Ozon : un Etranger mis au goût du jour et travesti

Pourquoi adapter l’Etranger de Camus aujourd’hui ? Ozon avait-il quelque chose à en dire ? Le film montre bien l’inanité de l’entreprise : si on oublie nos souvenirs de lycéens, et la révérence qu’on est tenu de sentir à l’égard d’un écrivain vache sacrée panthéonisable (la famille a refusé ce transfert souhaité par Macron), on doit bien constater que le roman aujourd’hui est insupportable, ce que les trahisons bien intentionnées d’Ozon rendent évident.

Rien ne fonctionne, dans le film, et dès les premières images on est pris par un ennui à couper au couteau qui ne nous lâchera plus. Au départ, le film était conçu comme un court-métrage, Ozon l’a donc gonflé pour en tirer un film de deux heures (pourquoi ne pas s’être limité à 1h20 ou 40 si la matière était si mince ?) ; le roman du moins commence de façon abrupte : « Aujourd’hui maman est morte ». Le film, lui, se traîne pendant toute une journée où on suit Meursault dans sa routine quotidienne : il fait sa toilette, il se rase, il se prépare des œufs sur le plat, il fait la vaisselle. Quand il se rend à l’asile où est morte sa mère, on ne nous fait grâce d’aucun geste : il entre dans la salle mortuaire, il fume, il boit du café, il s’endort sur une chaise, il voit entrer les autres vieux pensionnaires pour la veillée, il se réveille, il voit arriver le corbillard, on assiste à la messe funèbre... bref, Ozon cherche à tuer le temps avant d’en venir au coeur du sujet, le meurtre de l’Arabe.

Mais ce n’est pas seulement le rythme qui est en cause : le problème, c’est le manque de vraisemblance et, d’abord, le choix de Benjamin Voisin pour incarner, ou plutôt pour travestir Meursault. Le personnage vit une vie monotone, c’est un passe-muraille qui n’a jamais envie de rien, chez qui rien n’est remarquable ; pour jouer ce rôle, il fallait un acteur au physique aussi terne que possible, tout le contraire du beau garçon athlétique qu’on nous présente, et dont la caméra souligne la plastique glamour : on se lasse vite de devoir admirer ses poses, visage de profil ou de trois quarts, sur fond de ciel, de mer, de mur de prison, de fourgon cellulaire, etc., ou les images de nu, façon Vénus au miroir.

Mais Ozon n’a pas seulement travesti le héros : il a trahi le sens même du roman et son contexte. L’Etranger de Camus nous emmène dans une Alger étouffante, une ville habitée uniquement par des Européens, avec des bistrots comme à Paris, Meursault est un rond de cuir, pratiquant la semaine anglaise, il ne fréquente que des Européens, va se baigner dans une plage privée où ne peuvent entrer que des Blancs, tous les noms de lieux, de personnes sont européens, français et espagnols, personne n’a conscience de vivre dans un pays colonisé, personne n’a l’air de penser que les Arabes pourraient y avoir une place ; dans tout le roman, on ne voit apparaître que trois Arabes, une infirmière qui n’est qu’un figurant, une « Mauresque », maîtresse de Raymond, le copain de Meursault, qui la bat pour la forcer à « travailler » pour lui, et le frère de celle-ci, entouré de quelques autres Arabes, qui voudrait la venger.

Montrer cette Alger serait aujourd’hui insupportable, et même surréaliste, sauf si on voulait faire une dénonciation du colonialisme. Mais l’intention d’Ozon est bien éloignée de cela, elle est même à l’opposé : ce qu’il veut faire, c’est rendre le roman de Camus digeste, acceptable. Pour cela, il nous fait entendre à plusieurs reprises la voix du muezzin (totalement absente du roman : d’ailleurs, restait-il beaucoup de mosquées à Alger ?) ; il fait bien attention, dans chaque scène d’extérieur, de faire passer sous nos yeux des femmes en voiles blancs, de façon tellement systématique que cela devient un gag récurrent ; quand Meursault est emprisonné, il insiste sur le fait que, dans la salle commune où on le place d’abord, il est logé à la même enseigne que les Arabes et, même, il tient à montrer un geste de solidarité d’un jeune Arabe, qui lui apporte une natte pour lui éviter de coucher à même le sol.

Mais la mystification la plus détestable arrive à la fin du film : la sœur de l’Arabe tué va se recueillir sur sa tombe (située, on se demande pourquoi, en pleine cambrousse, et non dans un cimetière musulman), et la caméra se centre sur la stèle, où on peut voir son nom, traduit en sous-titres : Moussa Hamdaoui. C’est là un geste d’une hypocrisie condescendante : Ozon offre généreusement un nom à un personnage qui n’en a pas dans le roman, qui reste anonyme, parce que les Arabes ne sont pas des hommes, au mieux des éléments du décor qu’on n’a pas pu supprimer, un personnage qui n’est qu’une utilité, il n’est là que pour se faire descendre par Meursault, après quoi on l’oubliera, pour se concentrer sur les états d’âme du héros. Ozon se livre ainsi à un travestissement non seulement de l’histoire de Camus, mais de l’Histoire, et suggère une réconciliation des colons et des colonisés, des bourreaux et des victimes. Il ne faut pas s’étonner que le film ait été tourné au Maroc, avec, lit-on dans le générique, la participation, ou l’aide, du Maroc.

Mais on ne peut éviter de se demander à quoi rime tout cela : si le réalisateur lui-même se rend compte que le roman de Camus, aujourd’hui, n’est plus présentable (il semble que beaucoup de lecteurs ne s’en rendent pas compte, mais cela devient manifeste si, comme Ozon, on essaie de se représenter ce qu’on lit), sauf à le dénaturer, à en effacer les caractéristiques essentielles, à quoi bon en faire un film ? Pour Camus, le but était d’illustrer sa philosophie de l’absurde : ainsi, il nous assure que Meursault est condamné à mort de façon dérisoire, parce qu’il n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère (et, de fait, dans la réalité, jamais on n’aurait condamné un Blanc pour avoir tué un Arabe, exactement comme, dans l’Amérique de l’apartheid, on ne condamnait jamais un Blanc pour avoir lynché un Noir). Mais que vaut cette « philosophie de classe de terminale » aujourd’hui ? Face à l’aumônier, Meursault affirme sa supériorité parce que lui, il sait que la vie n’a pas de sens, que tout est absurde ; mais ce qui, dans les années 40-50, était censé exprimer la grandeur tragique de l’homme n’a plus aucune valeur : génocide à Gaza ? c’est absurde, la vie est absurde. Non, ça ne marche plus, on ne peut se satisfaire d’une telle réponse face à l’abominable.

On pourrait conclure que le film lui-même est absurde ; hélas, il a certainement un sens (on n’apporte pas les capitaux nécessaires à un film pour rien, pour faire absurde). Il est à relier au climat de révisionnisme actuel, et illustre bien le vice profond de la « cancel culture » : en voulant réécrire ce qui est aujourd’hui incorrect, on efface l’Histoire, on rend impossible sa compréhension, sa prise en compte, et on rend acceptables tous les crimes, ici, le colonialisme. En « greenwashant », si je puis dire, Camus, « on projette un reflet flatteur mais falsificateur de l’histoire coloniale », comme le montre Olivier Gloag dans Oublier Camus, et on favorise la bonne conscience française à l’égard de cette histoire coloniale.

Rosa Llorens

COMMENTAIRES  

05/11/2025 18:40 par CAZA

Humm
Camus le gros pervers qui donne le malaise .
Pas vu le film mais ce qu’ en dit Rosa LLORENS confirme ce que je pense de l’ écrivain :
<<<< Chroniques algériennes : « Les représailles contre les populations civiles et les pratiques de torture sont des crimes dont nous sommes tous solidaires.
Et après petit coup de lèche jésuitique d’ auto contrition
<<<< Que ces faits aient pu se produire parmi nous, c’est une humiliation à quoi il faudra désormais faire face »
http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=33

On peut trouver une parenté de complicité de circonstances atténuantes générationnelles entre barbares colons génocidaires avec Claude Lanzmann ( celui qui éjacule en merkeva ).

Vaux mieux revoir Frantz Fanon .Le courage de se battre pour un idéal pour l’ un .
Contre ( au choix ) :
cabotinage , hypocrisie , simagrée , tartufferie , crypto propagande raciste pour l’ autre .

https://www.monde-diplomatique.fr/2000/11/SAID/2555

06/11/2025 10:35 par Bruno

On pourrait, bien sûr, on devrait, peut-être, déplorer que le thème du colonialisme soit absent du roman de Camus, et que les Arabes soient maintenus à l’arrière-plan.
Je pense cependant que ce serait une erreur : l’enjeu du roman se situe ailleurs, et reprocher à Camus de ne pas avoir évoqué ce qui correspond à nos préoccupations personnelles, c’est lui faire un mauvais procès. Je m’empresse de préciser que je ne suis pas un inconditionnel de Camus ; à titre personnel, par exemple, je préfère nettement La Chute, que je trouve plus cohérent et plus puissant, peut-être plus inquiétant aussi.
Les prises de position politique de Camus ne doivent pas empêcher de saisir les véritables enjeux de sa littérature.
L’Étranger ne traite pas du colonialisme ; le colonialisme et le racisme sont hors-sujet dans ce roman ; à ce titre, ce que l’auteur de l’article appelle la philosophie de l’absurde aurait mérité davantage de développement et de précision car c’est là, en effet, que se situe l’enjeu véritable de ce roman ; quant au film d’Ozon, je ne l’ai pas vu et je pense que je n’irai pas le voir ; les extraits audio de bande-annonce que j’ai pu entendre me donnent à penser que sa lecture du roman est anecdotique et dérisoire.

06/11/2025 12:03 par ROUGY Jean Guillaume

Je suis stupéfait de la mauvaise foi et de l’intolérance que manifeste cette critique. Voisin a fait un travail remarquable de contention de soi qui donne au personnage une énergie bridée qui ne se permet d’éclater fort justement que face au prêtre à la fin. Le noir et blanc très travaillé ne cède pas à la facilité de l’exotisme ou à l’écueil d’un portrait flatteur de la colonisation. Que Ozon ait resitué l’oeuvre dans une perspective historique n’a pas été son objectif premier, il s’est plutôt concentré sur la dénonciation de l’absurde justiciaire où l’on condamne à mort un homme uniquement parce qu’il est différent de tout ce qui l’entoure, ne pleure pas à un enterrement et dont la condamnation correspond aux idéaux moraux de la société d’alors, mesquine et petite-bourgeoise. A ce sujet, nous ne sommes guère plus avancé. De fait, l’oeuvre en ce sens me paraît d’une redoutable actualité quand on songe qu’il y a peu de temps on a condamné un homme à 30 ans de réclusion criminelle sans cadavre à la clé, uniquement parce qu’il semblait "indifférent" et osait sourire dans le box des accusés, comme Meursault l’aurait fait. Personne dans la critique des médias n’a osé faire ce rapprochement avec l’actualité, alors que si la guillottine existait encore, c’est probablement cela qui l’attendrait, en une conjugaison sinistre de la vindicte des médias et de la justice humaine, toujours aussi absurde dans son fonctionnement pervers, usant de tous les artifices du mensonge pour grâcier ou condamner.

06/11/2025 18:19 par Aquarius15

En désaccord avec l’auteure quand elle affirme que "le roman de Camus, aujourd’hui, n’est plus présentable", après avoir pourtant concédé "sauf si on voulait faire une dénonciation du colonialisme".
N’ayant pas lu le bouquin (ni vu le film), je me base uniquement sur la description faite dans l’article.
L’invisibilisation et la déshumanisation utlime des autochtones traduit le profond enracinement de raisonnements racistes et comportements coloniaux de pillards/esclavagistes, tellement automatisés et reproduits que ça en devient absurde d’abjection. Le monstre Meursault est un colon abject, inconscient de sa propre nature ; il ne trouve même aucune explication à son crime sans mobile, c’est comme inné et conjoncturel de son point de vue.
Je trouve que ça semble illustrer assez bien le fanatisme congénital qu’on peut observer de nos jours dans les témoignages hors sol de certains colons israëliens.

I can turn and walk away, or I can fire the gun
Staring at the sky, staring at the sun
Whichever I choose, it amounts to the same
Absolutely nothing
I’m alive
I’m dead
I’m the stranger
Killing an Arab

(The Cure - Killing an Arab)

12/11/2025 18:24 par DiMarx

Tiens, ça me rappelle une présentation d’un ouvrage de Gilles Zerlini qui disait “L’Étranger, c’est de la science-fiction !”.

13/11/2025 10:34 par milsabor

En fait l’Étranger est juste une histoire de deuil pathologique. Incapable de vivre la perte de sa mère, dont il se défend par le déni, il assassine sa propre vie : la vie est absurde, la vie n’a pas de sens etc ... Si sa vie n’a pas de sens, alors son lien à sa génitrice non plus. En néantisant sa vie il néantise sa mère et donc la mort de sa mère. Ce meurtre symbolique de sa mère morte pour en dénier le deuil, transgresse le tabou de l’inceste et le tabou du meurtre. Cette opération psychotique nécessite un passage-à-l’acte meurtrier concret pour se vérifier. L’ Autre du meurtre n’est pas n’importe qui. Il est celui qui peut revendiquer un véritable lien filial à sa mère patrie algérienne. Lien filial authentique dénié par le colon. Déni dont la décolonisation annonce le retour dans la réalité. Retour dans la réalité qui précipite la décompensation mélancolique du colon dans le registre meurtrier-suicidaire. La condamnation à mort, recherchée et trouvée, correspond au retour mélancolique de l’objet perdu dénié : "Et l’ombre de l’Objet tombe sur le moi". Suicide.
L’auteur raconte sa propre histoire. La mère morte à l’impossible deuil c’est l’Algérie coloniale. Camus a pu croire échapper à son destin mélancolique en s’abrutissant dans la débauche sociétale comme défense maniaque. Mais cela ne pouvait le mener nulle part ailleurs qu’au suicide appelé et trouvé sous la forme d’un arbre au bord de la route.
Ce schéma psychopathologique de la psychose coloniale s’applique point par point au schéma psychopathologique israélien actuel parvenu au stade de décompensation génocidaire-suicidaire.
Peut-être qu’Ozon est passé à côté de quelque chose quelque part.

13/11/2025 16:25 par LAGIER

Edward Saïd écrivait ce qui est en cause , c’est le passage à la trappe de l’Histoire dans le raisonnement de Camus
1830 ou la conquête par la force d’un territoire qui ne vous appartient pas
En terme cru : LE VOL D’UN PAYS
La vision française de Camus d’un pays : cela se traduit dans ses romans par une saisissante absence d’ Arabes
Ils sont complètement anonymes , ils n’ont pas de nom
Camus fait partie de cette petite bourgeoisie française qui a PEUR des Arabes
Annie Lacroix-Riz dit : Faire de Camus un grand héros progressiste , c’est une plaisanterie
Pourquoi en fait-on un héros ? Pour la simple raison qu’il est anticommuniste
Comment les Algériens ont conquis leur LIBERTE et leur INDEPENDANCE ? En s’emparant de la Déclaration des Droits de l’Homme et des principes républicains ; Liberté , Egalité , Fraternité qui ne leur étaient jamais appliqués ce qui en faisait des citoyens de seconde zone
On ne refait pas l’Histoire mais l’enseigner sans la falsifier OUI

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