Rien ne va plus en Thaïlande. Alors que la junte militaire au pouvoir refuse de libérer 14 étudiants (risquant 7 ans de prison pour « sédition » après avoir manifesté pacifiquement leur opposition le 26 juin dernier) la communauté internationale commence à montrer timidement son désaccord, Union européenne et Etats-Unis qualifiant ces arrestations d’« inquiétantes ». Pas de quoi faire trembler le régime dirigé par le Premier ministre autoproclamé Prayuth Chan-ocha, qui vient de repousser de nouveau les élections à septembre 2016, et consolide en attendant son pouvoir d’une main de fer. Au détriment des droits de l’homme et, semble-t-il, d’une économie qui fait grise mine.
En Thaïlande, la tenue d’élections libres n’est toujours pas à l’ordre du jour. Motif officiel du retard : la rédaction d’une nouvelle Constitution et la tenue d’une campagne anti-corruption, toutes deux chronophages. Censée mettre fin à des années de paralysie politique, l’actuelle Constitution donne les pleins pouvoirs aux militaires qui, sous un vernis de légalité, grignotent petit à petit les derniers espaces de liberté d’une société thaïlandaise déjà largement dépossédée.
La loi martiale qui avait été instaurée en 2013, alors que les rues de Bangkok s’embrasaient, vient d’être remplacée dans la Constitution par « l’article 44 » qui fait l’objet des pires craintes de la part des militants des droits de l’homme. L’article controversé interdit en substance les rassemblements de plus de 5 personnes ainsi que « la diffusion de livres, de documents imprimés ou de n’importe quel média comportant des messages provoquant la peur ou relayant des informations déformées ou créant le malentendu ». Il donne également des pouvoirs quasi-illimités au Premier ministre, dont les décrets sont considérés comme « automatiquement légaux et constitutionnels ».
Les militaires, après le coup d’Etat du 22 mai 2014, semblent avoir pris goût au pouvoir. Ils ont troqué leurs uniformes pour des costumes civils mais bafouent plus que jamais les libertés individuelles. Le climat qui règne à Bangkok rappelle celui qui avait succédé au soulèvement de 1973. L’opposition est de nouveau la cible systématique des militaires et ose de moins en moins critiquer publiquement le pouvoir.
La liberté d’expression n’a pas été rétablie comme annoncé et les intellectuels qui n’ont pas encore fait allégeance à la junte prennent les uns après les autres le chemin de l’exil. C’est le cas de Jarahn Ditapichai, ancien membre du parti communiste et militant thaïlandais des droits de l’homme, qui depuis Paris où il a trouvé refuge, dénonce le retour des « chemises jaunes » au pouvoir. Il a été forcé de s’exiler après avoir organisé une pièce de théâtre jugée hostile au régime. Deux étudiants y ayant participé sont aujourd’hui toujours emprisonnés. Le Premier ministre a par ailleurs publiquement menacé la presse d’interdire toute publication qui ne serait pas « positive » à l’égard du pouvoir.
Le clan Shinawatra dans le collimateur de la junte
L’arme suprême pour les militaires : le crime de lèse-majesté, remis au goût du jour par la junte, qui n’hésite pas à surfer sur le profond respect des Thaïlandais pour leur roi pour justifier ses exactions. Le crime de lèse-majesté est ainsi invoqué à profusion par les services de police et la justice pour écarter tout opposant. Le but de la manœuvre pour cette aristocratie militaire, c’est notamment la dissolution méthodique du clan Shinawatra, resté très influent et rassemblant encore de nombreux partisans au sein de la population thaïlandaise, entre autres grâce à son programme d’aides sociales et de subventions que regrettent aujourd’hui un certain nombre de Thaïlandais, agriculteurs en tête.
Thaksin Shinawatra, Premier ministre thaïlandais de 2001 à 2006 et première fortune du pays, aujourd’hui en exil, est ainsi inquiété dans une affaire de lèse-majesté pour avoir critiqué la junte militaire dans le cadre d’une interview donnée à une chaîne coréenne. En plus de chercher à lui nuire, cette accusation a pour objet d’écorner l’image résolument positive qu’il laisse derrière lui, et de rejaillir sur sa sœur, Yingluck Shinawatra, à la tête du pays de 2011 à 2014 et ayant à son tour été victime d’un coup d’Etat.
Ce musellement systématique de l’opposition a toutefois du mal à assurer à la junte la discrétion dont elle voudrait faire preuve sur le plan des résultats économiques. Les chiffres sont connus : le secteur touristique, véritable moteur de la croissance, tourne toujours au ralenti, et après une année 2014 noire (0,7 % de croissance, contre 2,3, % en 2013 et 6,4 % en 2012) les prévisions de croissance pour 2015 viennent d’être revues à la baisse, passant de 3,9 % à 3,7 %, ce qui a entrainé une baisse du taux directeur par la banque centrale thaïlandaise, plafonnant à 1,50 %, son plus bas niveau depuis 2010.
Dans ce contexte, la perspective de la succession prochaine du roi Bhumibol Adulyadej, âgé de 87 ans et actuellement hospitalisé, apparaît délicate. Le monarque, véritable symbole d’unité pour le pays et, malgré tout, rempart contre les dérives autoritaires de la junte militaire, laisserait sa place à son fils, qui passe volontiers pour un irresponsable. L’occasion rêvée pour la junte militaire, si elle est encore au pouvoir, de renforcer son assise, malgré un bilan plus que mitigé.
Plus d’un an après le coup d’Etat ayant renversé Yingluck Shinawatre, la Thaïlande se réveille avec la gueule de bois et la désagréable impression d’avoir été trompée par cette junte militaire apparaissant de moins en moins comme un régime transitoire. A mesure que le temps passe, les espoirs d’un retour prochain de la démocratie s’amenuisent. A moins que l’absence de résultats du régime, qui avait promis de relancer l’économie, ne finisse par lasser la population, et n’entraîne la chute de ce dernier. Une issue par forcément improbable, surtout si l’Occident décide de sanctions à l’encontre de la Thaïlande pour protester contre les atteintes constantes aux droits de l’homme qui y ont lieu.
Damien Ledoux