LEVEL FIVE …Aussi…
Au lendemain de la disparition de Chris Marker le 29 juillet 2012, me revenait de l’arrière fond de ma mémoire le saisissant et troublant souvenir d’un film enregistré lors de sa projection sur Arte il y a plus de dix ans… J’ai revu la cassette…
Marker n’a cessé de croiser la mort dans son oeuvre, c’est elle qui projette son ombre dans la dernière scène de "˜La Jetée’ (1962) sur cette esplanade séparant le narrateur d’une silhouette de femme lointaine…
Dans "˜Level Five’, nous sommes en 1997. Un temps long s’est écoulé qui a vu naître longtemps après le cinéma l’informatique et Internet au lendemain des matins d’un "˜Mai’ encore dépourvu de cette nouvelle magie…
L’héroïne Laura, de son aimé, ne voit persister que l’ordinateur ; bien plus étrange objet encore que les pierres tombales animées d’évocations au cimetière du Père Lachaise. Au travers de cet écran Laura pénètre l’outre tombe du disparu qui interrogeait, stockait, pénétrait la mémoire initialement muette des images d’Okinawa, lorsque le cinéaste Nagisa Oshima filmait les suicides collectifs de masse et la mort du tiers des habitants de l’Ile. C’était lors de l’effondrement de l’armée japonaise après le débarquement US…(1).
Dans cette boite tombale, le même outil sur lequel s’écrivent ou se lisent ces lignes, des mémoires s’emboîtent les unes dans les autres. Surtout un troublant et insoluble questionnement surgit sur les "˜degrés’ de la mémoire… "˜Level one’, superficiel et méprisé… "˜Level two’, déjà plus intéressant… Et ce sont les "˜degrés’ de la vie elle-même qui sont interrogés ; le disparu avait prophétisé « Faut il être mort pour atteindre "˜le’ Level Five ? »… Et Laura qui avait traversé la vie et le jeu de ces "˜niveaux’ songeait alors que les "˜détails’ de la mémoire "˜se perdent… un par un’.
Et le deuil nous interroge : en quoi l’omniprésent désormais ordinateur modifie t il notre relation à la mémoire ? Notre relation à la mort ? Ce défunt qui flirtait avec le Level Five rejoint désormais par Chris Marker, avait laissé pour trace cent cinquante mille cadavres en survivance posthume de ses propres interrogations… Le regard de Laura en est bien plus que bouleversé, c’est elle qui est transpercée par le néant vivant des images… Apparaît le témoin Kinjo de la tragédie expliquant comment à dix sept ans et sur ordre il avait "˜tué parce qu’il les aimait’ sa mère son plus jeune frère sa soeur, pour qu’ils échappent à l’arrivée des GI…(2)
Autre guerre, autre temps… Que savons nous des drames des guerres de maintenant ? Sont poursuivis pour "˜aide à l’ennemi’ ceux qui diffusent les images des horreurs et des crimes…
Des abîmes d’interrogations surgissent lorsque Laura croise le regard d’une mère qui se jette du haut de la falaise de Saipan, comme "˜abattue’ par la caméra qui la "˜visait’ et attendait son geste. Témoignage ou assassinat ? Belle réflexion ouverte par Chris Marker qui doit nous interpeller en ce temps devenu celui d’un voyeurisme et d’une indifférence planétaire…
A ce "˜cinquième niveau’ où nous a entraîné Chris Marker, il nous est proposé de voir autrement ce que nous regardons, c’est un bel héritage. (1)
Jacques Richaud 1 8 2012
(1) Battle of Saipan
http://en.wikipedia.org/wiki/Battle_of_Saipan
Les historiens fourniront pour chiffre des pertes un millier de suicides et douze mille civils tués.
Cette "˜prise’ au sud de l’archipel était le prélude à la défaite japonaise, dernier bastion qui rendait possible l’accès au coeur de l’Empire japonais.
D’autres photographies de la bataille vue du côté US :
http://www.dailymail.co.uk/news/article-2087023/World-War-II-photographs-American-soldiers-fight-survival-brutal-Battle-Saipan.html
Une vidéo de juin 1944 :
http://www.history.com/shows/wwii-in-hd/videos/battle-saipan#battle-saipan
(2) Level 5, by Chris Marker (1997)
http://vimeo.com/19193986 (1h44)
Titre : Level Five Scénario : Chris Marker Réalisation : Chris Marker Image : Yves Angelo, Gérard de Battista, Chris Marker Son : Florent Lavallée Interprétation : Catherine Belkhodja (Laura) et la participation de Kenji Tokitsu et Nagisa Oshima Date de sortie : 1996 Pays : France Durée : 1h46 Format : 35 mm / couleur Producteurs : Anatole Dauman, Françoise Widhoff et Catherine Belkhodja Productions : Argos Films / Les Films de l’Apostrophe/ KAREDAS Distribution : Connaissance du cinéma