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¨Le capitalisme est profondément analphabète¨. Gilles Deleuze

Vers une philosophie du capitalisme. Une lecture de Gilles Deleuze.

Il est sans conteste que le capitalisme est devenu chez Gilles Deleuze un objet philosophique proprement dit. Il a fait de ce mode de production l’une de ces préoccupations majeures dans sa démarche philosophique. Ce qui est encore à remarquer chez Gilles Deleuze, est qu’il a mobilisé la psychanalyse dans sa tentative d’appréhender le capitalisme. Dans son texte en commun avec Félix Guattari écrit en deux tomes, Capitalisme et Schizophrénie, il a fait l’historique du capitalisme pour saisir la singularité de cette formation sociale. La question de la subjectivité qui devient dominante depuis mai 68 va caractériser le capitalisme dans ses différents mouvements.

En bon ¨marxiste¨, Gilles Deleuze va beaucoup s’appuyer sur les thèses de Karl Marx développées depuis les Manuscrits de 1844 jusqu’au Capital pour construire cette intelligibilité philosophique autour du capitalisme réservé généralement au champ économique.
Un tel croisement avec Marx (et avec d’autres auteurs) enrichit la philosophie deleuzienne du capitalisme. Quels sont les contours de cette philosophie du capitalisme ? Dans quel niveau la philosophie peut appréhender le capitalisme qui est avant tout un système économique ? Peut-il exister une philosophie du capitalisme ?

Le capitalisme est selon Gilles Deleuze une ¨entreprise mondiale de subjectivation¨ . C’est une formation sociale qui est à distinguer des précédentes en sa qualité de créer constamment des sujets ¨sans objet¨, donc pauvres. Ces sujets sont à retrouver au niveau de la machine capitaliste qui est là pour réguler les ¨flux de désirs¨. Le capitalisme est caractérisé par cette multiplicité de désirs déterminée par le jeu du profit. Tout est devenu quantifiable car tout est marchandise. Ce qui peut-être confirmé de nos jours par la production incessante de nouveaux produits, comme les téléphones portables, qui créent des désirs chez les gens. La publicité en est pour beaucoup. Dans cet élan, on a des sujets asservis par un système en perpétuelle crise. Le capitalisme en cherchant à se reproduire crée des situations d’assujettissement.

Cet assujettissement produit selon Deleuze une division constitutive du sujet. Ce dernier sera disséqué en sujet dominé et en sujet dominant. Le sujet est redoublé. Cette division subjective est évoquée par Marx dans les Manuscrits de 1844 par la ¨privation du désir¨. Des désirs qui sont économiquement dominés. On va assister à l’avènement de l’individu privé : ¨La personne est devenu privée, pour autant qu’elle dérive des quantités abstraites et devient concrète dans le devenir-concret de ces mêmes quantités¨ . Nous sommes devenus divisés car nous sommes assujettis par le capitalisme. D’où le rapport entre le capitalisme et schizophrénie traité dans les deux tomes, l’Anti-Œdipe et Mille Plateaux.

Avec Deleuze, le capitalisme est caractérisé par des ¨flux de détérioration¨. Flux dans ce cas veut dire des ensembles indénombrables, c’est-à-dire qu’on ne peut pas compter. Et ces flux sont en mouvement, en perpétuel devenir. Ils ne cessent pas de se décoder. C’est ce phénomène de décodage de flux qui donnent le capitalisme. Dans les flux économiques, il y a par exemple beaucoup de marchandises produites par le capitalisme. Ce système ne produit pas en fonction des besoins de la population, mais plutôt en fonction des profits. Là se trouvent les éléments d’explication de la surproduction. Le capitalisme va chercher des endroits pour écouler ses produits afin d’éviter, en vain, des crises.

Tout le projet de Gilles Deleuze à travers les deux tomes du Capitalisme et Schizophrénie c’est de trouver des moyens de combattre le capitalisme. Pour Deleuze (et Guattari), la subjectivation est le point clé de ce système. Ainsi, il faut penser une autre subjectivation qui ne soit pas assujettissement. Une autre subjectivité qui pose en même temps l’émancipation de l’être humain. Donc, Deleuze annonce sortir de la subjectivation capitaliste afin d’en proposer une nouvelle. L’essentiel, Deleuze reste toujours dans la subjectivité pour combattre le capitalisme. Il faut plutôt un écart par rapport au capitalisme et non une opposition. C’est exactement la ¨politique de l’écart¨ qui est aussi à comprendre comme une forme de ¨prolongement disjonctif¨. La question de l’abolition du capitalisme n’a jamais été posée chez Deleuze, le grand ennemi de la dialectique, qui analyse surtout ¨les dérives¨ de cette formation sociale sans toucher les contradictions inhérentes à ce système d’organisation économique et sociale. ¨Je ne suis pas sensible aux contradictions¨ , déclare-t-il à ce propos.

Néanmoins, Deleuze reconnait l’aspect libérateur du capitalisme. Selon lui, dans la société capitaliste, les sujets ne sont plus attachés aux ¨cordes¨. Ils sont libérés des cordes. En minimisant les cordes, le capitalisme va se servir d’axiome pour faire le double jeu du codage et décodage. Tandis que dans les sociétés pré-capitalistes dominées par les relations juridiques, les sujets étaient liés aux cordes qui leur donnaient leur forme. Les individus sont reproduis à jamais par les valeurs religieuses et politiques. Ils étaient dépendants de ces cordes, donc asservis. Ils n’avaient rien de sujet humain. C’est pourquoi Deleuze refuse de parler de subjectivité dans ces sociétés pré-capitalistes. Avec le capitalisme, on va assister à l’émergence d’un ¨sujet de personne¨. Le capitalisme dans ce cas change les choses. Ce qui n’est pas loin du statut révolutionnaire attribué par Marx à la bourgeoisie lors de la révolution industrielle : ¨La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire¨ .

En mettant le désir au centre du capitalisme, Deleuze fait une rupture avec Marx. Ce dernier a situé le désir dans la Superstructure car il est de l’ordre de la conscience. Donc, le désir est déterminé par les rapports de production qui font partie de l’Infrastructure chez Marx selon son schéma classique de la société. Deleuze a plutôt placé le désir dans l’Infrastructure : ¨Le désir, de toute manière, fait partie de l’infrastructure¨ . Ainsi, Deleuze priorise les composantes de la Superstructure dans sa démarche de compréhension du capitalisme. Ce qui est pour beaucoup dans son attitude de considérer le capitalisme par la subjectivité. La dimension objective du capitalisme, c’est-à-dire ses structures productives, sont de moins en moins analysées. Marx s’est largement concentré sur cette dimension objective du capitalisme pour saisir son mode de fonctionnement. Dans sa théorie du capitalisme achevée dans le Capital, il a mis à jour les mécanismes de ce mode de production avec des lois à l’appui.

En passant, il faut éclaircir une éventuelle objection : chez Marx, il y a une philosophie du capitalisme, donc le capitalisme a été l’objet de réflexion philosophique chez lui. Je ne partage pas cette approche pour plusieurs raisons. D’abord il y a toute une hésitation à considérer Marx comme un philosophe à part entière en raison de sa conception de la philosophie. Franck Fischbach pose cette question dans son article ¨Marx est-il un philosophe¨, parue dans la revue Le Point. Etienne Balibar va dans le même sens en déclarant qu’il y a ¨une non-philosophie chez Marx¨ . Ensuite, Marx lui-même était obligé de sortir de la philosophie pour analyser le capitalisme. Il était obligé de s’approcher de l’économie politique pour bien comprendre le mécanisme de ce mode de production. On peut le remarquer dans les Manuscrits de 1844 qui est la première tentative d’analyse du capitalisme par le concept de ¨travail aliéné¨ ou aliénation dans le travail. Dans ce texte, les économistes classiques sont minutieusement lus et critiqués. Le Capital montre une certaine inadéquation de la philosophie avec le capitalisme.

Je pense que c’est chez Gilles Deleuze qu’il faut chercher une véritable philosophie du capitalisme. Une philosophie qui conceptualise le capitalisme à des hauteurs aporétiques. Ce qui est conforme à la définition deleuzienne de la philosophie comme création de concepts. Le capitalisme contemporain a besoin d’être bien pensé pour le transformer. La philosophie deleuzienne constituerait à ce propos un apport considérable. Le siècle sera-t-il deleuzien comme l’avait écrit Foucault ?

Jean-Jacques Cadet
Étudiant en philosophie

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COMMENTAIRES  

07/09/2013 23:15 par babelouest

Mais pourquoi, alors, Deleuze ne cherche-t-il pas simplement à anéantir le capitalisme, en abolissant ses deux fondements qui sont le profit et le pouvoir ? Et pour que ces deux chancres disparaissent à la fois, n’est-il pas souhaitable de mettre fin à la propriété privée ? Car le Pouvoir, c’est le Pouvoir sur quelqu’un : à partir du moment où la propriété privée est bannie, cela change même les bases de la société au niveau du couple, où souvent, trop souvent surgissent des relations de Pouvoir. Et au niveau du travail, qui est un acte contraint partiellement compensé par une monnaie censée donner les moyens de reconstituer... la force de travail.

Un cercle vicieux en somme, qui se combine avec le cercle de la production qu’il faut écouler à tout prix afin de payer le renouvellement de la force de travail. Les deux roues "de l’enfer" diraient sans doute des croyants. Roues qui se combinent avec la roue du Profit, toujours plus parce que jamais assez gratifiant vu que ce n’est que du vent même s’il permet d’acheter toujours plus de Pouvoir.

Cette solution radicale, la disparition de la propriété privée, serait-elle trop demander à l’Humanité, même pour en assurer la sauvegarde ? Car le capitalisme est une force de destruction majeure, capable de balayer toute vie sur Terre pour tenter d’assouvir ses soifs inextinguibles de base.

07/09/2013 23:25 par Dwaabala

C’est-à-dire que Marx définit le capital comme de la valeur qui crée de la valeur... par l’exploitation de la force de travail.
Ce qui entraîne l’accumulation de richesses à un pôle de la société et l’accroissement constant de la masse des exploités à l’autre.
Marx disait aussi dès 1859 que le caractère d’appropriation privée de la richesse entrait en contradiction avec le caractère social de la production. Et aussi que les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction.
J’ajouterai à ces conditions matérielles : les conditions sociales.
Et encore, il disait que le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure.
Et par superstructure il entendait l’organisation juridique et politique et les formes idéologiques (religieuses, artistiques ou philosophiques) de la société auxquelles correspondent les formes de la conscience sociale dans cette société.
Il disait aussi beaucoup d’autres choses fort intéressantes, dont celle-ci :
Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de boule­ver­se­ment sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives socia­les [entreprises, mines, usines, laboratoires, etc.] et les rapports de production [c’est-à-dire, d’exploitation pour les masses].

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