Souffrant, Michel Rocard s’était fait excuser. Malgré tout, s’est tenu – samedi dernier à la Sorbonne – le premier colloque du Centre International de géopolitique et de prospective analytique (CIGPA), consacré à un bilan des « printemps arabes » et aux évolutions de la menace terroriste : une vraie réussite tranchant avec le blabla habituel... Fondé par Mezri Haddad, ancien ambassadeur de Tunisie à l’UNESCO avec un groupe d’universitaires et de chercheurs, ce nouveau centre de recherche dispose déjà d’une quinzaine de bureaux de liaison dans les capitales arabes, africaines, européennes et latino-américaines.
L’ancien premier ministre algérien Sid-Ahmed Ghozali a rappelé la préhistoire de l’organisation « État islamique », soulignant que les égorgeurs des GIA (Groupes islamiques armés) avaient, à l’époque déjà autoproclamé un califat en Algérie. Entre 1988 et 1998, cette terrible guerre civile causa la mort de quelques 250 000 personnes, sans beaucoup mobiliser la communauté internationale qui ne découvrit le terrorisme que trois ans plus tard : après les attentats du 11 septembre 2001.
Ancien numéro deux du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), ancien ministre de la Défense et des Affaires étrangères de Tunisie, Kamel Morjane – actuellement responsable du parti néo-destourien L’Initiative – est revenu, avec beaucoup de rigueur et d’honnêteté intellectuelle sur les différents processus économiques et sociaux ayant provoquée la révolte sociale de 2011. Avec réalisme et courage, ce grand Tunisien a dressé le bilan actuel de son pays confronté à des difficultés économiques majeures, ainsi qu’aux menaces terroristes intérieures et régionales, notamment celles liées à l’implosion de la Libye voisine. Kamel Morjane a conclu en se félicitant « d’une dynamique qui rassemble de plus en plus l’ensemble des élites tunisiennes, désormais mobilisées par et pour la construction d’un avenir prometteur... » L’homme d’affaires tunisien Ghazi Ben Tounès et Rafik Chelly – ancien secrétaire d’État tunisien aux Affaires sécuritaires – ont, respectivement développé ces enjeux économiques et de lutte anti-terroriste ne concernant pas seulement le pays du Jasmin, mais l’ensemble du Maghreb et de la sous-région sahélienne.
C’est sur la faillite politique, économique et culturelle de l’idéologie des Frères musulmans qu’a insisté Majed Nehmé, dans l’ensemble des mal nommés « printemps arabe » et surtout en Égypte. Le directeur du mensuel Afrique-Asie s’est livré à une imparable démonstration sur la responsabilité conjointe des Frères musulmans et des monarchies wahhabites (Arabie saoudite et Qatar) dans l’expansion actuelle du terrorisme islamiste. Ce cadrage géopolitique limpide a permis à l’ancien ministre des Mines, de l’Énergie et de l’Hydraulique de la République centrafricaine, Sylvain Ndoutingaï d’expliquer la convergence d’intérêts entre les organisations terroristes de la bande sahélo-saharienne et celles du crime organisé : cartels latino-américains de la cocaïne (disposant de têtes de pont aéroportuaires en Afrique de l’Ouest) ; trafiquants d’armes et d’êtres humains ; braconniers tueurs d’éléphants et de rhinocéros (associés aux tueurs de Boko-Haram et aux Shebab somaliens).
Le « Monsieur Islam de France », Bernard Godard – universitaire, ancien cadre des Renseignements généraux – a, lui aussi souligné le rôle des Frères musulmans dans la radicalisation des certaines organisations musulmanes d’Europe et de France, « en se gardant de tout amalgame, mais aussi de toute naïveté », concernant notamment Tariq Ramadan, le BHL de l’Islam sur-médiatisé... Pour sa part, l’ancien sous-secrétaire d’État italien aux Affaires étrangères Vittorio Craxi est revenu, sans complaisance sur les erreurs et les fautes européennes et italiennes ayant présidées à la guerre franco-britannique relayée par l’OTAN en Libye au printemps 2011, « un désastre dont nous n’avons pas encore fini de payer la note et qui a été mis en œuvre en piétinant la feuille de route politique de l’Union africaine qui aurait permis d’éviter cette nouvelle guerre... »
Pour l’ancien ministre d’État palestinien à la Sécurité Mohammed Dahlan, les réponses à apporter au terrorisme passent notamment par une profonde révision des politiques étrangères menées par les États-Unis et les pays européens aux Proche et Moyen-Orient. Concernant les pays de la région, « il faudrait les reconstruire sur des bases nationales et cesser d’y soutenir des mouvements islamistes comme c’est le cas en Syrie, en Irak et en Libye », préconise le responsable palestinien en concluant : « il s’agit aussi d’œuvrer à la recherche d’une solution juste et équitable à la cause palestinienne, qui – elle-aussi – a été confisquée par l’Islam politique et par d’autres intérêts régionaux et internationaux ».
En dernière instance, il s’agissait de resituer l’évolution récente de la menace terroriste dans le contexte de la mondialisation contemporaine. L’auteur de ces lignes a proposé un constat souvent développé dans les colonnes de prochetmoyen-orient.ch : le terrorisme ne produit pas des événements extraordinaires qui constitueraient autant d’accidents portés à la paix et la stabilité de nos sociétés. Il n’est pas l’expression des moments d’une crise passagère, encore moins celle des soubresauts d’une fatale montée aux extrêmes, annonciatrice de la fin des temps... Non ! Installé durablement au cœur même de nos logiques économiques, sociales et politiques, le terrorisme en constitue le conatus, l’énergie vitale et nécessaire. Inexorablement et organiquement, il accompagne les « progrès » de la mondialisation contemporaine.
D’une manière générale, les politologues expliquent la mondialisation contemporaine par l’interaction de trois phénomènes principaux : 1) le retrait soviétique d’Afghanistan qui va précipiter la chute du Mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique ; 2) la globalisation de l’économie de marché, le libéralisme et le néo-libéralisme économique et financier s’imposant désormais comme le seul système encadrant l’échange des biens, des services et de l’information ; 3) enfin, la révolution numérique (révolution technologique ou révolution Internet), qui va bouleverser, non seulement tous les secteurs de l’activité économique et financière, mais aussi l’ensemble de la communication (courriels, réseaux ‘numériques’, banques de données, etc.), par l’essor des techniques numériques, principalement l’informatique et Internet. A travers ses ramifications planétaires, cette mutation « globale » à laquelle plus aucune activité humaine n’échappe, produit une dérégulation généralisée des législations nationales, régionales, internationales et multilatérales. C’est la « mondialisation heureuse » d’Alain Minc, le « Enrichissez-vous » de Guizot à l’échelle planétaire, mais surtout la régression à l’état de nature, à la « guerre de tous contre tous » de Thomas Hobbes...
Ce triomphe sans partage de l’économie libérale postule des activités humaines de plus en plus privatisées et titrisées – comme par exemples les prêts hypothécaires, en se débarrassant des services publics dont les dépenses sont jugées excessives, sinon inutiles. Et les décideurs de cette nouvelle économie affirment que la réduction des dépenses publiques et l’augmentation des impôts produiront une reprise économique et une renaissance de la confiance. Contrairement à cette charmante prévision, dans la plupart des pays développés les écarts de revenus entre les plus riches et les plus pauvres n’ont cessé de se creuser dans des proportions inédites. Les termes de l’échange entre le Nord et le Sud ont continué à se dégrader, aggravant les décalages entre les pays les plus riches et les plus pauvres.
Dans ce contexte, les classes intermédiaires ont été particulièrement touchées. Leur fragilisation s’est illustrée lors de la crise financière de 2008, lorsque près de neuf millions d’Etasuniens ont été exclu de leur logement, du jour au lendemain. Cette machinerie de titrisation ne s’est pas cantonnée aux opérations hypothécaires mais s’est généralisée aux avances sur consommation, aux prêts étudiants, aux retraites, aux dettes municipales, etc. Elle s’est généralisée dans les secteurs de l’acquisition des ressources naturelles à l’étranger, dont l’achat les hydrocarbures, de l’eau, l’huile de palme et des terres agricoles ; la privatisation s’imposant dans les derniers domaines régaliens comme la gestion des prisons ! Cette financiarisation généralisée a fini par supplanter l’économie réelle et s’imposer comme le seul système d’échanges possible, instaurant une marchandisation du monde, selon Jean Ziegler, un fascisme de la marchandise selon Alain Badiou.
Expulsées de leur foyer, de leur terre et de leur emploi, les personnes elles-mêmes sont reléguées au stade de marchandises. Le fait d’être expulsé de chez soi, de sa terre et de son travail a aussi pour effet de céder des territoires élargis aux organisations criminelles. En effet, les territoires abandonnés à la dérégulation deviennent des zones de non-droit où règnent les chefs de différentes communautés : ethnico-religieuses, tribales et/ou mafieuses. A cette géographie d’une criminalité polymorphe s’ajoute celle des zones détruites par l’hyper-exploitation économique, le réchauffement climatique et les migrations de masse. Au clivage Est-Ouest de la Guerre froide se substitue un nouveau clivage, qui n’est pas sans rappeler le vieil imperium romain, opposant les terres civilisation à celles de marches barbares et chaotiques. Ne pouvant être totalement ignorées, ces dernières doivent être contenues et endiguées, nécessitent une politique, sinon un mode de gestion approprié. Au début des années 1990, les stratèges du Pentagone inventèrent le concept de « chaos constructif », s’appliquant aux zones de crises et tout particulièrement à celles des Proche et Moyen-Orient.
Robert Satloff, le directeur du Washington Institute for Near East Policy a longuement développée cette stratégie dite du « chaos » ou de « l’instabilité constructive ». Il explique que la recherche d’une stabilité des États arabes a été « historiquement » le trait dominant d’une politique moyen-orientale des États-Unis qui a abouti à des « impasses récurrentes ». Il précise : « George Bush a été le premier président à considérer que la stabilité en tant que telle était un obstacle à l’avancement des intérêts américains au Moyen-Orient (...) Les États-Unis ont employé un éventail de mesures coercitives, allant de l’usage de la force militaire pour changer les régimes en Afghanistan et en Irak, en passant par une politique de la carotte et du bâton (...) pour isoler Yasser Arafat et encourager une nouvelle et pacifique direction palestinienne, jusqu’aux encouragements courtois à l’Égypte et à l’Arabie saoudite pour les engager sur la voie de les réformes »1.
Cette remise en cause d’une politique étrangère privilégiant l’instauration de « la stabilité » des États des Proche et Moyen-Orient s’est imposée dès le début de la guerre d’Irak en janvier 1991. Les experts des officines néo-conservatrices comme Paul Wolfowitz, qui deviendra numéro deux du Pentagone, expliquaient alors qu’il aurait fallu « poursuivre la guerre de libération du Koweït jusqu’à Bagdad, pour démanteler ce pays qui restera une menace pesant à la fois sur nos intérêts stratégiques et sur la sécurité d’Israël ». Les attentats contre le Pentagone et le World Trade Center apporteront un nouvel argument aux partisans de l’instabilité constructive, estimant que la menace terroriste s’enracine principalement dans certains Etats de la région, dont l’Irak, l’Iran et la Syrie.
En « déstabilisant » ces trois États, la politique américaine révisée prétendait pouvoir diminuer, sinon éradiquer aussi la menace terroriste et ses réseaux transnationaux. Cela a produit le phénomène inverse : selon plusieurs rapports de l’administration américaine, la menace terroriste a été multipliée par six depuis le début de l’intervention anglo-américaine en Irak. Mais pour nombre d’analystes du Pentagone et du Département d’État, cette contre-performance est loin de constituer une défaite. Au contraire, elle s’inscrit parfaitement dans la mise en œuvre de la stratégie de l’instabilité constructive. En décidant que la priorité est à « la guerre contre la terreur » et à la chasse d’Oussama Ben Laden et ses complices, « les décideurs américains vont disposer du plus bel alibi historique à leur disposition depuis la fin de la Guerre froide », expliquait un attaché militaire européen en poste à Washington ; « au nom de la lutte antiterroriste est entrepris le redéploiement militaire américain le plus considérable depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale »2.
Hormis ses dimensions militaires et stratégiques, cette politique constitue aussi une formidable opportunité économique pour le complexe militaro-industriel étasunien et ses sous-traitants qui enregistreront leurs commandes les plus importantes depuis la guerre de Corée. Cette relance inespérée des budgets militaires concerne des millions d’emplois, non seulement dans le secteur militaire mais aussi dans ceux de la sécurité privée, de l’Intelligence économique et de la communication. Comme les révolutions de couleur en Serbie, Géorgie et Ukraine, la « révolution du Cèdre » au Liban a été appuyée par des ONGs et des fondations américaines, illustrant un mode inédit d’ingérence internationale que Gilles Dorronsoro qualifie de « stratégie de déstabilisation démocratique ». Il s’agit de « s’appuyer sur des secteurs de la société civile réclamant le changement, de soutenir leur action en mobilisant en leur faveur les médias locaux et internationaux, d’inventer un héros fédérateur de la contestation et de renforcer la pression internationale sur les pouvoirs contestés. Au Liban, la mise en œuvre de cette stratégie a cependant aggravé le communautarisme, dressant les composantes du pays les unes contre les autres » 3.
Pour Robert Satloff, ce qui s’est passé au Liban constitue « un véritable cas d’école, dont il faudra s’inspirer si l’on veut provoquer le changement dans d’autres pays ». On peut selon lui dégager trois enseignements du laboratoire libanais, comme autant de « prolégomènes à toutes révolutions futures » 4 : la première consiste à pousser les forces d’opposition à imposer par des mobilisations de rue massives des élections extraordinaires destinées à rompre avec l’ordre ancien ; la deuxième consiste à préparer soigneusement le scrutin en amont à travers diverses actions proches du marketing comme l’adoption d’une couleur, d’un emblème, d’un journal, et à les faire avaliser par des observateurs internationaux ; la troisième est la poursuite des pressions internationales, afin d’éradiquer les derniers supports de l’ordre ancien, tels que partis politiques, groupes armés ou services parallèles de sécurité et de renseignement.
L’instrumentalisation du communautarisme est aussi à l’ordre du jour dans d’autres pays de la région, cibles de l’instabilité constructive. En Syrie, l’administration Bush cherchait déjà à provoquer un changement de régime. Comme le souligne encore Robert Satloff, « les États-Unis n’ont pas intérêt à la survie du régime d’Assad, régime minoritaire, dont les fondements fragiles sont la peur et l’intimidation. Les craquements dans l’édifice du régime peuvent rapidement se transformer en fissures, et ensuite en tremblements de terre » 5. Pour conclure, il affirme que les États-Unis devraient se concentrer sur trois priorités :
- collecter un maximum d’informations sur les dynamiques politiques, économiques, sociales et ethniques internes à la Syrie ;
- mener une campagne autour de thèmes comme la démocratie, les droits de la personne et l’État de droit ;
- ne pas offrir au régime syrien d’issue de secours, sauf si le président Bachar al-Assad est prêt à se rendre en Israël dans le cadre d’une initiative de paix, ou s’il expulse du territoire syrien toutes les organisations anti-israéliennes et qu’il renonce publiquement à la violence, « lutte armée ou résistance nationale, pour reprendre le jargon local ».
Ces différents rappels illustrent à l’envi que la mondialisation économique génère un ensemble de guerres asymétriques intrinsèquement nécessaires à ses « progrès » et redéploiements successifs. A l’instabilité constructive correspond un état de guerre généralisée dont le terrorisme et la lutte anti-terroriste constituent autant de justifications aux effets multiplicateurs : la promotion de nouveaux produits liés à l’« ubérisation » de la sécurité. Dès janvier 2015, les attentats de Charlie et de l’Hyper-casher avaient incité les grandes sociétés à sécuriser leurs sièges et infrastructures en multipliant, du jour au lendemain, le nombre d’agents de surveillance. Le filtrage et la vidéo-protection des entrepôts, en particulier portuaires et aéroportuaires, se sont densifiés.
Entre le début des années 1980 et 2015, le secteur de la surveillance humaine en France est à lui seul passé de 60 000 à plus de 170 000 salariés dans près de 4000 entreprises. Dans les cinq ans à venir, il pourrait dépasser en nombre le cumul des emplois de policiers et de gendarmes, soit plus de 250 000 personnes, presqu’autant que le secteur de l’industrie automobile. Surfant sur la menace terroriste, l’Union des entreprises de sécurité privée estime qu’elle va devoir engager environ 30 000 salariés par an...
Ces différentes péripéties de l’instabilité constructive nous amenaient à déclarer à L’Orient-Le Jour du 23 juin 2015 que « si Daesch n’existait pas, il aurait fallu l’inventer... », parce que « le terrorisme rapporte et s’inscrit dans la logique de la mondialisation économique, parce que la lutte contre le terrorisme génère des millions d’emplois dans les industries d’armement, de sécurité et de communication. Le terrorisme est nécessaire à l’évolution du système capitaliste lui-même en crise, mais qui se reconfigure en permanence en générant de nouvelles crises. Cette idée de gestion sans résolution est consubstantielle au redéploiement infini du capital. Dans l’un de ses livres les plus saisissants – La part maudite, Georges Bataille expliquait au début des années cinquante, que toute reconfiguration du capital nécessite une part incompressible de gaspillage qu’il appelait « la consumation »... Aujourd’hui, on peut dire que le terrorisme constitue cette part de « consumation », organiquement liée à l’évolution du capitalisme mondialisé contemporain. Si Daesch n’existait pas, il aurait fallu l’inventer ! Car une telle menace permet de maintenir une croissance continue des budgets militaires, d’entretenir les millions d’emplois du complexe militaro-industriel étasunien, sans dénombrer les effets de sous-traitance et la multiplication des sociétés de sécurité privée, d’intelligence économique et de communication. La sécurité et tous ses nouveaux mercenaires constituent, désormais un secteur économique à part entière. C’est la gestion de l’instabilité constructive. Aujourd’hui, de grandes sociétés comme Google par exemple, supplantent l’État étasunien et les grandes entreprises en termes de moyens financiers pour l’investissement et la recherche dans le secteur militaire en finançant des projets de robots et de drones maritimes et aériens.
Tout cela transforme le complexe militaro-industriel classique et rapporte beaucoup, beaucoup d’argent. Pour justifier et accompagner ces différentes mutations, le terrorisme est une absolue nécessité. Initialement, Daesch n’a pas été éradiqué mais entretenu, parce que cela servait les intérêts, tant des grandes puissances que des puissances régionales ».
Confirmé par les meilleurs économistes, un tel constat ne relève pas de l’obsession d’un grand complot ni des folies conspirationnistes, mais peut être aisément chiffré, sourcé et confirmé. L’exercice dépasse notre propos et nous ramène plus opportunément à la polémique ayant opposé l’islamologue Gilles Kepel à l’essayiste Olivier Roy, suite aux attentats du 13 novembre 2015. Le premier insistait sur un Islam de France qui, durant les quinze dernières années, s’est radicalisé à travers la multiplication de mosquées salafistes, ce constat difficilement contestable permettant aussi de soulever la question centrale de la responsabilité de l’Arabie saoudite et d’autres monarchies du Golfe dans le financement d’une telle évolution. Le second lui répondait que l’Islam et l’Arabie saoudite n’avaient rien à voir avec un phénomène davantage explicable par une « radicalisation » inhérente à la crise de nos sociétés, celle-ci n’utilisant l’Islam que comme prétexte et habillage d’un désarroi beaucoup plus profond.
Loin de vouloir absolument chercher à réconcilier ces deux approches contradictoires, il faut relever, à la décharge de la seconde, qu’elle rejoint en partie le constat d’un terrorisme « stade suprême de la mondialisation » et, qu’en dernière analyse, les deux contradicteurs ne parlent pas de la même choses ! En effet, la pertinence de Gilles Kepel concerne un niveau d’analyse spécifique : celui de la cartographie spatio-temporelle des crises proche et moyen-orientales et de leurs interconnexions avec les sociétés occidentales, notamment européennes et françaises. Le propos d’Olivier Roy, plus abstrait, concerne davantage les conséquences de la crise globale et permanente du capitalisme mondialisé contemporain. Et dans cette perspective, il n’est pas déraisonnable de mettre en relation les expressions de « violences extrêmes » du terrorisme actuel avec la déstructuration, sinon la destruction des encadrements économiques, politiques et culturels du monde de l’avant mondialisation.
Certes, tous les exclus ne deviennent pas terroristes, mais face à la brutalité sauvage des logiques économiques actuelles, il n’est pas vraiment surprenant qu’une minorité d’entre eux basculent dans le passage à l’acte le plus violent. Face aux destructions prédatrices, face à leurs justifications idéologiques d’une nécessité naturelle qui n’aurait plus rien d’historique et de politique, il se pourrait que, comme Antigone et Créon, les terroristes d’aujourd’hui cherchent dans leur basculement fatal à se redonner une individualité, sinon un destin.
Dès la fin des années cinquante, l’écrivain Georges Bataille explique dans La Part maudite comment la consumation, le gaspillage de la violence extrême participe de cet échange indépassable à un progrès historique qui ne peut s’accomplir que dans le pathos de la tragédie. Quelques diseurs de bonne aventure ont pu faire croire que l’histoire était finie parce que Facebook, Google et McDo se chargeaient désormais de tout, d’un tout apaisé et administré où l’individu hors-sol n’aurait plus qu’à consommer et revendiquer des droits qu’on lui accorderait généreusement. C’était compter trop prématurément sans l’éternel retour de la négation et de ses violences les plus imprévisibles, sans compter avec la part maudite de la tragédie qui n’épargne aucune existence.
Cette tragédie est bien la nôtre. Lénine affirmait que « l’impérialisme est le stade suprême du capitalisme ». Dans notre monde globalisé, il se pourrait bien que le terrorisme contemporain incarne à son tour le sommet de cette évolution paroxystique d’une course effrénée à l’argent... Un colloque bien intéressant !
Richard Labévière