait pour mettre cette nouvelle nation à l’écart. Des embargos et des punitions sévères étaient leurs principaux moyens d’intimidation. Les relations commerciales entre Haïti et ces pays européens étaient très difficiles, pour ne pas dire inexistantes. La France avait exigé en 1825 une exorbitante indemnité (150 millions francs-or) pour soit disant la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti, fruit d’un long combat avec la métropole. Jusqu’à la fin de du XIXème siècle, la jeune nation était diplomatiquement mise à l’écart pour éviter qu’elle entraîne d’autres colonies vers leur libération. Ce qui aurait pu hypothéquer la principale source des richesses de ces nations européennes.

Ce n’était pas seulement géopolitique et économique, mais aussi idéologique et intellectuel. La France n’avait jamais évoqué dans ses grandes recherches publiques l’histoire de cette révolution nègre. La conscience bourgeoise française avait occulté la ¨première révolte victorieuse des esclaves dans l’histoire¨. Dans cette démarche coloniale, les acteurs de cet événement étaient doublement effacés. D’abord en raison de la nature sociologique différente des conceptions occidentales classiques et surtout la potentialité révolutionnaire avérée. On peut comprendre pourquoi, jusqu’à 1938 , aucun livre de grande circulation ne lui a été consacré en France. Cette dernière s’inscrit dans une Histoire de teinte impériale minimisant l’apport des exploités. C’est une approche de l’Histoire qui prend sa source dans le colonialisme.

James Cyril Lionel Robert, théoricien marxiste et pionnier du mouvement pan-africaniste, rejette cette façon de voir l’Histoire. Dans son livre devenu classique, Les jacobins noirs, l’auteur d’origine trinidadienne propose une autre méthode pour la raconter. James saisit l’histoire par le bas en considérant les opprimés. Les jacobins noirs pose avec pertinence la question noire dans sa dimension subjective. Dans cet esprit, l’acteur, généralement négligé dans les narrations historiques occidentalistes, a été pris en compte. L’autre élément pionnier effectué par ce livre, selon Enzo Traverso , c’est la reconnaissance de l’esclavage comme l’une des forces fondamentales de la révolution industrielle et de l’accumulation capitaliste dans le monde occidental.

L’originalité de l’ouvrage se trouve ailleurs, en vérité. En plus de ce point signalé par Enzo Traverso, on retrouve chez James une approche matérialiste de l’Histoire. Pour analyser la révolution de Saint Domingue, il s’est appuyé sur la propriété privée, sur la bourgoisie et le travail productif. Ces trois catégories matérialistes constituent, selon James, la clé de la compréhension du système esclavagiste de Saint Domingue. On peut dire que Les jacobins noirs expérimente le matérialisme historique de Karl Marx, l’une des figures de référence de cet ouvrage.

Sur le livre

On est en 1938 lorsqu’il est publié pour la première fois en Angleterre. James avait déjà adhéré au courant trotskiste de l’Indépendant Labour Party (ILP) pour lequel il écrit régulièrement des articles. Deux ans auparavant, on avait assisté à la parution aux Etats-Unis d’un autre ouvrage intitulé Black Reconstruction de W.E.B. Du Bois traitant la question du rapport entre l’esclavage et le capitalisme mondial. Depuis 1937, James était déjà en échange permanent avec Trotsky, son compagnon de route, sur ces questions. On peut comprendre maintenant pourquoi la loi du développement inégal et combiné formulée par Trostky joue un rôle très important dans les analyses de James. A noter que ce texte, Les jacobins noirs, a été traduit en France par Pierre Naville et publié chez Gallimard en 1949. Cette traduction avait fait l’objet d’une réédition en 1983 aux Editions caribéennes, puis en 2008 aux Editions Amsterdam.

Le titre du livre prête le flanc à la critique. On sent chez James, avec le concept de jacobin, une volonté de lire la révolution haïtienne dans la lignée de la révolution française. Il qualifie de jacobins les esclaves qui ont déclenché les moments insurrectionnels dans la colonie de Saint Domingue. On connait bien l’origine historique de la catégorie de jacobin se référant, selon le Centre National de Ressource Textuelles et Lexicales (CNRTL), à un groupe révolutionnaire attaché au Club des jacobins qui prônait des idées démocratiques avancées d’une extrême intransigeance. Les jacobins étaient hostiles envers toute idée de démembrement et d’affaiblissement de l’Etat. Ils sont le produit de la Révolution française. Cette référence sociologique française pour parler des esclaves comme acteur de la révolution montre toute la volonté de James de rapprocher les deux révolutions, tout en respectant certaines nuances entre elles : ¨Dans ses racines et son développement, la révolution de Saint Domingue suivit le cours de la révolution française. Cependant, sur certains aspects qui ne sont pas négligeables, la révolution dans la colonie surpasse dans ses effets, la révolution métropolitaine¨ . On est pleinement dans la démarche qui tend à considérer la Caraïbe en fonction de la civilisation occidentale. Démarche envers laquelle James se veut critique.

En plus de cette considération méthodologique à tendance eurocentriste, l’ouvrage possède un objectif particulier, celui de ¨suivre très précisément le déroulement du bouleversement qui affecta le monde en 1789 et 1815¨ . L’auteur s’appesantit beaucoup sur les événements qui ont accouché la révolution haïtienne. En plaçant Toussaint Louverture au centre de sa démarche, avec des éloges qui, dit-il, étaient historiquement nécessaires, il cherche à approfondir les recherches qui ont été faites autour de cette question. Il écrit : ¨ Les historiens traditionnels célèbres (de Tacite à Macaulay, de Thucydide à Green) se sont montrés plus artistes que scientifiques ; ils ont d’autant mieux écrit qu’ils ne savaient pas bien regarder¨ . En critiquant Fouchard qui fait des marrons l’acteur principal de la révolution haïtienne, James affirme que ¨ce furent les esclaves qui firent la révolution¨ . Là se trouve toute l’originalité de cette étude qui exprime la vision de l’auteur sur l’histoire.

Ce livre est avant tout le fruit d’un ensemble de motivations et de recherches bibliographiques. James affirme qu’il avait voulu écrire un livre sur les Africains, d’ailleurs il l’a commencé avant son départ pour l’Europe en 1932. Dans ce livre, James voulait présenter d’une autre manière les Africains : ¨ Les Africains –ou les descendants dans le Nouveau-monde- au lieu d’être constamment l’objet de l’exploitation et de la férocité d’autres peuples, se mettraient à agir sur une grande échelle, et façonneraient leur destin, et celui d’autres peuples, en fonction de leurs propres besoins¨ . Pour faire ce travail de recherche, il a fallu des enquêtes dans les archives en France et des ouvrages classiques concernant cette question. En 1932, James qui a passé l’essentiel de sa vie aux Antilles, dans une île sœur d’Haïti, va quitter son pays natal, Trinidad, en direction de la France pour débuter cette étude. C’est ainsi qu’il a connu deux éléments qui vont structurer ses contacts avec la civilisation occidentale, la révolution anti-française de Saint-Domingue et le marxisme.

Dans la préface, James précise qu’il connait bien le marxisme et qu’il l’a utilisé comme méthode d’étude de l’histoire. Son contact avec cette pensée remonte depuis 1932, lors de sa première année de séjour en Grande-Bretagne. Dès son arrivée en Europe, il a approfondi ses connaissances en élargissant ses cadres de lecture afin de mieux saisir le paradigme marxiste de la révolution, ce dont il aura besoin pour déchiffrer la révolution haïtienne. Il a même écrit en Angleterre une histoire de l’Internationale Communiste qu’il avait intitulée La révolution mondiale, dans laquelle se trouve une étude assez serrée de la révolution russe. De Lénine en passant par Stotski et Luxembourg, James réalise que ¨ l’origine et la substance fondamentale des divergences résidaient dans Marx¨ . Ainsi, il a travaillé en profondeur le Capital, volume 1, la Manifeste Communiste et le 18 brumaire de Louis Bonaparte. Partant de là, il était armé pour appliquer le matérialisme historique sur la révolution haïtienne. Ce qui donne, pour parler comme Mathieu Renault, un matérialisme postcolonialiste.

James était marxiste. Son rapport privilégié avec le marxisme tout au long de sa vie est un indicateur important à ne pas négliger. James est clair dans ce fragment de Sur la question noire à propos des Etats-Unis : ¨C’est seulement là où il y a des idées bolchéviques, des idées marxistes, un savoir marxiste, une histoire marxiste, des perspectives marxistes, que l’on pourra échapper aux idées bourgeoises, à l’histoire bourgeoise et aux perspectives bourgeoises qui sont aux Etats-Unis si puissantes sur la question raciale¨ . Ce qui prouve que James a fait du marxisme une arme efficace capable de combattre les idéologies bourgeoises. En plus, James affirme dans une interview réalisée en 1980 qu’il est devenu marxiste sous l’influence de deux livres : Histoire de la révolution russe de Léon Trotski et le Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler. Dans Les jacobins noirs, on retrouve ce même attachement au marxisme, notamment aux idées de Trotski et de Lénine, pour analyser la révolution haïtienne.

Admettre que James soit marxiste ne suppose pas automatiquement que tous ses textes en sont traversés. Il y a même lieu de questionner à quel moment l’est-il devenu. D’où toute notre prudence envers l’ouvrage Les jacobins noirs. On n’a aucune prétention à faire de ce livre une bible marxiste par excellence. On est plutôt animé par le souci de trouver les conditions d’une analyse marxiste de la révolution haïtienne. Quels seraient les contours d’une analyse marxiste de la révolution de 1804 ? Dans quelle mesure les idées marxistes peuvent nous aider à comprendre cette révolution ? J’estime que James, dans son livre, a esquissé les conditions d’une telle analyse lorsqu’il met en exergue les questions de la propriété privée, de la bourgeoisie, de l’impérialisme, des classes sociales et surtout du travail. Pour faciliter la recherche, on a regroupé au nombre de trois les dites conditions : la question de la propriété privée, celle de la bourgeoisie (des classes sociales) et celle des conditions de travail.

1) La question de la propriété privée

Le livre commence par une analyse de la propriété privée pour décrire la société de Saint-Domingue. L’auteur fait de la propriété privée l’élément caractéristique du système esclavagiste. On peut dire que la question de la propriété privée est l’angle privilégié de James pour cerner la formation sociale de Saint Domingue. Il met la thématique de la propriété en rapport avec d’autres dimensions sociales, telles que le juridique et le politique, pour montrer comment ce rapport structure la société esclavagiste de Saint Domingue. Ce qui montre toute la pertinence de la catégorie de propriété chez James pour analyser la société avec laquelle la révolution de 1804 a fait rupture.

Cette approche qui fait de la propriété privée l’élément structurant des rapports sociaux trouve sa source dans les traditions socialiste et anarchiste qui remontent depuis Proudhon, Saint-Simon et Owen pour arriver à Karl Marx. Pierre-Joseph Proudhon l’a déjà souligné en montrant le caractère injuste de la propriété. Il a même affirmé que ¨la propriété, c’est le vol¨ . Karl Marx radicalise cette critique de la propriété en l’érigeant comme source de toutes les inégalités sociales. Ce qui est à remarquer chez le Marx dès les Manuscrits de 1844 c’est qu’il définit le capitalisme comme un mode de production qui repose sur la propriété privée des moyens de production : ¨Or, la propriété privée d’aujourd’hui, la propriété bourgeoise, est la dernière et la plus parfaite expression du mode de production et d’appropriation basé sur des antagonismes de classes, sur l’exploitation des uns et par les autres¨ . Karl Marx estime que la propriété privée est l’essence d’une société dominée par le mode de production capitaliste. C’est pourquoi il montre dans le Capital, livre1, que l’origine du capitalisme se trouve dans l’accumulation primitive du capital caractérisée par l’expropriation des paysans par des capitaliste-propriétaires. D’où l’élargissement de la propriété privée.

On peut comprendre cette approche de James à analyser la société coloniale par la propriété privée comme une tentative de montrer la dimension capitaliste du système esclavagiste. James estime que ce rapport de production était le fondement du système esclavagiste à Saint Domingue. Selon l’auteur, cette société prospère a généré beaucoup de profit accaparé par une bourgeoisie qui était au service d’un impérialisme déchiré. Ce primat pour la propriété privée marque l’orientation marxiste de l’analyse de James autour de la révolution haïtienne. En mettant la propriété privée au centre de son analyse, il montre la nature capitaliste d’une telle société dont la révolution sera la négation. Ainsi, dans cette perspective, la révolution haïtienne serait anticapitaliste.

Il était question d’une double propriété dans la colonie. La première qui concerne les moyens de production est légèrement évoquée par James qui se concentre beaucoup plus sur la seconde, la propriété des esclaves. Dans les moyens de production, on trouve les objets de travail et les instruments de travail dont les colons étaient les maitres. Les esclaves devaient exécuter leurs ordres en maniant habilement les instruments de travail. Ces derniers venaient des Métropole européennes et étaient contrôlés par les colons. Cette propriété des moyens de production légitime les inégalités entre les esclave-travailleurs et les colon-propriétaires.

La deuxième propriété qui est celle des esclaves constitue le premier chapitre de cette enquête. Une très grande importance est accordée à cette question de vente de la force de travail de l’esclave. Ce dernier était vendu à un rythme croissant dans la colonie. Dans ce cas, l’être humain devient une marchandise car il a une valeur d’échange. On achetait les esclaves comme on achetait des objets, d’autant plus que les esclaves n’étaient, aux yeux de la métropole, qu’un article de commerce. C’est ce qu’on appelle la traite négrière qui est exactement le commerce des noirs venus de l’Afrique. Activité qui a été créée par un prête dénommé Las Casas. L’esclave, en devenant la propriété de son acheteur, était marqué au fer rouge des deux cotés de la poitrine. Ce qui indique le statut de propriété privée de cet esclave. Il a rang d’objet, sa subjectivité est effacée. C’est avec cette propriété humaine que la métropole a rendu prospère la colonie de Saint Domingue. Prospérité qui n’était pas au profit de la colonie car toutes les richesses produites par ces esclaves étaient drainées en Europe. En d’autres termes, on peut dire que la traite négrière était un pilier de l’économie bourgeoise européenne : ¨Le commerce des esclaves et l’esclavagisme étaient profondément enracinés dans l’économie du XVIIIème siècle. Trois forces, les propriétaires de Saint Domingue, la bourgeoise française et la bourgeoisie anglaise s’engraissaient de la dévastation d’un continent et de la brutale exploitation de millions d’hommes¨ .

La transformation de l’être humain en marchandise pour créer de la propriété est la caractéristique principale de la colonie de Saint Domingue. On est en présence d’un système marchand reposant sur le profit. Tout pouvait devenir une marchandise pour accroître le capital. Cette organisation économique de la colonie est similaire au système capitaliste étudié par Karl Marx dans le Capital.

James en profite pour critiquer l’approche de certains historiens qui pensent qu’il y avait de bons maîtres et de mauvais maîtres. Selon l’auteur, elle justifie la défense de la propriété. Il égratigne De Vaissière qui serait capable de dire n’importe quoi pour ¨justifier sa fierté nationale ou calmer sa mauvaise conscience¨ . James veut montrer que tous les maîtres étaient des criminels impardonnables dépourvus de raison. ¨Mais depuis quand a-t-on vu les propriétaires devenus raisonnables, s’ils n’y sont pas contraints par la force ?¨ , crie l’auteur contre les barons de la propriété. James précise qu’Il n’y a pas lieu de légitimer leurs traitements brutaux envers les esclaves. Il va plus loin lorsqu’il considère que le problème ne se situe pas au niveau des maîtres mais plutôt du coté du système même qui a donné naissance à cette classe de propriétaires. Ce qui ne l’empêche pas de souligner de ¨tolérables propriétaires d’esclaves¨ qu’il a, par contre, attribués au hasard. Il déclare : ¨Il y eut de bons et de mauvais Gouverneurs, de bons et de mauvais Intendants, comme il y avait de tolérables et d’exécrables propriétaires d’esclaves ; pure affaire de hasard. Car c’était le système lui-même qui était mauvais¨ .

On ne peut pas passer sous silence cette attention au système pour comprendre la situation. Chez James, les phénomènes trouvent leur sens par rapport à un tout traversé par une certaine unité. On ne peut pas comprendre un fait sans le mettre en relation avec les autres. C’est le système qui donne sens aux phénomènes qui le composent. C’est une démarche structuraliste qui a été esquissée par Karl Marx dans ses analyses autour du capitalisme. Dans le cas de l’esclavagisme, James nous dit si on veut vraiment saisir le comportement des propriétaires envers les esclaves, il faut se référer au système qui l’avait modelé. Dans une telle perspective, c’est le système qui est la cause de cette attitude inhumaine. Il faut combattre ce système pour faire disparaitre ce groupe social dominant qu’est la bourgeoisie.

2) La question des classes

Le livre est imprégné d’une analyse en termes de classes, au détriment de la catégorie de race (ou de couleur) généralement très utilisée pour cerner le système esclavagiste de Saint Domingue. Sans rejeter la question de race, l’auteur donne priorité au concept de classes pour saisir une société dominée par la propriété privée. Il justifie cette préférence en soulignant qu’en politique la question des classes serait meilleure conductrice : ¨En politique, la question des races est subordonnée à celle des classes, et raisonner sur l’impérialisme en termes de races ne sert à rien. Cependant, il est tout aussi faux de traiter le facteur racial avec négligence, comme une question purement accidentelle¨ . Ce parti-pris méthodologique pour la catégorie de classes est en étroite relation avec la question de la propriété.

S’il y a propriété, il y a propriétaire. A Saint Domingue, les propriétaires étaient nombreux en raison de la présence de l’impérialisme dans cette affaire d’exploitation. En fait, il y avait plusieurs groupes sociaux qui détenaient des propriétés dans cette colonie. James n’hésite pas à nommer ces classes dominantes de bourgeoisie et en souligne trois : la bourgeoisie nationale, la bourgeoisie française et la bourgeoisie anglaise. Il montre aussi comment les classes dominantes locales sont en étroite collaboration avec l’impérialisme français et anglais. Néanmoins James n’a pas nié les contradictions qui existent au sein même de ces classes exploiteuses avides de profits.

Pourquoi parler de bourgeoisie pour les classes dominantes même lorsqu’elles possèdent des propriétés privées ? Les classes dominantes au sein d’une société de classes peuvent prendre plusieurs formes. La bourgeoisie en est une. Par contre, les classes dominantes n’impliquent pas forcément l’existence d’une bourgeoisie. Et pourtant l’inverse est vrai : la bourgeoisie se ramène à la classe dominante au sein d’une société. Personne ne peut contester l’existence d’une classe dominante dans la colonie de Saint Domingue, mais affirmer qu’elle est de nature bourgeoisie implique autre chose. Comment l’auteur justifie la terminaison de ¨bourgeoisie¨ pour évoquer les classes dominantes dans la colonie ? Comment décrit-il la bourgeoisie locale ?

L’auteur fait de la bourgeoisie locale la plus importante dans la colonie. Cette bourgeoisie était constituée de planteurs qui, généralement, possédaient de grandes habitations de travail. Les planteurs n’aimaient pas la vie à la colonie : ils se rendaient toujours à Paris pour profiter de la civilisation européenne. Ils vivaient entre la colonie et la métropole. Disons beaucoup plus dans la colonie car c’est là que se trouvent leurs moyens de production de richesses. Les propriétaires étaient assistés par de petits agents dénommés ¨petites blancs¨. Ces derniers les remplaçaient au moment de leurs voyages de loisir.

Les gros marchands et les riches agents de la bourgeoisie maritime faisaient partie des classes dominantes dans la colonie, au même titre que les planteurs. Ils possédaient des marchandises permettant de gagner des profits exorbitants. Ainsi, ils se sont imposés comme les grands planteurs blancs. Les agents de la bourgeoisie, les petits blancs, avaient toujours tendance à s’identifier aux planteurs. Cette fausse conscience idéologique est le résultat de leur proximité avec ces derniers.

Il faut dire que les classes dominantes à Saint Domingue étaient à majorité blanche. La question de la couleur jouait un rôle non négligeable dans la constitution de cette classe. Mêmes les mulâtres amassaient des richesses à Saint Domingue. Ce qui explique le mécontentement des planteurs envers eux.

En raison de l’attachement des planteurs à la métropole, une connexion entre cette classe dominante et les bourgeoisies européennes s’installaient. En retour, elles profitaient aussi des travaux des esclaves sur les plantations. Il faut avouer qu’elles furent les principales bénéficiaires de ce système d’exploitation.

L’impérialisme devrait être, dans le cas de la colonie de Saint Domingue, l’angle d’analyse pour comprendre le capitalisme mondial dans ses différents déploiements. La colonisation à cette période était l’unique moyen pour les grands pays européens de s’enrichir. Ils se sont même combattus pour la colonie de Saint Domingue qui était la ¨Perle des Antilles¨, en raison de sa prospérité. Elle a enrichi l’Espagne, la France et L’Angleterre. Certains ont même déclaré que la révolution industrielle aurait trouvé ses premières ressources dans cette affaire. Les analyses de James, ami de Trostki, s’inscrventt dans cette perspective d’enrichissement/appauvrissement entre les pays du nord et ceux de la périphérie.

James souligne deux bourgeoisies internationales profiteuses de la productivité de Saint-Domingue : les française et anglaise. La France étant la métropole principale, sa bourgeoise était plus directement bénéficiaire du système esclavagiste. Il faut souligner qu’elle était ¨la force économique de la France et la traite des esclaves et les colonies constituaient le fondement de sa richesse et de son pouvoir¨ . La Révolution française aurait même trouvé sa base dans cette affaire négrière, comme l’affirme Jean Jaurès dans Histoire socialiste de la Révolution française.

La traite des esclaves était l’activité la plus rentable pour la bourgeoisie et Nantes en était le centre. On transportait des esclaves (et des marchandises) pour une valeur totale de plus de 37 millions. On faisait aussi le commerce de bœufs salés et d’autres produits avec des navires de grande capacité. Marseille était l’épicentre du commerce méditerranéen et oriental. Bordeaux était connu pour les domaines industriels et vinicoles. Paris (Bercy) raffinait le sucre brut, y compris Orléans et Dieppe. Toutes ces grandes villes françaises s’enrichissaient de l’esclavage et de la traite des esclaves. Ainsi, les colonies ont beaucoup contribué à la modernité économique de la France : ¨Les colonies représentaient une valeur totale de 3 milliards, et l’on admet que d’elles dépendait l’existence d’un nombre de Français variant entre 2 et 6 millions. En 1789, Saint- Domingue était le grand marché du nouveau monde¨ . James continue à montrer la brutalité impérialiste de la France en déclarant ceci : ¨Le monde occidental n’avait pas connu de pareils progrès économique depuis des siècles. Pendant la guerre de Sept ans (1756-1763) la marine française fut incapable de transporter les marchandises dont vivait la colonie¨ . Tout cela constituait les sources de la richesse de la France. Sans oublier les trafics de contrebande qui étaient monnaie courante.

Tout était bien organisé pour accaparer les richesses produites par les esclaves. Les colons étaient obligés d’acheter leurs produits en France. On leur a imposé de ne pas importer d’autres produits de consommation et de vendre ce qu’ils produisaient à la France. Le commerce interne était exigé pour dynamiser l’économie. Ces mesures s’inscrivent dans ce que les Français qualifiaient de ¨système protecteur¨. Les Anglais parlaient plutôt de ¨mercantilisme¨ pour évoquer cette tyrannie économique.

Quant à la bourgeoisie anglaise, elle était la grande rivale des Français. Elle vendait des milliers d’esclaves en fraude aux bourgeois français, déclare James. Elle était la plus heureuse des négriers. Elle enviait progressivement le développement de la colonie. Elle estimait qu’elle participait indirectement à cette prospérité et, donc, elle devait contrôler cette colonie. Les bourgeois français étaient obsédés par expulser les Anglais d’Amérique. De grands conflits allaient prendre naissance entre ces deux bourgeoisies. Ce qui n’était pas sans conséquence lors des révoltes d’esclaves.

Ces deux bourgeoisies représentent l’impérialisme dans toutes ses formes. Il faut le voir comme le ¨stade suprême du capitalisme¨, à la manière de Lénine. Selon ce dernier, le capitalisme a toujours besoin d’espace pour écouler ces produits. Toujours en surproduction, il cherche d’autres pays pour vendre ses marchandises. Ainsi, l’impérialisme est toujours le capitalisme dans ses extensions géographique et économique.

c) Les conditions de travail productif

La colonie de Saint Domingue était la plus prospère des Antilles. C’est pourquoi on l’appelait ¨la perle des Antilles¨. L’auteur la décrit en ces termes : ¨S’il n’y avait pas de point du globe qui portât autant de misère qu’un navire négrier, aucune partie du monde, compte tenu de sa surface, ne recélait autant de richesses que la colonie de Saint-Domingue¨ . Elle avait attiré à elle les pays avides de profit. Ce qui allait déclencher des conflits entre grandes puissances européennes. La productivité extraordinaire de Saint Domingue fait essor économique de l’Europe, notamment la France. Et paradoxalement, c’est cette même prospérité économique qui allait déclencher les révoltes dans la colonie.

En 1754, écrit James, l’île comptait 599 plantations de sucre et 3379 d’indigo. On produisait à un rythme croissant. Quelques années plus tard, le rythme a augmenté : ¨Entre 1783 et 1789 la production avait presque doublé¨ . On exportait beaucoup plus de richesses qu’auparavant. En plus de la quantité de la production qui était excellente, la qualité l’était aussi :
¨Le coton poussait naturellement dans un sol caillouteux et des failles rocheuses, même lorsqu’on n’en prenait pas soin. L’indigo poussait aussi naturellement. Les plants de tabac avaient à Saint-Domingue les feuilles les plus larges que partout ailleurs en Amérique ; ils étaient parfois d’aussi bonne qualité que ceux de la Havane. Le grain de cacao dominicain était plus acidulé que celui du Venezuela, et ne lui était pas inférieur aux autres points de vue ; l’expérience montrait que le chocolat composé d’une combinaison des deux cacaos avait un parfum plus délicat que celui provenait du seul cacao vénézuélien¨ .

Cette prospérité est le résultat d’une forme d’organisation du travail axée sur l’exploitation. A force d’être contraint de travailler, les esclaves fournissaient un surtravail considérable qui sera récupéré par les propriétaires. Ces derniers imposaient aux esclaves un cadre de travail inhumain qui mérite d’être analysé en détail.

L’auteur a longuement exposé les conditions de travail dans la société esclavagiste. Sans réserver des chapitres à cette question (comme pour la propriété), on la retrouve tout au long de l’étude. Ce qui revient à dire que le travail en est le thème transversal. Pour comprendre l’origine des richesses produites, il faut se référer à cette activité médiatrice entre l’homme et la nature. L’auteur fait un tableau exhaustif de l’organisation du travail dans la colonie qui ne peut exister sans les bras travailleurs.

L’organisation du travail est l’un des ponts centraux des analyses de Karl Marx sur la société capitaliste. En faisant du travail l’essence de l’homme, le jeune Marx a montré dans les Manuscrits de 1844 comment le travail dans le système capitaliste perd sa nature ontologique. Ce travail, dit Karl Marx, ne permet plus à l’être humain de s’affirmer. En d’autres termes, le sujet travailleur ne se retrouve plus dans les produits de son travail, dans son travail en général. C’est ce qu’il résume sous le concept de ¨travail alién騠: ¨L’aliénation du travailleur dans son produit a la signification, non pas seulement que son travail devient un objet, prend une existence extérieure, mais aussi que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui et devient une puissance autonome relativement de lui, de sorte que la vie qu’il a prêtée à l’objet vient lui faire face de façon hostile et étrangère¨ .Ce dernier est la nouvelle forme du travail dans un système reposant sur la propriété privée : le sujet producteur ne jouit plus de son travail. Ces produits arrivent même à le dominer jusqu’à lui être étranger. C’est similaire à la situation des esclaves à Saint-Domingue qui travaillaient pour la métropole.

Les esclaves, écrit James, travaillaient toute la journée, avec deux petites pauses. L’une à huit heures juste le temps pour un court casse-croute, l’autre à midi. On recommençait à deux heures jusqu’à dix heures du soir, parfois jusqu’à onze heures. Dès cinq heures du matin, ils devaient se réveiller pour commencer cette dure et longue journée de travail. Il faut dire qu’en plus du surtravail exigé par les patrons, la terre tropicale brulée par le soleil obligeait au travail épuisant et incessant. ¨Il fallait creuser pour assurer la circulation de l’air¨ , écrit James pour expliquer cette condition inhumaine de travail. Ils ne mangeaient pas convenablement : Ils ne pouvaient même pas reproduire leur force de travail. Ils leur arrivaient souvent, affirme James, de passer la moitié d’une semaine sans manger. Soit parce qu’ils étaient abattus par le travail fourni tous les jours, soit parce qu’ils n’étaient pas autorisés à le faire. James exprime cette situation ainsi : ¨Les esclaves recevaient le fouet beaucoup plus sûrement et régulièrement que leur nourriture¨ . Ils n’avaient pas de repos pendant les week-ends. C’est cette même condition de travail qui avait réduit en 15 ans la population indigène de 1,3 million 60 000 habitants. Ce qui explique que c’est une organisation de travail qui non seulement crée de l’aliénation mais aussi détruit ses propres sujets producteurs.

Pour exprimer les conditions inhumaines de travail des esclaves, James les compare au prolétariat moderne. Selon lui, les esclaves qui travaillaient en grande quantité dans les manufactures sucrières ressemblent aux ouvriers modernes caractérisés par cette forme d’organisation. On peut dire que dans cette démarche, l’esclave est vu comme un ouvrier qui, pour vivre, est obligé de vendre sa force de travail. Ce qui explique un peu la teinture marxiste des analyses de James dans ce livre en question. Il écrit : ¨ Les esclaves vivaient et travaillaient par groupes de plusieurs centaines dans les grandes manufactures sucrières qui couvraient la Plaine du Nord, et se rapprochaient par là du prolétariat moderne, beaucoup plus que toutes les autres catégories d’ouvriers de cette époque¨ .

Ce qu’il faut souligner dans cette division du travail c’est qu’elle a créé une situation de dépossession chez les travailleurs. Les esclaves qui sont les véritables sujets producteurs dans la colonie ne jouissaient pas des fruits de leur travail. Ils produisaient pour la métropole au travers de deux bourgeoisies, en conflit permanent. Tout ce qui était produit dans la colonie était expédié en Europe. Les esclaves étaient séparés de leurs propres objets de travail. Ainsi, en étant séparés de ceux-ci, ils étaient aussi séparés d’eux-mêmes. Le travail dans la colonie avait créé cette forme d’aliénation dans le travail.

Et la révolution.

Selon James, la révolution haïtienne est une rupture radicale avec la société de Saint-Domingue caractérisée par la propriété privée, les luttes de classe et un ¨travail aliéné¨. James insiste pour évacuer toute tendance à attribuer à cette révolution une référence de couleur. Pour lui, c’est exactement les contradictions entre les classes dominantes et les esclave-travailleurs qui ont accouché les moments insurrectionnels de la révolution. ¨Ce n’était pas, dit James, une question de couleur, mais une question de classe, car les noirs, formellement libres, dominaient les mulâtres¨. C’est la position par rapport au moyen de production qui déterminait la place occupée dans cette colonie. James est plus précis lorsqu’il déclare :
¨Si les monarchistes avaient été blancs, la bourgeoisie brune et le peuple français noir, la Révolution française aurait posé à l’Histoire une guerre de races. Cependant, bien que tout le monde fût blanc en France, tout s’y déroula de la même façon. La lutte des classes ne peut aboutir qu’à la reconstruction de la société ou à la ruine commune des classes en lutte¨ .

Il faut dire que la révolution de 1804 n’a vraiment pas mis fin aux questions de propriété privée, de la bourgeoisie, des luttes de classe et des mauvaises conditions de travail. On reconnait son ambition manifeste à accoucher d’une société sans classe. Mais, le sujet n’était pas fidèle à l’événement afin de créer les conditions matérielles de la réalisation de la révolution qui a éclatée en 1803. C’est ce qu’Alain Badiou appelle ¨fidélité du sujet à l’événement¨. C’est une démarche qui montre les limites des révoltions qui exigent un suivi constant pour qu’elles ne se retournent pas en son contraire. En 1804, une telle situation n’était pas au rendez-vous. Et la révolution n’a pas accouché ce qu’elle voulait. Par contre, on a des acquis qui restent positifs, tels que l’abolition de l’esclavage.

Conclusion

Dans un mode de production esclavagiste comme cela se passait dans la colonie de Saint-Domingue, il est très difficile de parler de capitalisme si on veut rester fidèle à l’esprit du marxisme. Néanmoins, nous avions précisé que cette société esclavagiste présente une dimension capitaliste, sans pourtant l’être. Ce qui nous est néanmoins évident est que cette société esclavagiste de Saint-Domingue était aussi traversée par des rapports capitalistes qui justifient sa dimension capitaliste. C’est ce que James tente d’argumenter dans son livre devenu un classique. En voulant montrer la dimension capitaliste de cette société esclavagiste, James esquisse une analyse marxisante de cette révolution réputée pour son caractère anticapitaliste. Par là, James pose l’un des premiers jalons d’un grand édifice paradigmatique sur les révolutions non européennes.

Jean-Jacques Cadet
Doctorant en philosophie EA 4008, LLCP, ED 31, Pratiques et Théories du sens.

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Sélection naturelle. Un roman capitaliste.
Alexandre Grondeau
John, Yan et Jean ont des quotidiens et des parcours professionnels très différents, mais ils arrivent tous les trois à un moment clef de leur vie. John est un avocat d’affaires sur le point de devenir associé monde dans un grand cabinet. Yan, un petit dealer toujours dans les embrouilles et les galères. Jean, enfin, est un retraité qui vient d’apprendre que ses jours sont comptés. Malgré leurs différences, ces trois antihéros se débattent dans les contradictions de la société de (…)
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Quelqu’un qui a avalé la propagande sur la Libye, la Syrie et le Venezuela est bête, du genre avec tête dans le cul. Quelqu’un qui a rejeté la propagande sur la Libye et la Syrie mais avale celle sur le Venezuela est encore plus bête, comme quelqu’un qui aurait sorti sa tête du cul pour ensuite la remettre volontairement.

Caitlin Johnstone

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