RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher

USA : Trois ans et ça continue ? par Michael Neumann.

Comme le temps passe vite

www.counterpunch.org, 23 septembre 2004

( Michael Neumann est professeur de philosophie à l’université de Trent, Ontario, Canada. Les opinions exprimées par le professeur Neumann n’engagent pas l’université. Son livre "What’s Left : Radical Politics and the Radical Psyche" vient d’être réédité chez Broadview Press. Son courrier : mneumann@trentu.ca. )

Lorsque John Lee Hooker (chanteur de blues - ndt) est mort il y a
trois ans, mon ami Joe a dit « Je SAVAIS que l’héroïne finirait un
jour par le tuer ! » C’était une bonne blague parce que John Lee
Hooker est mort à l’age de 83 ans. C’est comme la blague sur Oussama
Ben Laden et le Mollah Omar qui « peuvent courir, mais ne peuvent se
cacher ». Ca fait trois ans maintenant, et il semblerait que tous les
deux ont passé plus de temps à se cacher qu’à courir.

Ce simple détail est plus important que le fait de savoir si les
Etats-Unis sont en train ou non de gagner leur guerre nébuleuse
contre un ennemi abstrait, le « terrorisme ». Tous les rodomontades
et vociférations contre les « criminels » et les « assassins »
responsables du 11 septembre ne peuvent cacher le séisme politique
que ces derniers ont réussi à déclencher. En une matinée, ils ont
transformé la fierté de New York en un nuage de poussière toxique et
ravagé le quartier général militaire des Etats-Unis. Ils ont provoqué
la plus grande furie que le plus puissant pays du monde n’a jamais
connu, et ils ont réussi à échapper à tous les services de
renseignement du monde occidental depuis trois ans : non pas en se
terrant, mais en rendant tous les coups. Si ce n’est pas ça réussir à 
se cacher, ça y ressemble fort.

Bien que l’échec soit largement admis, beaucoup ne lui accordent pas
plus d’importance que ça. Certains minimisent les attaques, en
argumentant qu’il y a eu plus de morts pendant les guerres
américaines. Mais selon ce critère, le nombre d’événements réellement
significatifs de l’Histoire des Etats-Unis se résumerait à une demi-
douzaine, et même Pearl Harbor ne représenterait qu’un incident
mineur. Robert Fisk parle de sa mère : « Il y a une chose dont je
suis sûr qu’elle aurait été d’accord avec moi : c’est qu’on ne doit
pas laisser 19 assassins changer le monde. George Bush et Tony Blair
font de leur mieux pour s’assurer que les assassins changement
EFFECTIVEMENT notre monde. » D’autres parlent de « traîner les
criminels en justice », comme si ce bouleversement explosif n’était
qu’une affaire de police ordinaire. Dire que le 11 septembre a changé
le monde est devenu un cliché. Il ne vient pas à l’esprit de ces gens
que si Ben Laden et Mollah Omar ont réussi à s’en sortir après « 
çà  », c’est que le monde avait déjà changé. Beaucoup même.

C’est pourtant visible comme le nez au milieu du visage. L’Irak. Est-
ce que quelqu’un aurait pu concevoir, en 1947, que les troupes
américaines ne puissent contrôler Hambourg, Frankfort et Munich ? Que
les dirigeants américains soient obligés d’entrer clandestinement en
Allemagne, pour des visites de courte durée et sans prévenir ? Que
les officiels de l’occupation américaine, osant à peine poindre leur
nez hors de leur ghetto fortifié, seraient incapable de contrôler la
majeure partie de Berlin ? L’Afghanistan. Est-ce que quelqu’un aurait
pu imaginer une réaction aussi lamentable à Pearl Harbor, alors que
le 11 septembre représente une humiliation bien plus grande ? Ce pays
qui était censé subir tout le poids de la colère américaine est à 
présent dirigé par un semi-gouvernement fantoche qui est incapable de
contrôler sa propre capitale, et l’éparpillement des troupes
américaines ne produit aucun résultat sinon de temps à autre des
victimes dans leurs propres rangs. Les Etats-Unis sont totalement à 
côté de la plaque. L’incapacité à discerner la signification de ce
changement est presque aussi spectaculaire que le changement lui-même.

Les américains de gauche comme de droite trouvent des tas d’excuses.
Bien sûr, nous dit-on, personne ne peut se mesurer à la puissance
américaine. C’est juste parce que nous n’avons pas réellement envie
de courir après Ben Laden et Mollah Omar. C’est juste parce que nous
n’avons pas déployé les forces réclamées par les militaires. C’est
juste parce que nos informations étaient erronées. C’est juste parce
que nos n’avons pas prêté l’oreille à nos services de renseignement.
C’est juste parce que nous nous sommes aliénées les populations
locales. C’est juste parce que nous nous sommes aliéné le monde
musulman. C’est juste parce que les néo-conservateurs, ou Israël, ou
les intégristes chrétiens nous ont embrouillé les esprits.

Tout ceci fait penser à toutes ses raisons avancées pour expliquer
les défaites de (des boxeurs - ndt) Liston ou Frazier ou Foreman ou
la réincarnation de Rocky Marciano face à Mohammed Ali (Cassius Clay -
ndt). Il y a toujours des raisons pour expliquer une victoire ou une
défaite. Mais dans la vie, comme sur un ring, tout entre en jeu :
mauvaise stratégie, mauvais entraînement, trop de confiance de soi,
stupidité, ignorance, fainéantise, mauvaise analyse, manque de
volonté. Il est pathétique d’insister : oui d’accord, mais à part
pour toutes ces raisons, il aurait pu gagner. Certes, mais toutes ces
raisons sont là , et il a perdu.

Je ne sais pas pourquoi l’Amérique est en déclin. Je suppose qu’il y
a une raison, et que ce n’est pas simplement le caprice d’un géant
qui décide de se laisser ratatiner. Pour une part, sans doute, les
Etats-Unis sont devenus plus faibles en comparaison d’autres pays qui
sont devenus plus forts. Mais ceci n’explique pas pourquoi les Etats-
Unis ne réussissent pas à contrôler des pays aussi faibles que
l’Afghanistan ou l’Irak. Le mal est donc plus profond. A mon avis,
les premiers symptômes sont apparus avec l’élection de Ronald Reagan.

Il y a un débat pour savoir si Ronald Reagan a contribué d’une
manière ou d’une autre à la chute de l’Union Soviétique, ou s’il n’a
fait que simplement assister à son implosion. C’est un faux débat
parce que l’idée que Reagan ait pu effectivement avoir une stratégie
est absurde. Il faut avoir perdu tout contact avec la réalité pour ne
pas se rendre compte que Reagan était un idiot, connu pour être un
idiot, et qu’il fut élu soit parce que le peuple Américain voulait
effectivement élire un idiot, soit parce qu’il leur importait peu que
le pays soit dirigé par un idiot. Que l’Union Soviétique se soit
effondrée de l’intérieur ou non, il était évident que l’Amérique
aussi avait commencé à s’effondrer de l’intérieur, du moins en
partie.

Cette tendance à s’effondrer, tout comme Rome, n’a pas été constante.
Carter, Clinton et Bush père, et quels que soient leurs défauts,
n’étaient pas des idiots, et Bush père a quelques réussites
militaires et diplomatiques impressionnantes à son actif. Mais son
fils, malgré quelques éclairs, est un idiot. Ses conseillers néo-
conservateurs sont des minables. Ses services de renseignement ne
sont au courant de rien. Son Secrétaire à la Défense est un amateur
trop sûr de lui, qui croit qu’il peut éradiquer les guérillas à 
partir d’une altitude de 20.000 pieds. Son armée est extrêmement
impressionnée par son propre courage et son savoir-faire, mais elle
est incapable ne serait-ce que d’imaginer qu’elle aurait à subir des
pertes qui seraient considérées comme normales par ses adversaires,
et qui est incapable de rassembler suffisamment de troupes pour
atteindre des objectifs avec la manière à laquelle elle était
habituée. Les américains sont même incapables de concevoir ce truisme
militaire : en tant qu’assaillant, il faut être préparé à subir trois
fois plus de pertes que les défenseurs.

En d’autres termes, les Etats-Unis « pourraient » réduire l’Irak et
l’Afghanistan s’ils étaient préparés à perdre 90.000 soldats dans
chaque pays. En 1945, lorsque les Etats-Unis étaient encore un
colosse, ils y étaient préparés. Mais ils n’en sont plus capables,
parce que les américains ne toléreraient jamais de telles pertes.
Pendant des années, les américains ont considéré leur armée comme une
opportunité pour trouver un emploi, et pas comme une opportunité pour
trouver la mort. Ils sont incapables aussi de concevoir qu’il
doivent souffrir pour des étrangers qui parlent et qui s’habillent
d’une drôle de façon et qui vivent à des milliers de kilomètres. Leur
ignorance, leur arrogance et leur goût pour les fantaisies
idéologiques ne laissent aucune place à de telles notions.

Ce ne sont pas des accidents de l’Histoire américaine. Les racines
plongent dans de nombreux développements du 20eme siècle : les
victoires américaines dans les deux guerres mondiales, l’émergence
d’un génération de baby boomers nourris par la télévision et son
imaginaire, une dépendance et un engouement croissant pour la
technologie, des services sociaux qui se détériorent y compris
l’éducation et par conséquence le service militaire, et ainsi de
suite. Alors dire que les Etats-Unis « pourraient » n’est qu’une
façon de parler. Les Etats-Unis ne peuvent d’un seul coup cesser
d’être ce qu’ils sont devenus. Il leur est donc impossible, par je ne
sais quelle force de volonté qu’ils n’ont pas, de cesser d’être
ignorants, arrogants, trop sûrs d’eux, ou toute autre chose qui
serait la cause de leurs échecs fracassants. Invoquer des excuses ne
sert à rien lorsqu’il s’agit de constater l’incapacité des Etats-Unis
à déployer efficacement leur panoplie technologique, leurs tonnes de
matériel militaires, et les millions de jeunes en age de servir sous
les drapeaux. C’est comme ça et, pour les mêmes raisons qui ont
entraîné la chute de Rome, rien de changer de sitôt. Qu’une partie de
la faiblesse de l’Amérique soit due à des raisons psychologiques ne
la rend pas pour autant moins faible.

Ce n’est pas la faiblesse de l’Amérique qui est un problème ; le
problème c’est qu’elle se comporte comme si elle était forte. Ce
n’est pas un secret que de dire que les Etats-Unis ont dépassé les
limites de leur capacité de déploiement, ni qu’ils ont besoin
d’alliés. Il y a aussi un autre problème, mois bien compris : la
gauche aussi raisonne comme si l’Amérique était forte.

Parfois il en résulte des erreurs d’analyse. Par exemple,
l’intégrisme religieux aux Etats-Unis est considéré comme une cause
profonde des aberrations de la politique américaine. Ce qui n’est
vrai qu’à moitié. L’intégrisme, nous dit-on souvent, est la réaction
d’une culture menacée ou d’une société en crise devant les défis
internationaux qui la dépassent. Ce qui correspond parfaitement à 
l’intégrisme chrétien des Etats-Unis. Les Etats-Unis, avec leur
participation minoritaire aux élections et les choix totalement
aberrants de leurs dirigeants, est autant une « société en crise »
que n’importe quel état islamiste. L’intégrisme chrétien est une
réaction à l’idée, par ailleurs fondée, que la société américaine est
en crise profonde : il est la conséquence de cette crise, pas la
cause. Plutôt que de se préoccuper à lutter contre l’intégrisme
chrétien, nous ferions mieux d’essayer de trouver des solutions à la
crise.

C’est devant les conséquences du déclin américain et de ses effets
sur la politique étrangère des Etats-Unis que la gauche s’égare
encore plus. La gauche considère toujours que son principal souci est
de contrer l’agressivité des Etats-Unis, comme dans les années 70. En
fait, les Irakiens et les Afghans le font déjà très bien. On ne prend
pas beaucoup de risques à affirmer que les Etats-Unis seraient bien
incapables de contrôler un pays en état de marche, qui n’aurait pas
été ravagé par des années de sanctions économiques : après
l’humiliation subie en Irak, il serait tout simplement ridicule de
croire que les Etats-Unis seraient capables d’attaquer un autre pays.
Non pas à cause de la faiblesse militaire des Etats-Unis - leur
incapacité à mener avec succès des opérations militaires constitue
une faiblesse, ne serait-ce que pour des raisons psychologiques -
mais parce que depuis la première Guerre du Golfe, il y a eu un
changement décisif et le monde n’est plus prêt à céder devant les
caprices américaines. Si les Etats-Unis semblent isolés en Irak, où
l’Onu avait déjà autorisé une guerre et maintenu le pays en
quarantaine, imaginez ce que ce serait s’ils décidaient d’attaquer un
autre pays. Ce serait anachronique, et même insultant, de penser -
contrairement au reste du monde - que les non-américains sont de
petits peuples qui sont incapables de faire face à la « puissance
militaire invincible » des Etats-Unis.

C’est sur la question du conflit Israël/Palestine que l’attitude de
la gauche apparaît le plus clairement obsolète. La gauche tend à 
l’analyser comme l’histoire d’un allié des Etats-Unis qui écraserait
les palestiniens pour préserver leur domination au Moyen-Orient.
Israël intimiderait le monde arabe et permettrait aux Etats-Unis de
sécuriser ses sources de pétrole.

Ca n’a pas de sens. Le contrôle du pétrole du Moyen-Orient est une
des rares choses que les Etats-Unis pourraient faire eux-mêmes :
l’occupation des champs de pétrole ne coût pratiquement rien et ils
l’ont déjà fait souvent. Et en ce qui concerne les pays producteurs,
Israël ne semble pas avoir été d’une grande aide pour le contrôle du
pétrole Iranien, et les régimes du Golf ont toujours été des régimes
soumis et sans défense devant les Etats-Unis. Le seul résultat
tangible du soutien des Etats-Unis à Israël est que les peuples du
Moyen-Orient sont furieux à l’idée d’une alliance ou d’une soumission
aux Etats-Unis : Israël n’est pas une aide, mais un danger énorme
pour la sécurité énergétique des Etats-Unis. Et il est même inutile
de rajouter « énergétique » : en créent des ennemis des Etats-Unis
partout dans le monde, Israël est un danger pour la sécurité des
Etats-Unis, tout court.

Les Etats-Unis ont soutenu Israël à une certaine époque parce que
celui-ci formait un barrage contre le nationalisme arabe très
populaire de Nasser et contre l’influence Soviétique. Ce qui avait un
certain sens : au moins contre l’Union Soviétique, Israël servait de
porte-avions dans la région pour les Etats-Unis. Mais à présent, les
Etats-Unis soutiennent Israël pour de mauvaises raisons : par inertie
ou par une absurdité larmoyante qui consiste à faire sortir à chaque
fois le lapin israélien du chapeau de la Shoah. Si le lobby Israélien
est si puissant, ce n’est pas parce que les Etats-Unis ne peuvent pas
y résister, mais parce qu’ils ne veulent pas : ils pensent qu’Israël
est un bon copain et cette histoire de lobby au fond ne les dérange
pas. Après tout, le lobby Israélien fait désormais partie du paysage
politique des Etats-Unis. Et en ce qui concerne les affaires
d’espionnage, pas de problème : les amis s’espionnent mutuellement de
temps en temps, et il a déjà été souligné avec raison que les Etats-
Unis fournissent à Israël beaucoup plus d’informations sensibles
qu’Israël n’en obtient par l’intermédiaire de ses agents.

Alors pourquoi cette persistance de la théorie autour du pétrole ?
D’abord parce que la gauche n’arrive pas à se faire à l’idée que les
Etats-Unis seraient capables d’agir par pure stupidité. Et pourquoi
pas ? Serait-il impossible qu’un pays qui élit des dirigeants aussi
brillants soit incapable de tomber si bas ? Deuxièmement, cette
théorie persiste parce que la gauche est imprégnée par l’idée qu’un
pays puissant ne peut entretenir des alliances qui lui portent tort,
mais qu’au contraire doit étendre et manifester sa puissance. Mais
les Etats-Unis se font du mal touts seuls, et beaucoup, tandis que
leurs faiblesses deviennent chaque jour de plus en plus évidentes.
Peut-être que le sort des palestiniens ne sera jamais une
préoccupation pour les américains, mais leur propre sécurité l’est :
avec toute la haine qu’ils sèment, ils ont raison d’avoir peur du
reste du monde, qui est tout à fait capable de leur faire subir des
défaites retentissantes. C’est pour cela que les Etats-Unis ont
besoin d’amis. C’est pour cela que les Etats-Unis devraient laisser
tomber Israël.

Michael Neumann

 Source : www.counterpunch.org/neumann09232004.html

 Traduction ET compliments de
Cuba Solidarity Project :
http://viktor.dedaj.perso.neuf.fr/html

"Lorsque les Etats-Unis sont venus chercher Cuba, nous n’avons rien dit, nous n’étions pas Cubains."

URL de cet article 1810
   
AGENDA

Claude Lanzmann. Le Lièvre de Patagonie. Paris : Gallimard, 2009.
Bernard GENSANE
Il n’est pas facile de rendre compte d’un livre considérable, écrit par une personnalité culturelle considérable, auteur d’un film, non seulement considérable, mais unique. Remarquablement bien écrit (les 550 pages ont été dictées face à un écran d’ordinateur), cet ouvrage nous livre les mémoires d’un homme de poids, de fortes convictions qui, malgré son grand âge, ne parvient que très rarement à prendre le recul nécessaire à la hiérarchisation de ses actes, à la mise en perspective de sa (…)
Agrandir | voir bibliographie

 

Nous devons employer la force parce que nous sommes l’Amérique. Nous sommes la nation indispensable.

Madeleine Allbright
Secrétaire d’Etat des Etats-Unis

Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.