Daniele Incalcaterra, Italo-argentin né à Rome, est surtout connu dans le monde des festivals de documentaires ; c’est à ce genre qu’il a consacré sa carrière, que ce soit au niveau de la réalisation, de la production ou de l’enseignement.
En 1995, il est intervenu dans les polémiques sur la mémoire par un film, Tierra de Avellaneda, où il suivait une équipe d’anthropologues-légistes qui déterraient, dans une fosse commune d’un cimetière des environs de Buenos Aires, des squelettes de "desaparecidos". En 2003, il retraçait, dans Contr@site, la localisation des restes de Che Guevara, que les militaires boliviens avaient enfouis dans un lieu secret.
El Impenetrable concerne aussi la mémoire et, comme toujours, celle-ci est liée à l’avenir : il s’agit de décider quel monde nous allons laisser aux générations futures. Héritier, avec son frère Amerigo, de 5000 hectares de forêt dans le Nord du Chaco, Incalcaterra se rend au Paraguay dans l’intention de les restituer à leurs propriétaires ancestraux, les Indiens Guarani. Sur place, il se rendra compte que l’entreprise est bien plus compliquée qu’il ne pensait.
Le film est une enquête à suspense, dont chaque nouvel obstacle constitue un épisode. Daniele se rend d’abord compte qu’il ne peut accéder à sa terre, car les grands propriétaires des environs ont barré les chemins d’accès ; puis que la propriété a un autre titulaire, qui a fait commencer des travaux de déforestation ; puis il s’engage dans des procédures judiciaires pour faire reconnaître sa propriété, puis pour la transformer en parc naturel...
Mais l’aspect procédurier n’alourdit jamais le récit, jalonné de rencontres avec toutes sortes de personnages, d’un homme de main garde-barrière à un ornithologue qui voyage avec son outre et sa tasse de jarate (le mate paraguayen), ou au président de la République lui-même, ponctué d’images qui nous font découvrir le territoire et la faune du Chaco (on aperçoit l’empreinte d’un tapir, ou, devant un marécage, on se demande s’il pourrait abriter un boa aquatique) ; cependant que, à travers des conversations par satellite avec Amerigo, Daniele fait le point, avec ironie, sur les nouvelles embûches qu’il rencontre.
Au fil de ses expériences, on comprend que cette histoire autobiographique croise d’autres histoires, qui relèvent de l’Histoire.
Ce film s’intègre dans la série des témoignages qui, périodiquement, nous rappellent l’existence d’un peuple rendu célèbre par la littérature : les Guarani. Tout le monde a étudié, à l’école, Candide, avec son chapitre sur les Jésuites du Paraguay, et a dû repérer les procédés de l’ironie, par lesquels Voltaire (dont on nous invite à adopter le point de vue) stigmatise les Jésuites, tyrans des pauvres Indiens qu’ils font travailler pour eux. Mais tout cela est faux, et, au lieu des "procédés de l’ironie", ce qu’il faudrait étudier, ce sont les procédés, bien actuels, de la propagande et la désinformation. Jean Lacouture, dans son Histoire des Jésuites, une multibiographie, comme Alex Joffé, dans Mission, ont rendu justice aux Jésuites, dont les missions constituaient un asile pour les Guarani, que les grands propriétaires du Brésil poursuivaient pour les réduire en esclavage ; et certains de ces Jésuites sont restés à leurs côtés, jusqu’au massacre final, perpétré par les armées espagnoles et portugaises, pour la défense des intérêts des grands propriétaires.
Mais les Guarani n’ont pas été exterminés : quelques dizaines de milliers de leurs descendants vivent encore dans le Chaco, toujours en bute aux mêmes menaces ; mais ils ne vivent plus en pagne, munis d’arcs et de flèches, tous ont aujourd’hui un portable, nous dit Incalcaterra, et on voit quelques-uns de leurs délégués venir défendre leurs intérêts dans un Ministère, et, autre surprise, on entend un responsable du Ministère leur répondre en langue guarani !
Justement, le film donne aussi la parole à un de ces grands propriétaires, Tranquilo Favero, dont les terres (2 millions d’hectares, 1/20e du Paraguay !) encerclent la propriété de Daniele. Favero est un grand communiquant, qui raconte sa propre légende : il a toujours eu la vocation de l’alimentation et s’est donné la noble mission de nourrir les bientôt 9 milliards d’habitants de la planète. C’est ainsi qu’il est devenu le Roi du soja (transgénique) et que ses 44 bulldozers continuent à déforester le Chaco pour en faire un gigantesque enclos à vaches (et, bientôt, un désert).
Son histoire est liée à celle de Stroessner, dictateur du Paraguay de 1954 à 1989, qui a distribué, à vil prix, les terres des Indiens à des particuliers venus de partout (on se rend compte que les Palestiniens ne sont que les Indiens du Proche-Orient), comme le père italien d’Incalcaterra, des militaires et hauts fonctionnaires du régime, ou de grands entrepreneurs comme Favero, attirés par les espaces et les ressources naturelles du Chaco. Le film soulève ainsi le problème de la corruption qui gangrène le Paraguay, et, en particulier, le problème des "terres mal acquises".
C’est ici qu’intervient Fernando Lugo, l’ancien "évêque des pauvres", devenu Président en 2008, sur un programme de lutte contre la corruption et de protection des Indiens. Mais les moyens de l’Etat sont dérisoires, et les fonctionnaires chargés de contrôler les exactions des latifundistes et pétroliers sont impuissants. Daniele a beau jeu de faire remarquer au Président Lugo que la situation ne change guère et qu’il est plus facile de signer une licence de forage et d’exploitation pétrolière qu’un décret de création de parc naturel. Mais la politique prudente de Lugo dépassait déjà ce que les latifundistes et autres gros exploitants du Chaco pouvaient supporter, et, quelques jours après la sortie d’Impenetrable, un coup d’Etat renversait Fernando Lugo qui vit aujourd’hui en exil.
Incalcaterra, lorsqu’il tournait son film, ne pouvait pas prévoir cette issue ; mais El Impenetrable a ceci de remarquable que, par avance, il fournit un schéma d’explication des événements. Le cinéaste mène son récit de façon humoristique et presque placide, mais assez rigoureuse pour que, à la fin de l’enquête, le spectateur découvre par lui-même le futur assassin – ou du moins le futur coupable, car, heureusement, le coup d’Etat d’Asuncion n’a pas mené au même déchaînement de violence que le coup d’Etat de Santiago.