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Venezuela : « Il est scandaleux de voir les Européens s’aligner sur Trump »

Une manifestation de l’opposition à Caracas le 4 mars. Les drapeaux américains côtoient souvent les drapeaux vénézuéliens dans ces rassemblements. (Photo : AFP)

Maurice Lemoine est journaliste et écrivain, spécialiste de l’Amérique latine. Il publie le 15 mars Venezuela, chronique d’une déstabilisation, un livre dans lequel il bat en brèche la vision manichéenne de la crise vénézuélienne. Dans un entretien au Quotidien, il décrypte la façon dont comment l’administration Trump manœuvre depuis deux ans pour tenter de renverser le président Nicolas Maduro.

Le Venezuela possède les premières réserves pétrolières au monde et est dirigé depuis 20 ans par des gouvernements socialistes. Pour Washington il présente donc un double enjeu, économique et politique. Donald Trump a fait de la chute du président Nicolas Maduro une priorité de sa politique étrangère. Le journaliste français Maurice Lemoine, spécialiste de l’Amérique latine et ancien rédacteur en chef du Monde Diplomatique, explique la responsabilité et les objectifs des États-Unis dans cette crise. Il livre un regard critique sur les Européens dont le discours ambigu dissimule un alignement sur la position de Trump.

Le Quotidien : Vous publiez Venezuela, chronique d’une déstabilisation, un livre dans lequel vous affirmez que les événements actuels sont le fruit d’une action extérieure.

Maurice Lemoine : Il y a une déstabilisation du Venezuela qui est féroce et multifactorielle. La crise humanitaire est en réalité une crise économique provoquée par un sabotage. Cela ne veut pas dire que le gouvernement vénézuélien ne commet pas d’erreurs, mais aucun autre gouvernement faisant les mêmes erreurs ne se trouverait dans une situation aussi catastrophique. Il y a une déstabilisation économique à l’intérieur et à l’extérieur avec des sanctions des États-Unis qui sont devenues importantes. Le gouvernement vénézuélien évoque le chiffre de 30 milliards de dollars. Je le prends avec précaution, mais ce n’est pas complètement absurde.

C’est-à-dire ?

Ces dernières semaines, les États-Unis ont annoncé qu’ils s’emparaient des actifs de Citgo, la filiale américaine de la compagnie pétrolière vénézuélienne, c’est-à-dire de 7 milliards de dollars. S’ils empêchent l’importation du pétrole vénézuélien aux États-Unis, ce sera une perte de 11 milliards l’an prochain. En Europe, l’organisme qui gère les flux financiers retient 1,6 milliard de dollars en application des sanctions américaines. La Banque d’Angleterre retient pour sa part 1,2 milliard de dollars d’or vénézuélien. D’un côté, il y a un étranglement économique du pays et, de l’autre, on annonce une opération humanitaire pour l’aider. C’est une absurdité. Si les sanctions sont levées, il n’y a plus besoin d’aide humanitaire.

Vous évoquiez aussi une déstabilisation intérieure ?

Les Vénézuéliens vivent aujourd’hui une situation extrêmement difficile, c’est une réalité. La cause en est que les circuits de distribution ont été complètement déstabilisés. Le secteur privé importe une partie de l’alimentation et des médicaments, mais ne les met pas en circulation dans les endroits normalement destinés à leur achat, c’est-à-dire les supermarchés, les pharmacies, etc. Les étals sont vides, mais les mêmes produits sont vendus au marché noir à un prix 10 à 30 fois supérieur. La population galère pour trouver les produits les plus élémentaires dont on a besoin pour vivre décemment et de plus cela lui coûte beaucoup plus cher. Une partie de ces biens de première nécessité part aussi en contrebande vers la Colombie. Celle-ci a toujours existé entre les deux pays, comme sur toutes les frontières. Mais elle a pris une proportion industrielle, de manière à saigner le Venezuela. L’objectif est évident : rendre la vie impossible à la population pour la retourner contre Maduro, y compris les chavistes.

Maduro ne dispose pas du même soutien de la population qu’Hugo Chavez en 2002, quand les Vénézuéliens étaient massivement descendus dans la rue pour rétablir son pouvoir après un coup d’État. Pourquoi ?

Le coup d’État de 2002 était plus classique. Pour employer un terme français, un quarteron de généraux félons avait pris le pouvoir, le président avait disparu. Là c’est plus diffus. Le gouvernement fonctionne, Maduro est toujours à la tête du pays. Dans l’opération pseudo-humanitaire de samedi dernier, le gouvernement n’a pas cédé et l’opposition se retire la queue entre les jambes, même si ce n’est pas fini. Il n’y a pas pour le moment matière à avoir une population dans la rue. En revanche, ce qu’il faut dire, c’est que si une partie de la population ne faisait pas bloc autour de Maduro, il serait tombé depuis longtemps.

Le président élu, Nicolas Maduro, le 26 février à Caracas, capitale du Venezuela. (Photo : AFP)

Le président élu, Nicolas Maduro, le 26 février à Caracas, capitale du Venezuela. (Photo : AFP)

Cette semaine, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a dénoncé la politisation de l’aide humanitaire…

Cela me fait penser à l’histoire de Niels Högel, cet infirmer allemand condamné à la perpétuité en 2018 pour l’assassinat d’une centaine de patients. Il leur administrait des médicaments provoquant des arrêts cardiaques dans le seul but de les réanimer afin de passer pour un héros aux yeux de ses collègues. L’aide humanitaire au Venezuela, c’est exactement ça : les États-Unis étranglent le Venezuela pour ensuite jouer au sauveur. Guterres n’est pas seul à dire que cette opération est politique. Le CICR, le Comité international de la Croix-Rouge, a refusé d’y participer pour la même raison.

Et, selon vous, Maduro est moins isolé qu’il n’y paraît ?

Ce prétendu isolement n’est pas vrai. Il y a un groupe de pays qui se prennent pour les maîtres du monde : les États-Unis et l’Union européenne. Mais pour l’Assemblée générale des Nations unies, Maduro reste le président légitime du Venezuela. Si on prend la communauté internationale dans son ensemble, des pays comme la Russie, l’Inde, la Chine, l’Afrique du Sud ou l’Union africaine lui ont envoyé un message de sympathie. Sur 194 pays qui composent l’assemblée générale de l’ONU, il n’y en a qu’une quarantaine qui a reconnu Guaido.

La position de l’UE est singulière. D’un côté, elle s’aligne sur Trump en reconnaissant Guaido et, de l’autre, elle veut participer au « mécanisme de Montevideo » pour une résolution pacifique du conflit, la solution prônée par l’ONU. C’est paradoxal ?

Il n’y a pas consensus européen et l’UE en tant que telle ne peut donc pas arrêter une position commune. En revanche, il y a six pays qui sont le fer de lance de l’offensive qui a reconnu Guaido. Ce sont surtout les vieilles puissances coloniales : la France, l’Espagne, les Pays-Bas, le Portugal et le Royaume-Uni auxquels s’ajoute l’Allemagne. Mais pour ces pays c’est aussi une question de politique intérieure. En France, par exemple, le sujet du Venezuela sert à attaquer en permanence la France insoumise, aujourd’hui la composante la plus importante de la gauche française. C’est aussi vrai en Grande-Bretagne avec Jeremy Corbyn ou en Espagne avec Podemos.

En politique étrangère, le Venezuela n’est pourtant pas le seul sujet sur lequel les Européens cèdent à Trump ?

Il y a objectivement un tropisme euro-américain, bien qu’on ait des problèmes avec Trump qui impose des sanctions à tout le monde : à la Russie, à l’Iran, au Venezuela, à la banque BNP Paribas taxée de 9 milliards de dollars parce qu’elle a travaillé avec des pays sous embargo américain. Il est de mon point de vue scandaleux de voir l’UE s’aligner sur Trump, alors que des pays d’Amérique latine comme l’Uruguay et le Mexique essayent de monter ce « mécanisme de Montevideo » pour relancer un dialogue qui aboutisse à une résolution raisonnable de cette affaire.

Cela contredit l’attachement au multilatéralisme affirmé par les Européens depuis l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche.

Tout se rejoint et ce type d’attitude explique aussi la méfiance, sinon le rejet, à l’égard de l’UE par les citoyens dans certains pays européens. Dans cette affaire, le problème, ce n’est pas d’être pro ou anti-Maduro, c’est que tout cela n’a aucun sens !

Dès le lendemain de son arrivée à la Maison-Blanche, Trump avait demandé si une intervention militaire était possible au Venezuela. Pourquoi cette obsession : le pétrole ou l’idéologie ?

Il y a plusieurs choses. Il y a bien sûr le pétrole et John Bolton, le conseiller à la sécurité nationale de Trump, a dit que ce serait bien mieux si les compagnies américaines pouvaient travailler au Venezuela. Il joue cartes sur table. Mais avant le pétrole, il y a le symbole. Le vice-président américain, Mike Pence, a dit qu’il faut en finir avec Cuba, le Venezuela et le Nicaragua qu’il qualifie de troïka de la tyrannie. C’est totalement idéologique.

Des partisans de Juan Guaido jettent des pierres vers les forces de l’ordre vénézuéliennes depuis la frontière colombienne pour tenter de forcer le passage d’un controversé convoi d’aide humanitaire, le 23 février. (Photo : AFP)

Il y a un air de déjà entendu dans ces déclarations…

Oui, on revient à l’époque de la guerre froide, à Ronald Reagan. Le Venezuela est le symbole de cette partie du monde qui a échappé à l’emprise des États-Unis ces vingt dernières années. Pour les Américains, il faut le détruire au plus vite. Ils pourraient très bien attendre, car, à terme, l’opposition, si elle est un peu raisonnable et intelligente, peut gagner l’élection présidentielle, compte tenu de la situation. Mais ils ne voient pas les choses ainsi. Maduro doit payer de façon violente par un supposé rejet du peuple vénézuélien et une intervention étrangère contre une dictature.

Et les États-Unis ont plusieurs fois menacé d’intervenir militairement. Est-ce crédible ?

Trump est un individu complètement imprévisible et dangereux. Des voix s’élèvent au Congrès pour dénoncer le danger d’une telle intervention. Washington a deux alliés dans la région : le Brésil, dirigé par le président d’extrême droite Jair Bolsonaro, et la Colombie. Mais les militaires colombiens ne sont pas chauds du tout pour se lancer dans cette aventure et leurs collègues brésiliens encore moins. Les militaires brésiliens sont un peu nationalistes et ils ont toujours pris de la distance avec la volonté américaine de contrôler l’Amérique latine. Une intervention américaine déclencherait une crise régionale.

Et comment réagiraient les Vénézuéliens ? Ils s’y opposeraient ?

Pas forcément dans l’opposition de droite. Dans les milieux populaires, ce serait différent. Il ne faut pas oublier qu’on est à côté de la Colombie où il y a eu un conflit armé pendant 50 ans. Il y a dans la région une tradition de résistance populaire à travers la guérilla qui se manifesterait même si des secteurs entiers de l’armée tournaient casaque ou lâchaient totalement Maduro. Et puis, il y a une chose importante dont Chavez avait tiré la leçon. Quand Jacobo Arbenz a été renversé en 1954 au Guatemala et quand il y a eu le coup d’État au Chili en 1973, la gauche latino-américaine, mais aussi européenne, s’est demandé pourquoi ils n’avaient pas armé le peuple. Or Chavez a renforcé la milice bolivarienne qui existe depuis Simon Bolivar au XIXe siècle. Il y a 1,6 million de Vénézuéliens qui s’entraînent volontairement et régulièrement avec les armes de l’armée. Cela fait 1,6 million de personnes prêtes à défendre la patrie. Une invasion du Venezuela ne ressemblerait en rien à celle du Panama en 1989 ou à celle de la Grenade en 1983.

Une intervention armée semble donc irréaliste ?

Mon analyse personnelle est que s’il doit se passer quelques chose de grave, ce ne sera pas le fait d’armées officielles mais de paramilitaires colombiens. Ils peuvent très bien revêtir des uniformes de l’armée vénézuélienne et attaquer des soldats colombiens pour déclencher le conflit. Ce genre de chose est à craindre. Ce qui l’est aussi, c’est une vague de violence lancée par l’opposition vénézuélienne à l’intérieur du pays pour justifier cette fameuse intervention humanitaire.

L’opposition vénézuélienne est incarnée par Juan Guaido, un parfait inconnu il y a encore quelques semaines. D’où sort-il ?

Guaido, c’est l’imposture de l’année. Il est député, élu avec 97 000 voix. Maduro a été élu président avec 6,5 millions de voix. Au sein de l’Assemblée nationale, il y a principalement quatre partis d’opposition que l’on appelle le G4. Ils ont décidé de se partager la présidence de l’Assemblée par rotation. Cette année, c’est au tour de Guaido qui devient donc quasiment un héros malgré lui. Il se retrouve dans une situation qui n’est pas facile. L’opposition a décidé de lancer une guerre totale contre Maduro le jour de sa prestation de serment pour son deuxième mandat, le 10 janvier. Et c’est à Guaido de mener cette guerre. Ça lui tombe un peu dessus, il va au charbon et ses copains l’envoient au casse-pipe, puisqu’ils ont déjà rédigé un accord de transition stipulant qu’il ne pourra pas se présenter à la prochaine présidentielle. Comme Trump, ils se servent de lui comme d’une marionnette.

Pour autant, Guaido n’est pas sorti de nulle part ?

Il est dans la boucle depuis 2007. Ça a commencé au Mexique avec ce qu’on appelle la Fiesta mexicana, la fête mexicaine, une réunion avec de jeunes Vénézuéliens dont on attendait qu’ils soient les futurs dirigeants du pays. Ils se sont distingués en menant campagne contre le référendum que voulait organiser Chavez pour se représenter à la présidence. Il est apparu à ce moment-là. Il est connu des spécialistes, mais pas des Vénézuéliens.

Le leader de l'opposition et président autoproclamé Juan Guaido, le 4 mars lors de son retour au Venezuela qu'il avait quitté une dizaine de jours plus tôt. (Photo: AFP)

Le leader de l’opposition et président autoproclamé Juan Guaido, le 4 mars lors de son retour au Venezuela qu’il avait quitté une dizaine de jours plus tôt. (Photo : AFP)

Peut-on dresser un parallèle entre ce qui se passe aujourd’hui au Vénézuela et les années 80, quand les Américains soutenaient de sanglantes dictatures au Salvador et au Guatemala tout en attaquant le Nicaragua ?

Si on prend le Brésil, on ne peut pas parler de dérive dictatoriale. Mais Bolsonaro a été élu après un authentique coup d’État contre Dilma Roussef, tandis que Lula était expédié en prison pour 12 ans à l’issue d’un procès manifestement irrégulier. En Colombie, Ivan Duque est le successeur élu d’Alvaro Uribe. C’est l’extrême droite. Le problème vient des médias qui ne fonctionnent que sur des séquences de trois mois, en oubliant ce qui s’est passé.

Et qu’oublient-ils ?

En 2002, il y a eu la tentative de coup d’État contre Chavez. En 2004, Aristide était renversé en Haïti avec l’aide des États-Unis et de la France. En 2008, il y a eu la tentative de renversement d’Evo Morales en Bolivie. En 2009, Manuel Zelaya a été renversé au Honduras. En 2010, il y a eu une tentative contre Rafael Correa en Équateur et en 2012 c’était la destitution de Fernando Lugo au Paraguay. C’est une lutte globale des États-Unis pour éliminer les dirigeants de gauche.

Depuis près d’un siècle, le Venezuela bénéficie régulièrement de prix élevés du pétrole sans que cela profite au développement du pays, sous des gouvernements aussi bien de droite que de gauche. Pourquoi ?

Si on prend Chavez et Maduro, ils sont au pouvoir depuis 1998. Mais en réalité ils n’ont commencé à mettre en œuvre leur politique qu’à partir de 2004 et on ne transforme pas l’économie d’un pays aussi vite. Maduro subit une offensive majeure depuis 2016, ce qui le met sur la défensive et l’empêche de développer un modèle économique. Pour réussir, il faut aussi un secteur privé qui accepte de collaborer. Le pétrole, ce sont 95 % des dollars qui entrent dans le pays. Le secteur privé, 1 %. Il n’y a jamais eu un entrepreneuriat dynamique au Venezuela. Mais c’est un pays riche qui dispose des premières réserves de pétrole au monde et des quatrièmes réserves d’or.

Entretien réalisé par Fabien Grasser

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