Depuis 2014, le Yémen est le théâtre d'affrontements violents entre des rebelles Houthis (1) (soutenus par l'ancien président Saleh, et, plus indirectement, par l'Iran) d'une part et les anciennes forces gouvernementales (soutenues par l'Arabie Saoudite et de nombreux autres pays) d'autre part. Succédant à une série de mouvements de protestation Houthistes contre la politique gouvernementale (lenteur d'application des mesures prévues par la conférence de dialogue national de 2012, fin des subventions sur les produits pétroliers ...), ce conflit a véritablement démarré le 21 septembre 2014, lorsque les rebelles ont quitté leur zone d'influence au nord du pays pour venir s'emparer de Sanaa, la capitale. Et alors que ces derniers prenaient les rennes du pouvoir et conquéraient progressivement l'ensemble du pays (obligeant Hadi, le président en exercice à fuir, d'abord vers le sud du pays, puis vers l'Arabie Saoudite), il n'a pas fallu attendre longtemps pour que des puissances étrangères se mêlent à la partie. Ainsi, ce que l'on a souvent présenté comme une simple guerre civile, une lutte de factions pour le pouvoir, correspond en vérité à un conflit beaucoup plus large, mêlant l'influence géostratégique des puissances régionales et les intérêts économiques des grandes puissances mondiales.
Révolte éclair et accords de paix
Au départ, les choses n’étaient pourtant pas parties pour durer autant. Ainsi, peu de temps après que les Houthis (soutenus par les brigades restées fidèles à l’ancien président Saleh) aient pris le contrôle des institutions le 21 septembre 2014, un accord de paix national avait pu être conclu entre le gouvernement sortant, les Houthis et les dirigeants des principaux partis du pays. Conduit sous l’égide de l’envoyé spécial des nations-unies pour le Yémen, Jamal Benomar, cet accord stipulait notamment la formation d’un gouvernement de conciliation dans les mois suivants, gouvernement qui avait finalement pu être nommé dès la fin du mois d’octobre.
Certes, tout n’était pas réglé. De nouveaux conflits avaient d’ailleurs éclaté quelques mois plus tard, le 20 Janvier 2015, autour du nouveau projet de découpage territorial (2) proposé par Hadi et son cabinet, lequel amoindrissait le pouvoir des Houthis et privait leur fief (dans le nord) de tout accès à la mer. Les Houthis avaient alors dissolu le parlement et obtenu la démission de Hadi le 22 janvier, avant que ce dernier, assigné à résidence, ne parvienne à s’enfuir vers Aden (dans le sud du pays).
Mais malgré ces soubresauts, la tendance restait celle d’une fin de conflit. Comme avait d’ailleurs pu en témoigner l’accord signé le 20 février (entre les parties en conflit) pour la création d’un conseil populaire de transition. Et même si Hadi avait tenté de reprendre la main depuis Aden (en revenant sur sa démission notamment), sa position n’était plus tenable pour longtemps. Ainsi ce dernier allait-il être obligé de fuir une nouvelle fois (vers l’Arabie Saoudite) après la prise d’Aden par les Houthis le 25 mars 2015.
En démissionnant de son poste le mois suivant, le médiateur Benomar expliquera que "les Yéménites étaient très proche d’un accord" avant le "début de l’intervention Saoudienne" ; un accord qui prévoyait que les Houthis retirent leurs milices des villes et qui entérinait le fait que Hadi puisse exercer un rôle dans le futur gouvernement (3).
De fait, pourquoi (et comment) un tel accord a t-il pu capoter ? Tout simplement, parce que l’Arabie Saoudite n’en voulait pas : elle ne voulait pas d’un accord qui entérine une reconnaissance politique des Houthis. Rappelons que ces derniers sont d’obédience Zaïdiste, une branche du Chiisme. Or, depuis toujours, l’Arabie Saoudite, leader Sunnite de la région, cherche à contenir l’expansion de son voisin Iranien, leader du monde Chiite. Ainsi surveille t-elle de très près les minorités Chiites présentes dans de nombreux pays (y compris le sien, puisque 15 % de sa population est de cette confession). Et n’hésite pas à prêter main forte à tous les groupes qui les combattent ; qu’il s’agisse tantôt de pouvoirs en place (comme au Bahreïn ou au Yémen pendant la période des printemps Arabes) tantôt de groupes insurrectionnels (comme ceux qui tentent depuis 2011 de renverser la minorité Chiite Alaouïte au pouvoir en Syrie).
Du parti-pris international au blanc-seing donné à l’Arabie Saoudite
S’il est des conflits pour lesquels le conseil de sécurité de l’ONU est resté passif (4), ce n’est pas le cas du conflit Yéménite. Pour autant, il est toujours difficile de ne pas le blâmer pour son manque d’impartialité. Le 7 novembre 2014, soit un peu plus d’un mois après la prise de Sanaa, sa première décision fût ainsi de sanctionner, par un gel des avoirs et une interdiction de voyager, l’ex-président Saleh ainsi que deux responsables Houthis (5).
S’agissait-il de contrer toute initiative militaire afin de forcer les parties en présence à trouver une issue diplomatique au conflit ? S’agissait-il de réunir tout le monde autour de la table afin d’essayer de trouver une solution qui fasse consensus ? Il faudra attendre la résolution 2216 du 14 avril 2015 pour être fixé (6).
Dans cette résolution (proposée par la Jordanie et activement soutenue par les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France), l’organe onusien "soutient la légitimité du président Hadi" qu’elle reconnaît toujours comme "le président en exercice", demande aux Houthis de "déposer les armes" en se retirant de toutes les zones dont ils ont pris le contrôle", impose un embargo sur les armes à ces derniers et enfin, "affirme son soutien au Conseil de coopération du Golfe" en "saluant l’engagement pris par celui-ci" dans la résolution du conflit.
Nous sommes le 14 avril 2015, soit un peu moins d’un mois après le début de l’offensive Saoudienne contre les Houthis (opération "Tempête décisive"). Sachant que le Conseil de coopération du Golfe est un club de pétromonarchies sunnites, donc hostiles par essence à l’Iran chiite et à ses ramifications (Houthis entre autres), comment ne pas interpréter la résolution 2216 comme un blanc-seing donné à l’Arabie Saoudite (leader du conseil précité) pour frapper les miliciens Houthis pendant qu’on "leur attache les mains dans le dos".
Attention, il ne s’agit pas ici de prendre la défense des Houthis et encore moins celle de l’ancien président Saleh (dont le cynisme et l’arrivisme politique ne sont plus à prouver (7)), mais de montrer comment la "communauté internationale" a transformé un conflit interne de courte durée (et pratiquement terminé) en une guerre multinationale interminable.
Par là, il s’agit aussi de mettre en exergue le "deux poids deux mesures" opéré par cette même communauté internationale, toute aussi prompte à soutenir certaines "bonnes" révoltes (quitte à engendrer le chaos et des désastres humanitaires, comme en Libye et en Syrie) qu’à soutenir des régimes autocratiques "amis" (comme en Tunisie ou au Bahreïn pendant la période des printemps Arabes).
Dans tous les cas, force est de constater la formidable propension de la communauté internationale à faire durer et à aggraver les conflits, conflits qui auraient été terminés depuis longtemps (8) sans son intervention (par la victoire du président/dictateur en place comme en Libye et en Syrie, ou par celle des rebelles comme actuellement au Yémen).
L’offensive Saoudienne
En fait, l’Arabie Saoudite n’a pas eu besoin d’attendre la résolution 2216 pour commencer à passer à l’attaque. Un mois plus tôt, le 22 mars 2015, le Conseil de sécurité de l’ONU publiait déjà une déclaration unanime appuyant "la légitimité du Président du Yémen", accusant unilatéralement les Houthis de "compromettre la transition politique au Yémen" et invitant les parties en conflits à se placer sous les bons auspices du Conseil de coopération du Golfe en allant négocier ... à Riyad (la capitale Saoudienne)(9).
Prenant le soin de demander "aux États Membres de s’abstenir de toute ingérence qui viserait à attiser le conflit ...", cette déclaration ressemblait ainsi à un mandat de sous-traitance, un mandat qui déléguait à l’Arabie Saoudite la gestion du conflit Yéménite.
De quoi donner des ailes à la pétromonarchie sunnite ; car être soutenu par le conseil de sécurité de l’ONU, c’est avoir derrière soi les plus grandes puissances économiques et militaires du monde : Etats-Unis, France, Grande-Bretagne ... la communauté internationale quoi ! Mais on est jamais trop prudent et avant toute initiative, il est toujours bon d’avoir l’avis du grand patron lui-même (10). Et c’est ainsi que début mars 2015, l’ambassadeur Saoudien à Washington, Al-Jubeir, était allé rencontrer Obama afin d’obtenir son feu vert pour une nouvelle guerre. Ce dernier le lui avait donné, malgré les mises en garde répétées de ses proches, lesquels prédisaient une "offensive Saoudienne longue, sanglante et incertaine". Une occasion pour Obama de se faire pardonner l’accord en cours sur le nucléaire Iranien ... (11)
L’offensive Saoudienne ("Tempête décisive", c’est son nom) a débuté le 25 mars 2015, au sein d’une coalition comprenant quatre (autres) pays du Conseil de coopération du golfe (Bahreïn, Koweït, Qatar et Emirats Arabes Unis) et quatre pays de la Ligue Arabe (Egypte, Jordanie, Maroc et Soudan). Une coalition donc entièrement composée de pays Sunnites, parmi lesquels la Jordanie, le pays à l’origine de résolution 2216. A noter quand même (et c’est loin d’être anecdotique) qu’aucune résolution (ni la 2216, ni aucune autre) n’avait autorisé un quelconque recours à la force. Oui mais bon, quand on a les États-Unis avec soi, il faut savoir passer outre ...
Consistant en une succession de raids aériens (lâchers de bombes) au dessus des deux plus grandes villes du pays, Sanaa et Aden (toutes deux aux mains des Houthis), "Tempête décisive" a officiellement pris fin le le 21 avril 2015 ... pour être remplacée dès le lendemain par une nouvelle opération, "Restaurer l’espoir".
L’objectif ? Basculer d’une solution purement militaire vers une solution politico-militaire. Un "réajustement" tenant à deux constats. Un constat d’échec d’abord, avec une stratégie de "guerre totale" qui commençait à montrer ses limites (alors qu’un désastre humanitaire se profilait, les Houthis "ne lâchaient rien" et l’idée d’une intervention terrestre laissait augurer d’un enlisement du conflit). Et la prise en compte de changements sur l’échiquier géopolitique ensuite (le remplacement du médiateur ONUSien Jamal Benomar par Ismaïl Ould Cheikh Ahmed (12), et surtout, la promotion de l’actuel premier ministre, Khaled Bahah (13), au poste de vice-président), changements dont les Saoudiens pensaient pouvoir tirer profit (14).
Raids Saoudiens : intensité maximale, précision minimale
De "Tempête décisive" à "Restaurer l’espoir", les bombardements aériens n’ont en tout cas jamais cessé. Pire, les opérations militaires se sont intensifiées, puisqu’aux habituels bombardements, sont maintenant venues s’ajouter plusieurs offensives terrestres (avec notamment le déploiement de chars Leclerc Emiratis dans le sud du pays au milieu de l’été 2015, puis le déploiement de soldats Saoudiens et Qataris à la frontière nord en septembre de la même année (15)(16)).
Côté coalition (qui n’avait eu jusque là aucun mort à déplorer dans ses rangs), cela s’est traduit par quelques pertes importantes (plus d’une centaine de morts "au sol" entre Juillet et septembre 2015, dont 67 pour la seule journée du 04 septembre (17)).
Côté Yéménite par contre, on n’a pas senti d’amélioration. A vrai, dire on même vu les choses empirer. Il faut dire que quand les Saoudiens font la guerre, ils ne donnent pas dans la dentelle. Regardez plutôt ce bilan (non exhaustif) des attaques de la coalition sur des cibles civiles depuis le 25 mars 2015 (en essayant de ressentir la petite note d’"espoir restauré" à partir du 21 avril de la même année) :
– le 30 mars 2015, un raid de la coalition contre le camp de déplacé d’El-Mazraa (près de la frontière Saoudienne) fait au moins 60 morts.
– le 31 mars, une frappe aérienne sur une usine de produits laitiers près de la ville d’Hodeïda tue au moins 31 civils.
– le 12 mai, dans la ville de Zabid (au sud d’Hodeïda), un frappe aérienne sur un marché et un verger de citronniers voisin tue au moins 60 civils.
– fin mai, dans la ville de Taëz, le bombardement d’un camion-citerne brûle grièvement 184 personnes.
– le 4 juillet, au moins 65 personnes trouvent la mort lors d’un bombardement sur un marché du village de Muthalith Ahim, au sud de la frontière Saoudienne.
– le 24 juillet, une frappe aérienne sur un quartier résidentiel de la ville de Mokha cause la mort d’au moins 65 civils.
– le 20 août, 17 civils (dont 13 instituteurs et quatre enfants) et 5 rebelles, sont tués dans un raid au nord de Sanaa.
– le 22 août, des dizaines de Yéménites, essentiellement civils, sont tués par des raids de la coalition et dans des combats au sol à Taëz
– le 30 août, 17 civils et 14 rebelles tués dans usine de mise en bouteilles d’eau minérale (située près d’une position militaire)
– le 27 septembre, 5 civils sont tués et 17 autres sont blessés dans le bombardement de Zaylaa, un village au nord-ouest du Yémen (petite journée, on fera mieux demain).
– le 28 septembre, un raid aérien contre une salle de mariage à Mokha tue environ 131 personnes (dont une majorité de femmes et d’enfants).
– le 08 octobre, encore un mariage, dans la ville de Sanban cette fois : 13 morts et 38 blessés.
– le 27 octobre, entre "5 et 6 frappes" détruisent un hôpital de Médecins sans frontières dans le district d’Haydan (province de Saada).
– le 03 décembre, une frappe sur un centre de santé à Taïz blesse 9 personnes.
Ça, c’est pour l’année 2015 (18). A ce stade, peut être pouvons-nous déjà nous poser la question suivante : y a t-il eu franchissement de "la ligne rouge" (célèbre expression étasuno-française marquant la volonté farouche des puissances occidentales de s’opposer aux crimes de guerres perpétrés par des régimes tyranniques) ? La réponse est non. Pas d’armes chimiques, que du bio, les civils sont tous morts proprement. Les armes à sous-munitions (19) ? C’est pas chimique. D’accord, aucune raison d’aller chercher des poux à la coalition donc. Continuons.
Ligne rouge ? Non, feu vert
– 10 janvier 2016 : bombardement d’un hôpital soutenu par Médecins sans frontières dans le district de Razeh (province de Saada) ; bilan : 6 morts et 7 blessés.
– 03 février : bombardement d’une usine de ciment à Amrane ; 15 morts et 30 blessés.
– 27 février : 40 morts dans le bombardement d’un marché de Nehm (province de Sanaa).
– 15 mars : bombardement d’un marché dans la province de Hajja ; 119 morts et 47 blessés ; des bombes Etasuniennes retrouvées sur place (21).
– 09 Août : bombardement d’une usine de produits alimentaires dans le district de Nahda (province de Sanaa) ; 14 morts.
– 13-14 août : 10 enfants morts et 28 autres blessés dans le bombardement d’une école coranique dans le district d’Haydan.
– 15 août : bombardement d’un hôpital Yéménite soutenu par MSF et l’Unicef dans le district de Abs (province d’Hajja) ; au moins 19 morts et 25 blessés. Encore une bombe Etasunienne retrouvée sur place (21). C’est la quatrième fois qu’un hôpital de MSF est bombardé ; l’ONG annonce alors son retrait du pays.
– 31 août - 02 septembre : des raids contre deux maisons de rebelles Houthis font au moins 25 morts (dont une majorité de femmes d’enfants) dans la province de Saada.
– 11 septembre : au moins 22 civils tués et 7 autres blessés dans des raids contre un site de forage d’eau à Beit Saadane (un village près de Sanaa).
– 08 octobre : un raid contre une cérémonie funéraire à Sanaa fait plus de 140 morts et 525 blessés.
– 29 octobre : deux raids contre un bâtiment des services de sécurité contrôlé par les Houthis, près d’Hodeïda ; bilan au moins 60 personnes tuées, parmi lesquelles des Houthis et des détenus de droit commun.
– 29 octobre encore : des raids touchent un quartier résidentiel dans la ville de Salou ; au moins 17 civils tués
– 13-14 novembre : un raid visant des camions-citernes fait au moins 14 morts dans le centre du Yémen.
– 10 janvier 2017 : 5 morts et 13 blessés dans le bombardement d’une école primaire dans le district de Nihm (province de Sanaa)
– début février : des civils pris au piège et pris pour cible lors de frappes aériennes sur les villes d’Al-Mokha et d’Hodeïda
– 10 mars : 22 civils et 6 rebelles tués dans un raid touchant un marché dans la ville de Khoukha.
– 17 mai : 23 civils (dont des femmes et des enfants) tués dans un raid aérien près de Taëz,
– 01 juin : une bombe explose sur un marché d’Al-Hazm, une localité située au Nord-Est de Sanaa ; bilan : au moins 6 morts et une quinzaine de blessés.
– 18 juin : 24 civils tués par une frappe sur un marché de Chadaa (dans la province de Saada).
Et voilà le bilan (encore une fois non exhaustif) des bombardements de la coalition Arabo-Saoudienne pour la période 2016 - été 2017 (20). Des chiffres que l’on peut compléter par quelques rapports de synthèse intéressants ; comme cet article du Guardian, qui montre que sur la période mars 2015 - août 2016, la coalition a visé à peu près autant de cibles civiles que militaires (22) ; ou comme ce rapport d’enquête ONUsien, mené sur 10 bombardements effectués entre mars et octobre 2016 et qui montre que la plupart d’entre eux "ne visaient pas des cibles militaires légitimes" et "pourraient être qualifiées de crimes de guerre" (23).
De l’escalade de violence au chaos généralisé
Dans une guerre, il serait absurde d’imaginer que les exactions ne puissent être attribuées qu’à un seul camp. La violence engendre la violence, la haine engendre la haine et la guerre produit des monstres.
Largement documentés, les crimes des rebelles Houthis ne sont aujourd’hui plus à prouver : citons pêle-mêle le pilonnage de quartiers résidentiels à l’arme lourde (roquettes, mortiers ...) dans le sud et le centre du pays (42 morts et 150 blessés le 19 juillet 2015 à Aden, 22 victimes civiles le 22 octobre 2015 à Taëz), la pose de mines antipersonnel et anti-véhicules dans le sud et l’est (faisant quelques dizaines de victimes, parmi lesquelles des fonctionnaires Yéménites chargés des opérations de déminage et des professionnels de santé), les détentions arbitraires (de chefs tribaux, d’opposants politiques), les exécutions sommaires (comme celle du journaliste, Yahya al-Joubaïhi, condamné à mort le 13 avril 2017 pour "espionnage"), l’utilisation de boucliers humains (en allant par exemple trouver refuge dans des hôpitaux), l’enrôlement d’enfants-soldats ... (24)
Bien évidemment, ces exactions sont vivement condamnables. Quelles que soient les circonstances ou les enjeux, martyriser des civils est, et restera toujours, un acte vil et abject ; et les auteurs de ces actes ne devraient jamais être pardonnés. Néanmoins, en essayant d’adopter un point de vue plus global, une approche plus objective, il est difficile de renvoyer les rebelles chiites et la coalition Saoudienne dos à dos. Cela pour plusieurs raisons : d’abord parce que la quasi-totalité des exactions ont commencé après l’offensive Saoudienne ; ensuite parce que le nombre de civils tués par l’un et l’autre camp sont sans commune mesure (ce que reconnaît l’ONU, ce que reconnaissent aussi les différentes ONG sur place) ; et enfin, parce les Houthis sont peut-être les seuls, dans ce conflit, à pouvoir véritablement se prévaloir du statut de guerriers (ils combattent au sol, sont présents sur tous les fronts et ont essuyé de lourdes pertes).
Une exposition directe à la guerre (à ses dangers et à ses horreurs), à mettre en opposition avec la guerre quasi-exclusivement aérienne menée par la coalition, une "guerre vue du ciel" où l’on minimise ses pertes en maximisant les bavures (ce que même certains officiels Etasuniens reconnaissent, évoquant des "pilotes inexpérimentés qui volent à haute altitude - par crainte du feu en dessous - , augmentant ainsi le risque de toucher des cibles civiles" (25)). A mettre en opposition aussi avec l’attitude de plusieurs pays occidentaux (États-Unis, France, Grande-Bretagne), officiellement neutres et non engagés, mais qui pratiquent en fait une guerre par procuration (en armant et formant les coalisés, en leur apportant un soutien en matière de logistique et de renseignements (26))(27).
Un désastre humanitaire sans précédent
Selon l’ONU, depuis le début de l’intervention des coalisés (de mars 2015 jusqu’à aujourd’hui), le conflit Yéménite a fait plus de 10.000 morts, majoritairement des civils, et plus de 45.000 blessés.
Mais à ces victimes "directes" (mortes pour la plupart dans les bombardements précités), il faut aussi ajouter celles, plus "indirectes", de la situation désastreuse dans laquelle le Yémen est maintenant plongé ; des victimes plus "récentes", et dont la proportion s’est mise à croître exponentiellement au fur et à mesure que le pays s’enfonçait dans le chaos.
Le 24 avril dernier, cinq ONG humanitaires (Handicap International, Action contre la faim, Médecins du Monde, Première Urgence Internationale et Care) publiaient une tribune commune (relayée par Le Monde)(28) dans laquelle elles signalaient que "19 millions de personnes (soit la quasi-totalité du pays, ndr)" étaient "placés sous des bombardements incessants, privés d’une aide indispensable à leur survie, dans l’impossibilité de fuir et délaissés par la communauté internationale". Et ces organisations de décrire, "en plus des morts et des blessés", ... "une population traumatisée, en détresse physique et psychique, où l’anxiété et les syndromes de stress post-traumatiques sont légion."
Un peu plus loin, les cinq ONG évoquaient aussi l’émergence d’un nouveau fléau : la famine. Le dénonçant comme "conséquence perverse de la résolution 2216", laquelle s’était transformée "de facto en quasi-blocus de biens humanitaires" ("dans un pays devant importer 90 % de ses aliments"), elles estimaient alors que "462.000 enfants de moins de cinq ans" étaient "en danger de mort immédiate due à la malnutrition".
Trois jours plus tôt, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres avait de son côté dénoncé "la plus grande crise alimentaire du monde", avec "17 millions de personnes souffrant de malnutrition sévère" et "un enfant de moins de 5 ans mourant toutes les dix minutes de causes évitables" (29). Une famine en pleine expansion, puisque l’ONU avait avancé quelques mois plus tôt (fin 2016 - début 2017)(30) le chiffre de "sept millions de Yéménites touchées" (soit près de 2,5 fois moins).
Et peu après (fin avril), c’est un autre fléau qui faisait son apparition : une épidémie de choléra, laquelle avait elle aussi "décidé" de se propager de façon exponentielle : 34 morts et 2.022 cas de diarrhée sévère entre le 27 avril et le 7 mai, puis 1.587 morts et 262.649 cas suspects entre le 27 avril et le 2 juillet (chiffres de l’OMS)(31). Encore récemment (dans un communiqué du 10 juillet), le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) évoquait une "progression incontrôlée" touchant "7.000 nouveaux cas chaque jour" (32).
Que dire d’autre sur la désastreuse situation Yéménite ? Que le pays est en ruine (la plupart de ses hôpitaux, écoles, routes ... ayant été détruits), qu’il manque de tout (nourriture, médicaments, essence, personnel médical ...), que les organisations humanitaires se déclarent elles-mêmes "incapables de mettre en oeuvre leur mandat humanitaire", que bon nombre d’enfants ont été enrôlés de force dans les combats (côté coalition comme côté Houthis), que le conflit a engendré des déplacements de populations sans précédent (soit plus de 3 millions de personnes à l’intérieur du pays), que ces mêmes populations ne peuvent pas fuir le pays (qui est enclavé entre le désert saoudien, la Mer Rouge et le Golfe d’Aden) (33) ...
Le cynisme des puissances occidentales
L’Arabie Saoudite est l’un des pays les plus tyranniques et les plus rétrogrades de la planète ; un pays qui persécute ses opposants politiques, pratique la discrimination religieuse, bafoue les droits les plus élémentaires (liberté d’expression, d’association ...), pratique l’esclavage (aussi bien domestique que sexuel), infériorise les femmes (les plaçant sous l’autorité d’un "gardien" masculin, leur interdisant de conduire ...), pratique les châtiments corporels, exécute à tour de bras (en offrant des spectacles de décapitation et de crucifixion sur la place publique), ... (34).
Cela n’a pas empêché le prix Nobel de la paix Obama de vendre à ce pays (un pays avec lequel les États-Unis entretiennent des "rapports étroits et forts" selon ses propres termes, "un proche allié" selon son secrétaire d’état John Kerry), pour 112 milliards de dollars d’armement en huit ans (35). Un partenariat que n’a nullement entaché le conflit Yéménite, comme a pu en témoigner le contrat d’1,15 milliard d’euros signé en août 2016 entre Washington et Riyad (36). Et comme on pouvait en douter, les choses ne se sont pas arrangées avec Trump. Le 20-21 mai dernier, le nouveau président est même allé jusqu’à signer avec Riyad pour "110 milliards de contrats militaires" ("l’accord d’armement le plus important de l’histoire des Etats-Unis" selon le porte-parole de la maison blanche Jean Spicer)(37).
Et qu’à fait la France pendant ce temps ? La même chose. Quatrième exportateur d’armes au monde (derrière les États-Unis, la Russie et le Royaume-Uni (38)), la France a engrangé en 2014 3,63 milliards d’euros de contrats d’armement avec l’Arabie Saoudite (son premier client) (39) ; un chiffre en hausse par rapport à 2013 mais très inférieur à celui de 2015 (l’année du conflit Yéménite), où selon l’ONG Control Arms (40), notre pays a signé pour l’exportation de 18 milliards de dollars (16 milliards d’euros) d’armes vers le royaume sunnite (devançant les États-Unis : 5,9 milliards de dollars, et le Royaume-Uni : 4 milliards de dollars)(41).
On pourrait bien sûr aussi parler du Royaume-Uni, de l’Allemagne, du Canada, de la Belgique (42) ...
Ce qui est paradoxal, c’est que la plupart de ces pays ont signé puis ratifié (2013-2014) le "traité sur le commerce des armes" (43), lequel interdit "tout transfert d’armes vers des états où ces armes pourraient servir à commettre ... des crimes contre l’humanité, ... des attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil ..." (44) Le Canada n’a pas encore signé le traité, les États-Unis ne l’ont pas encore encore ratifié, mais tous les pays Européens l’ont à la fois signé et ratifié. Et parmi eux, deux pays qui l’ont même activement promu : le Royaume-Uni et la France ... Une belle "hypocrisie" pour reprendre les mots de certaines ONG (comme Amnesty International par exemple (45)).
Peut-être encore plus étonnant, en France, le silence assourdissant autour de ces ventes d’armes. Alors que les crimes de la coalition suscitent de vifs débats dans la plupart des autres pays exportateurs (Royaume-Uni, Allemagne, Suède, Belgique, Canada ... (46)), chez nous rien (47). En février 2016, le parlement Européen vote un embargo sur les ventes d’armes des pays de l’Union Européenne à l’Arabie Saoudite (résolution non contraignante) (48) ; le mois suivant, le président "socialiste" Hollande remet la légion d’honneur au prince héritier d’Arabie saoudite Mohamed ben Nayef (49) ...
L’ONU décrédibilisé
Au sein d’une grande organisation, on peut parfois observer des divergences de pensée/conduite entre ses différents organes. C’est par exemple le cas de l’Union Européenne, avec d’un côté le conseil de l’Union Européenne, très "hautes sphères politiques" (ce sont les ministres des différents états membres qui y siègent), et d’un autre le parlement Européen, lequel représente d’avantage une émanation de la société civile (députés élus dans les différents états). En ce qui concerne le conflit Yéménite, le premier a imposé un embargo sur les armes à l’encontre des rebelles Yéménites (les Houthis + les forces de l’ancien président Saleh)(50), le second a voté un embargo (sur les armes toujours) à l’encontre de l’Arabie Saoudite (résolution non contraignante)(48)(51).
En remontant d’un niveau, on retrouve ce même principe au niveau de l’ONU. Ainsi peut-on distinguer d’un côté une certaine tendance "universaliste" (toutes proportions gardées), avec l’Assemblée générale (qui représente équitablement l’ensemble des pays du monde) et (dans une moindre mesure) avec le Secrétaire général (qui bien que recommandé par le conseil de sécurité, est ensuite nommé par l’assemblée générale), et d’un autre côté une tendance très "club fermé", avec le conseil de sécurité (conseil dominé par les cinq membres permanents, lesquels ne font que défendre leurs propres intérêts).
Ainsi, si on a souvent pu voir, dans le passé, l’assemblée générale voter des résolutions relativement impartiales ou le secrétaire général "gesticuler dans tous les sens" pour essayer de mettre un terme à certains conflits, on a certainement tout autant pu remarquer le cynisme du conseil de sécurité, tout aussi prompt à faire "monter la sauce" (en votant des textes d’injonction) à des moments où la guerre pouvait être évitée (en Libye ou en Syrie par exemple) qu’à couvrir les pires horreurs (avec des textes blabla stériles) pour soutenir ses alliés (Saddam Hussein pendant la guerre Iran-Irak par exemple) (52).
Et bien sûr, ces différents entités n’ont pas le même pouvoir. Quel poids pour les résolutions (non contraignantes) de l’Assemblée générale, pour les rapports ou discours du secrétaire général, face aux résolutions (contraignantes) du Conseil de sécurité ?
L’Arabie Saoudite est en tout cas comme un poisson dans l’eau au sein de l’organisation internationale. Membre depuis 2013 du Conseil des droits de l’homme (qui l’a même nommée à la tête d’une commission stratégique en septembre 2015 (53)), la pétromonarchie vient également d’être élu (cette année) membre de la Commission de la condition des femmes (une commission se décrivant elle-même comme "dédiée exclusivement à la promotion de l’égalité des sexes et de l’autonomisation des femmes")(54).
Observons maintenant (au travers de quelques dates clés), "l’action diplomatique" du Royaume des Saoud pendant le conflit Yéménite. En septembre 2015, il réussit (avec d’autres pays Arabes) à bloquer un projet de résolution du Conseil des droits de l’homme prévoyant l’ouverture d’une enquête internationale indépendante sur les crimes de guerre commis au Yémen (55)(56). En janvier 2016, puis en janvier 2017, il balaye d’un revers de main un rapport annuel d’experts l’accusant de violer les lois humanitaires internationales en bombardant des cibles civiles (57). En mars 2016, il s’attelle à faire capoter un projet de résolution du conseil de sécurité pour une ... aide humanitaire au Yémen (58). En juin 2016, il fait pression sur le secrétaire général, Ban Ki-Moon, et obtient de ce dernier qu’il retire la coalition de sa liste des pays et groupes armés tueurs d’enfants (59).
Pendant ce temps, chez les djihadistes ...
La présence d’Al-Qaïda au Yémen ne date pas d’aujourd’hui. Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (Aqpa), la filiale Yéménite de l’organisation, est d’ailleurs considérée comme la plus ancienne et la plus dangereuse. Active au Yémen depuis 1990, bien implantée dans le sud et l’est du pays, elle est l’auteur de plusieurs attentats, aussi bien sur son sol (où elle cible fréquemment les forces de sécurité gouvernementales) qu’à l’extérieur du pays (c’est de cette branche d’Al-Qaïda que se sont revendiqués les frères Kouachi, responsables du massacre de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015)(60).
Mais l’organisation djihadiste ne rate pas une occasion de se renforcer et d’étendre son influence dans le pays. Récemment, à la faveur du conflit Yéménite, on a par exemple pu la voir nouer des alliances locales (avec les forces pro-Hadi notamment, mais aussi avec certains chefs tribaux) puis participer à la reprise de certaines villes (Aden, Taëz ...). Tout cela bien sûr, sans ralentir la cadence des attentats (61).
D’émergence plus récente au Yémen (elle n’y était pas présente avant 2014), l’organisation État Islamique a elle aussi su profiter du chaos ambiant. Depuis le début du conflit, elle a ainsi perpétré plusieurs attentats sanglants, parmi lesquels deux attentats-suicides contre des mosquées chiites à Sanaa le 20 mars 2015 (142 morts), un attentat à la voiture piégée contre le gouverneur d’Aden le 6 décembre 2015 (9 morts), un attentat contre l’armée à Aden le 29 août 2016 (71 morts) ... (62) L’État Islamique concurrence désormais directement Al-Qaïda au Yémen et on assiste même à des défections de la seconde organisation au profit de la première.
Quel(s) est/sont le(s) point(s) commun(s) entre les groupes Aqpa et Etat Islamique d’un côté et les pays de la coalition de l’autre ? Réponse : ils sont sunnites, adeptes d’un islam radical (le salafisme), et farouchement anti-chiites (anti-Houthis). Ainsi l’Arabie Saoudite joue t-elle un double jeu : d’un côté, elle prétend (auprès de ses alliés Etasuniens) lutter contre les djihadistes, d’un autre, elle leur facilite la tâche (en focalisant ses attaques contre leurs adversaires).
La guerre contre le terrorisme, c’est en réalité le boulot des Etasuniens. Avec là encore, quelques illusions à la clé. Comme celle de croire, que l’on peut soutenir des régimes tyranniques et alimenter la corruption de leurs dirigeants (sous prétexte qu’ils luttent contre les djihadistes), sans se mettre à dos une bonne partie de la population (et la précipiter du coup dans les bras de ces mêmes djihadistes) ; comme celle aussi de penser que les innombrables attaques de drones, avec leurs innombrables "victimes collatérales" (63)(64), ne vont pas pousser les témoins de ces attaques (proches des victimes et autres rescapés) dans la voie de la haine et de la vengeance (65).
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Ainsi Le Yémen est-il devenu un pays martyr. Un pays où les bombardements pleuvent continuellement et apportent tous les jours leurs lots de victimes civiles. Un pays où les survivants, traumatisés, sont soumis aux affres de la maladie et de la faim. Un pays où la plupart des infrastructures ont été détruites et où presque tout le monde manque de tout. Un pays soumis à la loi des armes et au règne des groupes armés. Un pays où, pris dans l’engrenage des cycles de violences, on peut être obligé de choisir un camp. Un pays où les clivages ethniques et confessionnels se creusent chaque jour d’avantage. Un pays où se cultivent le ressentiment, la haine, la vengeance. Un pays où le djihadisme prospère. Un pays où on recrute probablement aujourd’hui les terroristes de demain.
Si le conflit Yéménite est passé du statut de révolution (ou de guerre civile) quasi-terminée à celui d’une guerre multinationale interminable, ce n’est pas à cause d’une simple escalade de violence entre les différentes forces en présence. En fait, cette intensification du conflit résulte principalement de l’offensive militaire menée par la coalition Saoudienne, et du soutien apporté à cette dernière par quelques grandes puissances, parmi lesquelles les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne. Un soutien politique, "diplomatique" et surtout militaire, que n’ont nullement entaché les crimes de guerre massifs et répétitifs commis par cette même coalition.
A ce stade, certains se diront peut-être "OK c’est horrible, mais bon, qu’est ce que je peux y faire ?" Nous pouvons tous faire quelque chose. Déjà, dénoncer l’hypocrisie de nos gouvernants ; certaines ONG le font, et demandent par exemple à la France de respecter le traité sur les armes (ce qui stopperait immédiatement les ventes d’armes à l’Arabie Saoudite) ; des pétitions circulent en ligne, ajoutez y votre nom (si vous avez peur de le faire, pensez à ceux qui ont peur de mourir). Ensuite, ne pas voter pour des partis qui cautionnent cette politique, ou, ce qui revient au même, ne la dénoncent pas (alerte arnaque : certains de ces partis se prétendent fallacieusement très à cheval sur le "respect des valeurs de notre pays", les "mérites de notre civilisation", "la fierté de notre histoire"...). Enfin, pour les plus motivés, donner un peu de son temps et faire grossir les rangs des militants pacifistes. Vous trouvez tout cela inutile ? C’est toujours plus cohérent que de s’exciter contre les vagues de réfugiés ... C’est toujours plus efficace que de venir pleurer après chaque nouvel attentat.
Jérôme Henriques