Si vous pensez au mouvement féministe, je vous félicite, car c’est bien de cela qu’il est question. Si vous avez tout de même deviné grâce aux deux premiers indices, mais que vous n’êtes pas d’accord avec mon troisième, bien je ne vous en veux pas, car cela est en partie la raison pour laquelle j’écris les prochaines lignes. Mais ne brûlons pas les étapes et commençons par le début.
Il y a bien longtemps, aux balbutiements de ma conscience sociale, je m’étais très vite associé à la cause du féminisme. Ceci pour des raisons éthiques qui me semblaient évidentes, mais aussi (et je ne l’ai réalisé que par la suite) pour des raisons d’origine sociale. Effectivement, étant issu d’un milieu que l’on pourrait appeler « moderne », mon enfance et mon éducation ont évolué très majoritairement autour des femmes (mère divorcée, gardiennes, professeures, éducatrices, infirmières, etc.). À quelques exceptions près, j’ai à peu près toujours été sous l’autorité de femmes qui ont été, dans bien des cas, des modèles sur lesquelles mon éducation s’est basée. Dans un tel état d’esprit, il était naturel de trouver complètement absurde d’apprendre que des femmes avaient pu être victimes d’infériorisation due à leur nature même. Il me semblait donc plutôt rationnel de militer pour que tous les représentants du genre humain puissent vivre dans une égale représentation. D’autant plus que tout au long de mon cheminement scolaire, mes camarades de classe les plus doués étaient pratiquement toujours les filles.
Mais avec le temps, et surtout avec une meilleure connaissance des rapports sociaux, j’ai eu tôt fait de relativiser l’ensemble de l’édifice idéologique sur lequel se base le féminisme, et ceci, malgré tout le bon sens de leurs revendications. En effet, le manque de cas concrets sur lesquels m’appuyer et l’incapacité constante qu’a l’argumentaire féministe de sortir des concepts abstraits m’ont laissé croire que, finalement dans nos sociétés, la parité homme-femme était quelque chose de relativement réglée, ou du moins en phase de le devenir [1]. Dès lors, l’usage spécifique de l’épithète ne m’était plus nécessaire, car la cause étant intégrée dans l’éventail plus large de la lutte pour la justice économique. Autrement dit, ce combat particulier devait laisser place à une perspective beaucoup plus large, car tous droits bafoués se reflètent inévitablement sur une base économique. L’une des réalités bien vite apprise au sujet de la société capitaliste, c’est que ceux qui ont le pouvoir ce sont ceux qui possèdent les capitaux, peu importe le caractère de leur identité.
Mais enfin, comme évoqués dans ma devinette ci-dessus, certains effets nocifs du militantisme de ceux ou de celles qui ne partagent pas mon point de vue optimiste sur le statut de la femme ont fini par me faire devenir beaucoup plus critique sur la question. Et ces effets se constatent de plus en plus fréquemment, malgré que le concept d’égalité homme-femme soit un élément très peu remis en cause dans le débat public contemporain. Mais qu’entends-je par « effets nocifs », me demanderez-vous ? Bien simplement tout ce qui découle de « nous les femmes, etc., etc. ». Car au bout du « nous les femmes » il y a fatalement ... « eux les hommes ». Donc si par exemple l’on dit « les [2] femmes sont discriminées », c’est donc bien que les hommes discriminent. Et comme j’ai, malgré moi, la qualité d’être un homme (qui plus est, couplé d’un souci de justice sociale), l’idée de me faire associer à ce contre je lutte pour l’unique raison de l’arbitraire de la naissance m’est plutôt désagréable. Enfin, ça ne doit pas l’être moins que pour ces femmes qui se font constamment associer à des choses qu’elles ne sont pas par des préjugés équivalents. Évidemment, l’on rétorque aisément qu’il ne s’agit que de facilités de langage et que nul féministe raisonnable n’aurait cela en tête lors de paroles données. Là-dessus je suis plutôt d’accord et c’est pourquoi dans les dernières années je me suis à peu près toujours contenté de rappeler ce fait quand cela s’avérait utile, tout en évitant de critiquer ouvertement le féminisme en tant que tel, même si (comme je l’ai déjà dit) je crois qu’il est plus opportun de lutter pour les droits de tous, car de cette façon l’on évite la confusion en plus d’œuvrer pour une cause universelle.
Depuis lors, les choses ont encore un peu évolué. Ainsi, au lieu d’aller vers un apaisement, la tendance semble aller vers toujours plus de tension. Et les récentes campagnes de dénonciation de viols, via les fameux #BeenRapedNeverReported et #AgressionNonDénoncée, le récent (25e) anniversaire des événements de polytechnique, ainsi que la montée de l’islamophobie [3] ont donné un certain élan à ce « nous les femmes, ceci, cela ! ». Même s’il est incontestablement bon que cette catharsis se fasse publiquement, il est aussi incontestablement nécessaire qu’elle se fasse dans un état d’esprit serein et sans arrière-pensées vengeresses ou culpabilisatrices pour que la société puisse en sortir grandie. Car il est très facile de tomber dans la confrontation et ce n’est sûrement pas une guerre des sexes qui améliorera la condition de vie des femmes et plus généralement celle de toute la population exploitée. Mais ce constat qui me semble plutôt banal n’est pas partagé par tous, notamment chez une frange non négligeable de la gauche radicale. Celle-ci semble tomber directement dans le panneau de la lutte horizontale [4] et ne voit pas qu’en stigmatisant l’autre, elle nuit à leur cause beaucoup plus qu’elle ne l’aide. Et j’irais même plus loin en prétendant qu’elle sert la réaction en caricaturant ainsi la cause de l’égalité sociale des sexes.
J’aurais un nombre considérable d’exemples à donner, mais celui qui me semble le plus symptomatique de cet état d’esprit est incarné par le manifeste et le projet du blog « OntWatch » qui tombe indirectement, mais très clairement, dans la misandrie [5] en prétendant que notre société serait une espèce d’Arabie Saoudite en pire. Où les femmes se feraient harceler à tous les coins de rue par une horde d’hommes exhibitionnistes assoiffés de sexe et où les femmes feraient quotidiennement l’expérience de la violence sexuelle, en plus de vivre dans un cadre patriarcal ultra restrictif [6]. Que la société capitaliste soit hyper sexualisée [7], j’en suis tout à fait conscient et cela ne me semble pas du tout quelque chose de sain. Mais de là à prétendre qu’une majorité de femmes subiraient une violence quotidienne autant à l’extérieur qu’à l’extérieur du foyer, que le viol serait quelque chose de banalisé et que l’espace urbain serait « pensé par et pour des hommes », il y a une marge ! Bien loin de sensibiliser les masses, la seule réaction que ce genre de projet puisse générer, c’est de faire passer le féminisme (et plus largement les causes des égalités de statut identitaire) pour une cause extrémiste. Un peu de la même manière que les anticommunistes ont utilisé à outrance les crimes de certains régimes se réclamant du communisme afin de dénoncer les bien-fondés philosophiques de la redistribution. Il est donc important de le rappeler : être contre une opinion, une idéologie ou une situation sociale et appuyer sur elles un maximum de répression ne la fait jamais vraiment reculer, bien au contraire. Et comme il n’a jamais servi la cause du socialisme de tuer des capitalistes (les personnes j’entends), il ne sera d’aucune utilité à la cause des femmes d’en nier les avancés, ni de stigmatiser les hommes. D’autant plus que ce constat, en plus d’être faux et humiliant pour ceux qui hier ont mené le combat, ne mène à rien du tout de concret, si ce n’est de promouvoir les théories fumeuses des « Gender studies », qui elles-mêmes sont une autre impasse sur laquelle nous reviendrons.
Comme je l’ai déjà dit, il ne sert à rien d’agir comme un taureau sur un drap rouge si nous voulons atteindre nos objectifs, car ce mode « réactif » d’action est toujours tôt ou tard manipulé à d’autres fins. Le féminisme ultra qui voit la société de cette façon (en ne tenant aucunement compte de la réalité des faits) combat quelque chose qui n’a plus rien à voir avec l’exploitation, mais qui a tout à voir avec la nature des Êtres humains, une nature sur laquelle l’idéologie ne peut rien. « Nature humaine ?! » me direz-vous avec un ton de désapprobation. Bien sûr ! Mais rassurez-vous, loin de sous-entendre que la « nature humaine » forcerait les femmes à accepter l’exploitation, elle nous porte tout au contraire à l’égalité si nous la comprenons bien sous l’angle de rapports anthropologiques dénués des préjugés historiques encore omniprésents. Afin de clarifier mes propos, je crois qu’il ne serait pas inapproprié de revenir un peu là-dessus afin de bien comprendre pourquoi le « féminisme » des « OntWatch » de ce monde travaille contre les femmes, malgré ce qu’elles en disent.
Avant d’aborder l’argumentaire potentiellement polémique du problème d’interprétation du monde qu’ont les féministes ultras, revenons un peu sur les bases de la revendication identitaire, soit celle de la reconnaissance. Cette problématique a été traitée de manière fort schématique par Nancy Fraiser dans un ouvrage appelé « Qu’est-ce que la justice sociale ». L’auteur pose le problème en nous rappelant que les conflits concernant les luttes pour la justice sociale de l’ère « post-socialiste [8] », semblent progressivement passer de la question de l’inégalité entre les classes sociales aux questions liées à la reconnaissance d’identités culturelles marginalisées. Cette mutation des luttes de justice sociale poserait donc la question suivante : comment aborder la lutte pour la reconnaissance culturelle sans occulter les questions économiques ? Car les groupes identitaires « dominants et dominés » ne correspondraient pas toujours aux rapports de classes économiques [9].
Dans cette optique, l’auteur prétend donc qu’il est nécessaire de combiner les deux problématiques afin d’éviter que l’une se fasse au détriment de l’autre. Afin d’analyser schématiquement cette proposition, l’auteure nous propose un axe, qu’elle veut novateur, soit un axe relatif aux remèdes qui pourrait répondre à ces types d’injustices. Les deux extrémités de cet axe seraient les remèdes dits « correctifs » et les remèdes « transformatifs ». Les remèdes correctifs seraient liés aux propositions qui ont pour objet la correction des effets tandis que les remèdes transformatifs viseraient à déconstruire le modèle à la base de l’injustice pour le reconstruire de manière équitable. L’application politique de ce schéma se diviserait en deux paires de solutions, soit l’une pour l’injustice économique et l’autre pour l’injustice identitaire : les solutions correctives pourraient se reconnaître dans l’État-providence libéral et le multiculturalisme, tandis que les solutions transformatrices se reconnaîtraient dans le socialisme et la déconstruction culturelle.
Selon l’auteure, les modèles issus de la justice corrective ne seraient pas « prometteurs », car, en plus d’avoir une application contradictoire pour les groupes mixtes, ils ne toucheraient pas les problèmes à leurs sources. Il serait donc nécessaire, afin d’additionner ces causes pour qu’elles puissent s’appliquer aux groupes mixtes, de miser sur les remèdes transformatifs, car ils auraient le potentiel d’éliminer les injustices à leurs racines tout en étant compatibles du point de vue de leur application (déconstruction du modèle) chez les groupes mixtes. Il est donc recommandé par l’auteure de concentrer la lutte pour la justice sociale sur la déconstruction culturelle afin de mettre sur un pied d’égalité les différents groupes identitaires que le modèle culturel laisserait pour compte.
Ici nous sommes en plein dans les thématiques du féminisme radical à tendance théorie du genre. Et la grande faiblesse qu’a cet argumentaire est qu’il repose sur des présupposés totalement subjectifs et les affirmations du blog « OntWatch » le démontrent merveilleusement. À peu près toute situation discriminante pour l’individu peut être interprétée sociologiquement depuis un soi-disant « modèle culturel dominant », mais cela ne prouve en rien le fait que (1) la situation est réellement systématique et volontaire et (2) que ledit modèle peut anthropologiquement être « déconstruit ». Un exemple explicite serait celui de la personne handicapée. Celle-ci ne pourra pas avoir accès à toute une série d’opportunité dont les biens portant pourront jouir. Mais pour autant, est-il possible de « déconstruire » cette société qui prive le paraplégique du loisir de la course à pied ? Enfin, si oui, tous en seront grandement réjouis, mais autrement la seule chose que cette tentative aura le potentiel de faire sera de culpabiliser ceux qui n’ont pas eu le malheur de perdre l’usage de leurs jambes. Ce qui, vous en conviendrez, ne change pas la situation des autres, si ce n’est de flatter leur ressentiment.
J’entends déjà bien sûr ceux qui rétorqueront que ça n’a rien à voir et que la discrimination basée sur l’identité sexuelle est purement arbitraire contrairement aux tristes sorts des accidentés. Là-dessus je suis évidemment d’accord (comme je l’ai écrit en introduction), mais les bases argumentaires des « OntWatch » sont-elles si arbitraires que cela ? Si nous éliminons les inepties du genre « les garçons sont souvent plus nourris que les filles », l’accusation centrale de leur diatribe est l’attirance sexuelle qu’ont les hommes envers les femmes (en taisant le fait inverse) et que ce fait dégénère parfois en grossièreté et même jusqu’au viol. Mais malgré la gravité de certaines de ces conséquences, est-il possible pour autant de déconstruire l’attirance sexuelle des Êtres humains ? Est-ce que la sexualité est un élément culturel pouvant être changé ? Je crains que la réponse ne puisse être autre chose que non. Dès lors, quoi d’autre que de dénoncer les abus et de mettre au point des lois pour protéger les victimes, ce qui est déjà le cas dans cette société à ce point dénoncée par celles-ci. À partir du moment où il n’y a plus de lois discriminantes et qui, de surcroît, en contiennent pour les prévenir, dans quelle direction pouvons-nous aller afin d’éliminer ces discriminations ? En dehors d’un totalitarisme « bienveillant » qui contrôlerait toutes les relations humaines, je ne vois vraiment pas. En fait, oui, mais au prix du retour de la déconstruction via les études du genre (“ Gender studies ”). Mais est-ce une meilleure solution ? Je ne crois pas, mais regardons ça aussi de plus près.
Ces études sur le genre sont d’abord basées sur le présupposé que le genre, l’orientation sexuelle et le sexe biologique n’ont rien à voir ensemble et que les attributs que l’on donne aux individus d’un sexe biologique donné ne sont que culturels et qu’ils peuvent être déconstruits afin d’être remplacés par une culture non sexuellement discriminante. Évidemment, et comme toute idéologie, elle renferme une part de vérité, mais prétendre une telle chose est en contradiction totale avec l’anthropologie historique (la nature de l’humain en d’autres termes) bien comprise. S’il est vrai que bien des pratiques des sociétés religieuses du passé étaient sans conteste issues d’une culture arbitraire, il n’en est rien des éléments jugés « arbitraires » par ces études, comme l’enfantement[10] et les relations hommes-femmes [11], qui loin d’être culturelles, sont justement ce qui distinguent l’homme de la femme [12] dans leur nature. En fait, le genre devrait plutôt se définir en trois grandes catégories, soit (1) ce qui est issu de la biologie (corps, organe, hormones, etc.), (2) ce qui est (directement[13] ou historiquement[14]) culturellement issu de la biologie [15] et (3) ce qui est purement culturel [16]. En regardant le genre sous cet aspect, vous vous rendrez bien vite compte qu’à peu près tout ce qui pouvait être fait, via les mœurs et la technologie, l’a pratiquement déjà été. Je ne dis pas que tout est à 100% bien accepté de tous dans les sociétés occidentales, mais cela n’empêche pas de mener une vie relativement normale si leurs droits économiques et sociaux sont respectés. Par exemple, l’image de la femme à barbe, comme le personnage de Thomas Neuwirth (Conchita Worth), ne fait pas l’unanimité (comme plein de choses sans rapport avec la domination culturelle), mais n’empêche pas M. Neuwirth d’avoir une carrière florissante.
Enfin, de prétendre qu’il existerait une division fondamentale entre sexe biologique, orientation sexuelle & genre culturel, le tout basé sur les préjugés d’autrefois mis à l’envers, est non seulement inutile du point de vue de la domination réelle (économique), mais aussi source de confusion sur ce qui nous est possible de faire pour améliorer le sort de l’Être humain. Et je ne parle même pas des victimes des résultats pratiques des études du genre, comme pour Bruce Reimer, qui finit ses jours de la plus triste façon (suicide) suite aux expérimentations « genrées » du professeur John Money.
Comme vous pouvez le constater, il y aurait fort à dire sur tout ce que sous-entendent les revendications d’un certain type de féminisme faisant tant de bruit aujourd’hui. Et encore une fois, sans remettre en question la légitimité du combat des femmes (et des hommes !) qui a fait qu’aujourd’hui, il est possible à tous de choisir le type de vie qu’ils entendent mener... dans le cadre de sa classe sociale. Car en fait, non ! Il n’est justement pas possible à tous de mener le type de vie qu’ils veulent mener. Non pas à cause des inégalités sexuelles, mais de classes ! Et il est là le combat ! Même si certains nous parlent de marcher sur leurs deux jambes [17], ils devront m’expliquer comment rester équilibré avec un argumentaire aussi peu concret. Comme il est incontestable que de parler (indirectement ou pas) du combat des femmes signifie en somme faire bloc (trans classe par définition) et, qui plus est, ce bloc ne propose rien de particulier politiquement. Comment est-il possible de mener sereinement une guerre des classes si la moitié de celle-ci voit l’autre comme l’ennemie potentielle ? À l’instar de l’union sacrée de 1914, auquel Lénine voua une lutte acharnée tout au long de la Première Guerre mondiale pour des raisons analogues, il n’est pas possible de lutter efficacement sur le terrain social si la passion du moment (bloc national hier, bloc sexuel aujourd’hui) se fait passer pour une cause prioritaire. Est-il encore nécessaire de rappeler que ce qui motivait les classes dominantes d’hier (même si l’alibi diffère) peut être encore valable aujourd’hui ? Est-il si impensable que cela que les classes dominantes aient à cœur de mettre de la bisbille entre les hommes et les femmes des basses classes, comme elle le fait à loisir entre immigrants et autochtones [18] ? Se poser la question, c’est bien sûr y répondre.
Pour finir, je voudrais que l’on comprenne en mes propos ce qu’ils disent et non pas ce que certains pourraient en imaginer [19]. Car loin d’être contre le combat féministe, je m’inquiète surtout de sa récupération par de mauvais esprits qui ont toujours eu beaucoup de succès dans la mise en place de luttes horizontales. Une cause, pour être soutenue et surtout gagnée, doit être concrète et avoir un but dont l’avènement sera profitable à la majorité. Ce but doit être en conformité avec l’éthique et ne pas être un facteur de répression et de haine. Il doit être en conformité avec la nature sociale des Êtres humains, soit tendre vers l’harmonie. Comme conclusion, j’aimerais laisser les prochaines lignes à un grand homme de gauche féministe, qui par les aléas de l’existence s’est retrouvé confronté à cette haine qu’entrainent les luttes horizontales et qui, malgré toute une vie de combat pour l’égalité, fut lynché par ceux-là mêmes qu’il défendait :
« J’ai (...) toujours refusé de me taire. Je suis un vieux X, un membre de cette génération de passeurs qui n’a pas profité de la vie facile des boomers, mais qui ne participent pas non plus du désenchantement de la génération Y. Je suis issu d’une culture humaniste qui prend en compte la complexité des êtres, et qui prétend que personne n’est parfait. C’est justement parce que personne n’est parfait que la notion de générosité, de réhabilitation, de retenue et de prudence dans le jugement est vitale.
Or voilà que maintenant, c’est à une petite partie de la gauche féministe radicale que j’ai affaire, et qui voudrait me faire taire. À tout le moins voudrait-elle que je me confonde en excuses (...).
Ce que réclame cette frange moralisatrice d’un mouvement par ailleurs sain et nécessaire, c’est la pureté morale et la contrition permanente de ceux qu’elle juge fautifs. (...)
Elle est en cela dangereuse qu’elle n’offre aucune voie de sortie pour ceux qu’elle a accusés, jugés et condamnés. Elle fait appel à une virginité de l’humain qui doit montrer patte blanche sous peine d’être rejeté. Elle fabrique de l’exclusion. Elle articule au présent ce qui appartient au passé, dans une forme de cécité temporelle qui s’apparente au totalitarisme. (...)
La dénonciation et l’amalgame appartiennent au désir de vengeance et au discours de la haine. Il y a chez ces gens qui me dénoncent une rectitude morale qui n’est pas de la rigueur, mais une forme complexe de prétention. Ceux et celles qui, à gauche, affichent leur ignorance comme une force et leur jeunesse comme une vertu sont l’équivalent exact des jambons de la droite. Des trolls. (...)
Je les comprends d’en avoir marre de la culture dominante. Mais il faut craindre et dénoncer cette arrogance d’une certaine jeunesse qui pense être en position d’autorité morale simplement parce le capitalisme est misogyne. Être « victime du patriarcat » ne signifie pas « avoir raison en tout ». Et la campagne en cours de ces jeunes femmes que la haine exalte fait plus de tort au féminisme qu’à moi. (...)
Il faut changer le monde, certes, puisqu’il court à sa perte. Mais cela se fera dans un élan de générosité, et la main tendue vers ceux qu’il ne faut pas considérer comme des ennemis, mais comme d’autres victimes d’un système qui nous écrase tous. Eh oui, les hommes sont également victimes d’un système patriarcal qui contraint leur pensée et les transforme en bourreaux. Mais les temps changent, heureusement, et les gens aussi. Or, on ne modifiera pas des façons de penser en reproduisant les défauts de ce qui nous opprime, et le but, c’est l’égalité, pas la vengeance, pas la haine. » (Jean Barbe, “ Aimer malgré tout ”, 10 décembre 2014)
Benedikt ARDEN