10 

Contre la banalisation et la normalisation de l’ingérence

En avril dernier, Ignacio Ramonet proposait dans (les colonnes de Mémoire des Luttes) un texte intitulé « Libye, le juste et l’injuste ». La guerre avait été lancée quelques semaines plus tôt, inaugurée par des appareils français qui, les premiers, eurent l’honneur de déverser leurs bombes sur Tripoli. Ce 19 mars, « une onde de fierté parcourt l’Elysée » rapportait alors Le Monde  [1]. A ce moment, les experts et commentateurs n’en doutaient pas : en quelques jours, quelques semaines au plus, le pays serait débarrassé du « tyran » grâce à au soulèvement populaire attendu, facilité par le coup de pouce aérien de la coalition, tout cela illuminé par la sage aura de Bernard-Henri Lévy.

Dans son texte, Ignacio Ramonet prenait certes ses distances avec l’OTAN. Il n’en estimait pas moins, dès sa première phrase : « Les insurgés libyens méritent l’aide de tous les démocrates ». Dieu soit loué, certains démocrates n’ont pas lésiné sur l’aide : en cinq mois, plus de 15 000 sorties aériennes ont permis d’offrir quelques milliers de tonnes de bombes, sans parler des missiles dernière génération, des forces spéciales terrestres sous forme d’instructeurs - un cadeau en principe prohibé, mais quand on aime, on ne compte pas. Seule comptait l’issue : victoire Total.

Le jeu de mots est certes facile ; il est cependant inévitable, notamment depuis que Libération [2] a révélé la lettre aux termes de laquelle le Conseil national de transition (CNT) s’était engagé à accorder 35% des concessions du pays au groupe pétrolier « en échange » (c’est le terme employé) de l’engagement militaire français (un document qui a naturellement fait l’objet d’un démenti précipité du Quai d’Orsay). Noble cause que celle du combat pour la liberté des peuples. Au demeurant, cela n’a pas échappé à l’auteur, qui note, à la fin de son article : « L’odeur de pétrole de toute cette affaire empeste ».

Certes. Mais pour autant, il reprend à son compte l’approche d’ensemble des dirigeants occidentaux et des médias qui leur sont liés. En particulier le schéma qui analyse le soulèvement libyen comme partie prenante du « printemps arabe ». Or une telle approche globalisante fait fi de chaque réalité nationale. En l’espèce, elle induit même un contresens.

En Tunisie puis en Egypte, les mouvements populaires, qui n’étaient certes pas réductibles l’un à l’autre, ont cependant revêtu d’importants points communs. Sur le plan intérieur, la mobilisation a vu converger les classes populaires et ce qu’il est convenu d’appeler les « classes moyennes », dans un mouvement dont les exigences sociales étaient inséparables des objectifs démocratiques ; dans chacun de ces deux pays, les luttes et grèves ouvrières des dernières années - durement réprimées - ont constitué un terreau essentiel au développement du mouvement, le tout sur fond d’une pauvreté massive.

Sur le plan extérieur, Zine el-Abidine Ben Ali comme Hosni Moubarak étaient sans conteste des marionnettes du camp occidental, dont ils ont toujours été partie intégrante, tant géopolitiquement, économiquement, qu’idéologiquement.

Fort différente était la situation libyenne. Sur le plan social, tout d’abord : le pays était, de très loin, le plus avancé d’Afrique selon le critère de l’Indice de développement humain (IDH). Il est à cet égard saisissant de compulser les statistiques fournies par le PNUD [3], que cela concerne l’espérance de vie (74,5 ans - avant la guerre, s’entend), l’éradication de l’analphabétisme, la place des femmes, l’accès à la santé, à l’éducation. Les subventions au niveau de vie et à la protection sociale étaient très substantielles. Point n’est besoin de faire partie du fan-club de Mouammar Kadhafi pour rappeler cela.

Par ailleurs, de par son histoire, ce dernier peut difficilement être assimilé à ses deux anciens voisins. Certes, Ignacio Ramonet note avec raison que, depuis le tournant des années 2000, il impulsa un rapprochement progressif avec les Occidentaux. Dans la dernière période, ceux-ci lui déroulèrent le tapis rouge, business oblige. Ils ne l’ont cependant jamais considéré comme « faisant partie de la famille » : trop imprévisible, et surtout n’ayant pas abandonné un discours de tonalité « tiers-mondiste », en particulier au sein de l’Union africaine au sein de laquelle il jouait un rôle tout particulier.

Pour autant, les privatisations et libéralisations mises en route ces dernières années n’ont pas été sans conséquences en termes de classe : une certaine catégorie de la population s’est enrichie, parfois considérablement, en même temps qu’elle intégrait l’idéologie libérale. Une partie de ceux-là même à qui le « Guide » avait confié la « modernisation » du pays, et les contacts privilégiés avec la haute finance mondiale (et son arrière-plan universitaire, notamment aux Etats-Unis) en sont venus à estimer que, dans ce contexte, le dirigeant historique était plus un obstacle qu’un atout pour l’achèvement du processus. Une partie des classes moyennes et de la jeunesse aisée, particulièrement à Benghazi pour des raisons historiques, a donc constitué une base sociale à la rébellion - une rébellion qui fut, dès le début, armée, et non pas constituée de foules pacifiques.

Les innombrables reportages et entretiens avec la jeunesse « anti-Kadhafi » étaient à cet égard édifiants. Le Monde [4] citait ainsi ces jeunes femmes aisées qui criaient « pas de lait pour nos enfants, mais des armes pour nos frères ». Un slogan qui eût probablement stupéfié les manifestants égyptiens. Et qui illustre en tout cas l’absurdité d’une analyse globalisante.

Bref, une absence de revendications sociales, voire une exigence de « plus de liberté économique » ; des appels - pas systématiques, mais fréquents cependant, et qui se confirment aujourd’hui - à une application plus stricte de la « loi islamique » ; des chefs du CNT étroitement liés au monde des affaires occidental, voire formés par lui ; et un mouvement qui n’a pu l’emporter que par la grâce des bombardements otaniens - tout cela ne s’appelle pas précisément une révolution. Symboliquement, le « nouveau » drapeau libyen est l’ancien oriflamme de l’ex-roi Idris Ier, renversé en 1969. Dès lors, le terme qui vient à l’esprit serait plutôt une contre-révolution.

Si on retient cette hypothèse - ne serait-ce qu’au titre du débat - alors l’optique change quelque peu. Cela ne signifie certes pas que les insurgés décidés à liquider Mouammar Kadhafi soient tous des agents occidentaux : beaucoup sont certainement sincères. Mais nombres de Chouans aussi l’étaient, lors des guerres de Vendée. Nombre d’entre eux furent cependant massacrés - parfois aveuglément, mais à bon droit si l’on voulait sauver la jeune Révolution.

En matière de « massacres », du reste, il ne semble pas que les protégés des puissances alliées aient beaucoup à apprendre, c’est le moins qu’on puisse dire. Cela vaut en particulier pour les véritables pogroms qui se sont déroulés - et se déroulent peut-être toujours - à l’encontre des civils à peau noire. Présentés comme des « bavures » par les médias occidentaux faute d’avoir pu être totalement passés sous silence, il semble bien que leur ampleur dépasse très largement ce qui nous fut montré. Surtout, ils témoignent d’un racisme de classe, puisque, Libyens ou immigrés, les Noirs formaient les gros bataillons de ce qu’on pourrait appeler, au sens large, la classe ouvrière, peu en odeur de sainteté parmi les insurgés, en Cyrénaïque particulièrement.

Pour autant, la « protection des civils » n’est pas seulement un sommet d’hypocrisie de la part des dirigeants occidentaux. Elle constitue surtout le chausse-pied de l’ingérence, en absolue contradiction avec le principe fondateur de la Charte des Nations unies : la souveraineté et l’égalité en droit de chaque Etat.

C’est ce principe éminemment progressiste que défendent à bon droit les dirigeants cubains, vénézuéliens et bien d’autres latino-américains, au grand dam de l’auteur. Ce dernier dénonce ainsi l’« énorme erreur historique » qu’aurait constitué leur refus de prendre parti en faveur des rebelles. En adoptant cette attitude, ils apportent au contraire la plus grande contribution qui se puisse imaginer à l’émancipation sociale et politique des peuples. Il est vrai qu’en matière d’ingérence, l’historique sollicitude des Yankee à l’égard de leurs voisins du sud les a vaccinés.

Caracas, La Havane, et d’autres sont accusés par Ramonet de pratiquer une « Realpolitik » selon laquelle les Etats agissent en fonction de leurs intérêts. Heureusement qu’il en est ainsi ! Car l’intérêt d’Etat du Venezuela, de Cuba, et des pays latino-américains (et tout particulièrement des progressistes) est bien de se défendre contre la « légalisation » de l’ingérence qui n’a d’autre objet que de justifier l’immixtion des puissances impériales dans les affaires des autres.

Ignacio Ramonet loue donc la résolution onusienne 1793 autorisant l’emploi de la force contre Tripoli. Il voit dans l’aval préalable de la Ligue arabe un surcroît de légitimité à ce texte. Singulière approche : cette organisation, dont l’inféodation étroite aux Occidentaux n’est pas un secret, ne s’était pas jusqu’à présent illustrée par son engagement concret en faveur de la liberté des peuples (et du peuple palestinien en particulier). Dominée par des poids lourds aussi progressistes que l’Arabie saoudite, elle est un référent incontestable dès lors qu’il s’agit de promouvoir la démocratie…

L’auteur ajoute que « des puissances musulmanes au départ réticentes, comme la Turquie, ont fini par participer à l’opération ». Faut-il comprendre qu’une puissance musulmane a une légitimité toute particulière pour bénir le vol des Rafale et autres Mirage ? Voilà , en tout cas, qui fera plaisir aux Kurdes.

Enfin, pour achever de fustiger Chavez, Castro ou Correa, Ramonet rappelle que « de nombreux dirigeants latino-américains (avaient) dénoncé, à juste titre, la passivité ou la complicité de grandes démocraties occidentales devant les violations commises contre la population civile, entre 1970 et 1990, par les dictatures militaires au Chili, Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay ».

Rappelons à cet égard ce que l’auteur sait mieux que quiconque : en fait de « passivité » ou de « complicité » des « démocraties occidentales », c’est en réalité à l’instigation directe de celles-ci, et avec leur concours actif, que les coups d’Etat sanglants ont été menés à bien. Pour autant, l’on ne sache pas qu’à l’époque, les démocrates de ces pays aient sollicité des raids aériens sur Santiago, ou l’envoi de commandos à Buenos-Aires. C’est par eux-mêmes - et jamais de l’extérieur - que les peuples se libèrent.

Au-delà du cas libyen, c’est bien ce point, le plus essentiel, qui mérite débat entre tous ceux qui se reconnaissent dans le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes - ce qu’on appelait jadis l’anti-impérialisme. Jadis ? En fait jusqu’à ce que la chute de l’URSS et du pacte de Varsovie ouvre la voie à la reconquête de la totalité de la planète par le capitalisme, ses dominations et ses rivalités impériales. Et ne laisse d’autres choix aux pays que de s’aligner sur les canons (au sens religieux) des droits de l’homme, de l’Etat de droit et de l’économie de marché - trois termes devenus synonymes ; ou de se placer sous le feu des canons (au sens militaire) des gendarmes planétaires autoproclamés toute honte bue « communauté internationale ».

A cet égard, on peut évoquer une scène qui se déroula à Bruxelles, lors du sommet européen des 24 et 25 mars dernier. Il est près d’une heure du matin. Le président français déboule dans la salle de presse. Interrogé sur les bombardements engagés cinq jours plus tôt, il jubile : « C’est un moment historique. (…) ce qui se passe en Libye crée de la jurisprudence (…) c’est un tournant majeur de la politique étrangère de la France, de l’Europe et du monde ».

Nicolas Sarkozy dévoilait là en réalité ce qui est probablement l’objectif le moins visible, mais le plus lourd, de la guerre engagée. Le matin même, le conseiller spécial du secrétaire général de l’ONU qualifiait également d’« historique » la résolution mettant en oeuvre la « responsabilité de protéger », pour la première fois depuis l’adoption de ce redoutable principe en 2005. Edward Luck poursuivait : « Peut-être notre attaque contre Kadhafi (sic !) est-elle un avertissement à d’autres régimes » [5].

Certes, en matière d’ingérence armée contre un Etat souverain, ladite « communauté internationale » (à géométrie variable) n’en est pas à son coup d’essai. Mais c’est la première fois que le Conseil de sécurité de l’ONU donne son feu vert explicite, et que le secrétaire général de celle-ci, Ban Ki-moon, joue un rôle actif dans le déclenchement des hostilités. Il faut bien mesurer la portée d’une telle situation : la mise en cause brutale de la souveraineté des Etats légalisée - à défaut d’être légitime. Les oligarchies planétaires dominantes, qui ont pour horizon ultime une « gouvernance mondiale » sans frontière ont ainsi marqué un point considérable : l’interventionnisme (« préventif », précise même M. Luck) peut être désormais la règle.

Cette conception, qui contredit explicitement la Charte des Nations unies, constitue une bombe à retardement : elle sape le fondement même sur lequel celle-ci avait été écrite et pourrait signifier un véritable retour à la barbarie dans l’ordre des relations internationale.

Car la défense sans compromis du principe de non-ingérence ne relève en rien d’un culte intégriste, archaïque et obtus, mais d’abord d’une raison de principe : c’est à chaque peuple, et à lui seul, de déterminer les choix qui conditionnent son avenir, faute de quoi c’est la notion même de politique qui est vidée de son sens - et ce, quels que soient les chemins dramatiques que celle-ci doit parfois affronter.

Il en va de l’ingérence exactement comme de la torture : en principe, les gens civilisés sont contre l’emploi de cette dernière - mais il se trouve toujours quelqu’un pour affirmer qu’« en des cas extrêmes », on doit pouvoir faire une exception (« pour éviter des attentats meurtriers » disait-on lors des « événements » d’Algérie ; pour « éviter le massacre de civils », justifie-t-on aujourd’hui à l’Elysée et ailleurs). Or tout le prouve : dès lors qu’on admet une exception, on en admet dix, puis cent, car on a accepté le débat sordide qui met en balance les souffrances infligées à un supplicié et les gains qu’on en attend, toujours présentés sous un jour humaniste. Il en va de même avec le respect de la souveraineté : une seule exception mène à l’éradication de la règle.

Il n’y a aucune - aucune ! - circonstance qui justifie l’ingérence. Quand bien même Nicolas Sarkozy mènerait une politique totalement contraire aux intérêts de son pays et de son peuple (hypothèse absurde, bien sûr), cela ne justifierait en rien que les avions libyens - ou bengalais, ou ghanéens - ne descendent en piqué sur les Champs-Élysées.

A cet égard, on reste perplexe devant l’affirmation selon laquelle « l’Union européenne a une responsabilité spécifique. Pas seulement militaire. Elle doit penser à la prochaine étape de consolidation des nouvelles démocraties qui surgissent dans cette région si proche ». Force est de constater que Ramonet reprend mot pour mot les ambitions affichées par Bruxelles. Passons sur le « pas seulement militaire » qui signifie, si les mots ont un sens, que l’UE serait fondée à intervenir aussi militairement. Mais cette « responsabilité spécifique » dont ne cessent de se réclamer les dirigeants européens, qui donc leur aurait confiée ? La « bienveillance » qui échoirait naturellement au voisinage et à la puissance ? Voilà précisément la caractérisation même d’un empire - fût-il ici en gestation.

On ne peut s’empêcher de penser au discours que tint à Strasbourg l’actuel président de la République - c’était en janvier 2007, il était en campagne et entendait confirmer son engagement d’« Européen convaincu ». Il exaltait alors « le rêve brisé de Charlemagne et celui du Saint Empire, les Croisades, le grand schisme entre l’Orient et l’Occident, la gloire déchue de Louis XIV et celle de Napoléon (…) » ; dès lors, poursuivait Nicolas Sarkozy, « l’Europe est aujourd’hui la seule force capable (…) de porter un projet de civilisation ». Et de conclure : « je veux être le président d’une France qui engagera la Méditerranée sur la voie de sa réunification (sic !) après douze siècles de division et de déchirements (…). L’Amérique et la Chine ont déjà commencé la conquête de l’Afrique. Jusqu’à quand l’Europe attendra-t-elle pour construire l’Afrique de demain ? Pendant que l’Europe hésite, les autres avancent ».

Ne voulant pas être en reste, Dominique Strauss-Kahn appelait de ses voeux, à peu près à la même époque, une Europe « allant des glaces de l’Arctique au nord jusqu’aux sables du Sahara au sud (…) et cette Europe, si elle continue d’exister, aura, je crois, reconstitué la Méditerranée comme mer intérieure, et aura reconquis l’espace que les Romains, ou Napoléon plus récemment, ont tenté de constituer  ». Du reste, la plus haute distinction que décerne l’UE a été baptisée « prix Charlemagne » - indice de ce que fut l’intégration européenne dès son origine, et n’a jamais cessé d’être : un projet nécessairement d’essence impériale et ultralibérale.

Le débat ne porte donc pas sur le point de savoir si le colonel Kadhafi est un enfant de choeur exclusivement préoccupé du bonheur des peuples, mais bien sur ce qui pourrait caractériser le monde de demain : le libre choix de chaque peuple de déterminer son avenir, ou la banalisation et la normalisation de l’ingérence, fût-ce sous les oripeaux des « droits de l’Homme » ?

Car il faut rappeler une évidence : l’ingérence n’a jamais été, et ne sera jamais, que l’ingérence des forts chez les faibles. Le respect de la souveraineté est aux relations internationales ce que l’égalité devant le scrutin - un homme, une voix - est à la citoyenneté : certes pas une garantie absolue, loin s’en faut, mais bien un atout substantiel contre la loi de la jungle. Celle-là même qui pourrait bien s’instaurer demain sur la scène mondiale.

Et si tout cela parait trop abstrait, l’on peut revenir à l’histoire récente de la Libye. Après avoir été pendant des années soumis à l’embargo et traité en paria, le colonel Kadhafi a opéré le rapprochement évoqué ci-dessus avec l’Ouest, ce qui s’est notamment concrétisé, en décembre 2003, par le renoncement officiel à tout programme d’armement nucléaire en échange de garanties de non-agression promises notamment par Washington. Force est de mesurer, huit ans plus tard, ce que valait cet engagement : il a été tenu jusqu’au jour où l’on a estimé qu’on avait des raisons de le piétiner. Du coup, aux quatre coins du globe, chacun est à même de mesurer ce que vaut la parole des puissants, et quel prix ils accordent au respect des engagements souscrits.

Les dirigeants de la RPDC (Corée du Nord) se sont ainsi félicités publiquement de ne pas avoir cédé aux pressions visant à leur faire abandonner leur programme nucléaire. Ils ont eu raison. Il serait logique qu’à Téhéran, à Caracas, à Minsk et dans bien d’autres capitales encore, on tire également les conséquences qui s’imposent. Ce serait même parfaitement légitime.

A peine quelques mois avant la Libye, il y eut la Côte d’Ivoire - autre fierté sarkozienne : déjà le Conseil de sécurité de l’ONU y avait béni la politique de la canonnière, au seul prétexte de l’irrégularité alléguée d’une élection - une première !

Et déjà les Occidentaux briquent leurs armes (militaires et idéologiques) pour de prochaines aventures. Ainsi « Paddy » Ashdown - qui fut notamment Haut Représentant de l’Union européenne en Bosnie-Herzégovine pendant quatre ans… - vient-il de confier au Times [6] qu’il convenait désormais d’adopter et de s’habituer au « modèle libyen » d’intervention, par opposition au « modèle irakien » d’invasion massive, qui a montré ses insuffisances.

Pour sa part, le secrétaire général de l’OTAN, plaidait, le 5 septembre, pour que les Européens intègrent mieux leurs moyens militaires en cette période de restrictions budgétaires. Car, pour Anders Fogh Rasmussen, « comme l’a prouvé la Libye, on ne peut pas savoir où arrivera la prochaine crise, mais elle arrivera ». Voilà qui a au moins le mérite de la clarté.

A cette lumière, est-il bien raisonnable d’analyser la crise syrienne comme le soulèvement d’un peuple contre le « tyranneau » Bachar El-Assad ? Il n’est pas interdit de penser au contraire que ce dernier est en réalité « le suivant » sur la liste des chancelleries occidentales. Dès lors, n’y a-t-il rien de plus urgent, au regard même de la cause de l’émancipation des peuples, que de s’aligner, fut-ce involontairement, sur ces dernières ?

Eu égard aux engagements d’Ignacio Ramonet, on ne lui fera pas l’injure de l’assimiler à la « gauche », qui a depuis longtemps renoncé à la mémoire des luttes. Mais force est de constater qu’il se situe en l’espèce dans la foulée de cette dernière qui a sans hésiter choisi son camp dans l’affaire libyenne. Ce qui illustre une nouvelle fois ce triste paradoxe de notre époque : les forces du capital mondialisé et de l’impérialisme revigoré trouvent désormais l’essentiel de leurs munitions idéologiques à « gauche » - des « droits de l’Homme » à l’immigration, de l’écologie au mondialisme (qui est l’exact contraire de l’internationalisme). Mais cela est un autre débat.

Quoique.

Pierre Lévy

Lire La réponse d’Ignacio Ramonet : Massacrer à bon droit ?

COMMENTAIRES  

28/09/2011 12:17 par un homme qui passe

A monsieur Ignatio Ramonez s’il lui arrive de lire le grand soir.
Les pays de l’Amérique latine quel qu’ils soient, seront les perdants avec ses révolutions arabes qu’ils les aient soutenu ou pas. Et je ne crois pas que la diplomatie des pays de l’Amériques latines ne voyait pas ce qui se jouait dans ces pays. La guerre menée par l’occident à la Libye, comme celle qu’ils préparent pour la Syrie ne peuvent en aucun cas être considérées comme des actes de soutien aux peuples arabes. Il faut être de mauvaise foi ou aveugle pour le penser. C’est plutôt pour endiguer les révoltes arabes et les faire échouer. Les peuples arabes sauf miracle risquent de connaitre ce qu’avaient connu les peuples de l’Amérique latine durant les années 70 à 90 et certainement pire pour d’autres raisons. A trop vouloir goinfrer les arabes de démocratie, ils risquent de la rendre.

Non, il y a de quoi désespérer de notre monde. Tout est devenu vil à quelques exceptions près.

28/09/2011 13:53 par lisa

Ce "droit d’ingérence", est un mot orwellien de double langage censé masquer les véritables motifs de ces expéditions coloniales et impérialistes. Ce qui choque dans cette affaire c’est le silence des médias et de la gauche. On a l’impression d’un consensus quasi absolu. A croire que la démocratie, donc la parole, est verrouillée.

28/09/2011 18:18 par Scual

"C’est par eux-mêmes - et jamais de l’extérieur - que les peuples se libèrent."

Cela veut-il dire que depuis 1945, nous ne nous sommes toujours pas libéré des Américains ?

Voila qui permet d’analyser l’histoire sous un angle nous éclairant sur pas mal de choses.

28/09/2011 19:13 par legrandsoir

Ouais, Michel Sardou en son temps chantait "Si les Ricains n’étaient pas là , nous serions tous en Germanie..." pendant que 20 millions de morts à l’est se retournaient dans leurs tombes.

28/09/2011 23:33 par prairial

@Pierre Levy

et pourtant ...Ignacio Ramonet , fer de lance du monde Diplo, pendant au moins cinq siècles , a toujours revendiqué son appartenance à la ’’ gauche ’’ , manière facile de ne pas se trouver seul d’une part et isolé par ailleurs , ce qu’il ne fut jamais lorsqu’il exerça ses fonctions au mensuel sus-nommé .
Comment à présent l’exonérer de ces prises de positions ? Je trouve assez facile de faire le tri des lentilles une fois le résultat annoncé .
J’ apprécie les hommes qui se revendiquent d’un parti , d’une appartenance , quels qu’ils soient , à un moment donné . Il se trouve que Ramonet fut de gauche pendant tout le temps où cette congrégation dominait sur la tribune et qu’il est devenu très raisonnablement indépendant après .
Tout le monde a le droit d’involuer , certes , mais au moins convient-il de se définir ....au moins une fois, un peu comme ces coqs de dessus clochers d’église qui dans l’imaginaire et par manque de lubrifiant se figeraient un instant et chanteraient une seule fois ’’ voici où est la meilleure vue selon moi et voici où le vent dominant me positionne ’’ . Pour le coup , nous aurions au moins le choix du ralliement .

29/09/2011 08:28 par Greg S

Ceux qui hier critiquaient Philippe Val, André Glucksmann, Bernard Kouchner ou Bernard Henry-Lévy et décernaient des laisses d’or á tour de bras aux "nouveaux chiens de garde" de la Pax Americana en Irak ou en ex-Yougoslavie, ont soudain découvert les vertus du pragmatisme... Comme si le massacre n’avait été préparé depuis longtemps par la sainte alliance de l’ OTAN et des grands médias, les Mélenchon, Halimi ou Ramonet ont pris le soin d’élaborer des arguments "pour et contre", en toute objectivité. On en a même profité pour critiquer la gauche latino-américaine, forcément plus primitive. Il est vrai que la France doit savoir donner de la voix lorsque son intelligence gaullienne est menacée par l’hystérie du Sud. En attendant la traduction en justice des militaires Pierre Lévy rappelle que le massacre aurait pu être évité si la gauche avait mobilisé l’opinion au lieu de la désarmer.

29/09/2011 22:01 par pilhaouer

Il n’est pas si facile en effet de se positionner exactement .
Mais avec le temps, les choses se décantent.
On attendrait maintenant d’IGNACIO RAMONET qu’il dénonce les bombardements de l’OTAN contre des populations civiles à Syrte et Bani Walid, en (légère) contradiction avec la résolution 1973 du "machin" et prenne position contre ce nouveau pouvoir qui tolère les massacres d’africains noirs considérés comme mercenaires. C’est trop demander ?

Qui sont maintenant les "rebelles " en Libye ?

Quant à demander à Chavez, qui est un des prochains sur la liste, de prendre parti pour l’ingérence humanitaro-pétrolière, c’est gonflé !

Ladiplomatie latino-américaine a commis une erreur stratégique majeure, dont elle supportera les conséquences longtemps. Et que la jonction historique - possible, virtuelle - entre les principales forces progressistes du monde, celles d’Amérique latine, et les forces populaires émergentes dans le Monde arabe a été ratée.

De quelles forces populaires émergentes s’agit-il en Libye ? Le CNT ? Les ex-ministres de Khaddafi.?

30/09/2011 16:25 par Anonyme

Une lecture de la réponse d’Ignacio Ramonet :

« On ne peut plus accepter, au nom de la raison d’Etat (définie en 1648 par le Traité de Westphalie qui mit fin, en Europe, à la guerre de Trente ans), qu’un pouvoir non légitime (c’est-à -dire non élu) exerce un droit de vie, de mort et de terreur sur ses propres citoyens. »

S’il s’agit là de Khadafi, Ignacio Ramonet aurait dû lire les reportages de TELESUR sur les assassinats qui lui étaient attribés par la propagande. Mais si l’Amérique Latine commet une « erreur stratégique » en ne soutenant pas les mensonges des médias occidentaux… alors, ceux-ci doivent-ils être répétés consciencieusement ? Par ailleurs, Obama a été « élu » (« démocratiquement », tant qu’on y est), de même que Sarkozy, Piñera, and Co mais ceux-ci n’exercent sans doute pas un pouvoir de vie, de mort et de terreur sur leurs propres citoyens. Pas plus que sur leurs journalistes.

Peut-être faudrait-il balayer devant sa porte avant de songer à faire le ménage chez les autres. Et dire d’une façon - qui les fait sourire, tant la "˜ Communauté Internationale’ l’a brandie pour attiser le sentiment de supériorité des « Occidentaux » : « On ne peut plus accepter »… mais pas pour « les autres »

Il y a aussi :

« Enfin, je réprouve radicalement cet étrange raisonnement de Pierre Lévy selon lequel, en certaines circonstances, des Etats seraient autorisés à "massacrer à bon droit". »

"massacrer à bon droit", ainsi présenté, en italique et avec des guillemets, aurait pu être une citation exacte du texte de Pierre Lévy . En fait, elle est circonstanciée ici : « Mais nombres de Chouans aussi l’étaient, lors des guerres de Vendée. Nombre d’entre eux furent cependant massacrés - parfois aveuglément, mais à bon droit si l’on voulait sauver la jeune Révolution. », et elle contredit la suite de ce qu’en dit Ignacio Ramonet : « L’expérience historique a définitivement démontré que nulle construction politique de progrès ne peut être édifiée sur la base d’une si exécrable pensée. ». La Révolution Française non plus. CQFD ?

30/09/2011 18:48 par lolomar

La réponse d’I Ramonet est bien faible et appellerait maintes mises au point, mais bon nous n’allons pas perdre notre temps. Tout est dit et très clairement par Pierre Lévy dans cet article et combien plus encore par les discours des Présidents Chavez, Moralés et Ahmadinejad dernièrement à l’ONU !

03/10/2011 17:03 par Bonjour

Comment Ignacio Ramonet peut-il reprendre à son compte un raccourci militaire visant à éradiquer le "foyer perturbateur" du monde (cet "arc de toutes les crises"). Ce concept fait l’impasse sur les premiers responsables et la colonisation qui est la première cause de cet "axe perturbateur". La preuve en est que les pays arabes ne sont toujours pas maîtres de la redistribution de leurs ressources pour leurs populations (la Libye étant à ce sujet l’exemple le plus gênant). Comment les pays d’Amérique latine pourraient-ils soutenir un processus de révolutions inspirées ou provoquées dont ils savent que le contrôle revient aux mêmes ? Il eut été préférable qu’Ignacio Ramonet défende avec franchise cette opération qui permet d’installer un cordon de sécurité autour d’Israel tout en évitant que les ressources pétrolières du Moyen-Orient ne tombent aux mains des Russes ou des Chinois. Félicitations à Pierre Lévy.

(Commentaires désactivés)