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Syrie : Survivre dans le camp palestinien de Yarmouk (Counterpunch)

Depuis la partie ouest du camp de Yarmouk à Damas

Depuis plus d’un an, le camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk, un des neufs camps syriens, est un champ de bataille où s’opposent les supporters du gouvernement syrien et ceux qui veulent le renverser. Mais il y a peu de combattants actifs parmi ceux qui habitaient le camp avant la crise, selon Dr. Hamed Mouad, l’auteur du premier livre sur l’histoire et la sociologie du camp de Yarmouk ainsi que sur lui-même et sa famille qui habitaient tous le camp avant qu’ils ne soient obligés de s’enfuir il y a huit mois. Les habitants de Yarmouk ont presque tous refusé de prendre partie malgré les pressions de chacun des opposants les enjoignant à "libérer" Yarmouk de l’autre. Leur neutralité et leur refus de participer au conflit leur a coûté cher.

Toutes les entrées "légales" du camp de Yarmouk ont été bloquées par l’armée syrienne ou les rebelles. Mais il m’a été possible d’entrer dans la partie ouest du camp avec l’aide d’un adolescent serviable, bien que des snipers du gouvernement et des rebelles soient encore embusqués sur de nombreux toits.

Seulement 20% des 170 000 personnes qui habitaient à Yarmouk avant le soulèvement y vivent encore, la majorité des habitants s’étant réfugiés dans les faubourgs de Damas à l’extérieur du camp. Une grande partie du camp est aujourd’hui un terrain vague désert dont les rares habitants sont largement privés d’électricité, d’eau et de commerces. Le gouvernement syrien continue à leur fournir de l’assistance médicale gratuite et la Croix Rouge Arabe Syrienne leur distribue des colis de nourriture.

Les Palestiniens que j’ai interviewés m’ont expliqué qu’il ne restait à Yarmouk que ceux qui n’avaient pas d’autre choix et qui, de ce fait, sont obligés de risquer leur vie - à la roulette russe des snipers et des mortiers - en demeurant dans leurs maisons à moitié détruites du camp. D’autres essaient de survivre à l’extérieur de camp en squattant des écoles et des mosquées où ils dorment sur des couvertures, des cartons ou des bâches en plastiques ; les plus fortunés d’entre eux ont un réchaud à gaz pour faire un peu de cuisine. La chaleur est torride en été à Damas, il y fait bien plus chaud qu’à Beyrouth et Saida au Liban où une grande partie des 75 000 réfugiés palestiniens de Syrie se sont réfugiés. D’autres encore se sont mêlés au million de malheureux qui se sont réfugiés à Damas pour fuir d’autres secteurs de la République Arabe Syrienne au cours des 29 mois derniers. Quelques désespérés s’abritent sous des couvertures accrochées dans la rue en espérant que les autorités ne les chasseront pas ou pire encore qu’ils ne seront pas dévalisés ou kidnappés. Le kidnapping est devenu courant à Damas.

Des policiers de Damas, par compassion, permettent à des réfugiés, dont beaucoup sont des Roms depuis que leur quartier a été détruit, de dormir dans les petits parcs et espaces verts de la ville les moins fréquentés. Mais pas dans les grands parcs du centre qui sont sans doute les plus beaux et les mieux entretenus, même pendant les combats, de tout le Moyen-Orient arabe. Le camping n’est pas autorisé dans ces parcs. Mais quand un mortier démolit un morceau de rue, des résidents s’y réfugient et cela me rappelle toutes les fois où, pendant la guerre civile au Liban, le parc Saniyeh de Hamra à Beyrouth a été envahi par une foule de réfugiés.

Dans moins d’un mois, les écoles vont rouvrir leurs portes en Syrie et les réfugiés ne pourront plus y loger. Des Palestiniens, comme leurs voisins syriens, essaient encore de s’enfuir au Liban mais le gouvernement a récemment augmenté le prix du passage - de 550 à 1100 livres syriennes (environ 6 dollars) par personne - à la frontière de Masnaa. Ca ne représente rien pour la plupart des étrangers mais c’est souvent trop cher payé pour des familles syriennes et palestiniennes souvent dotées de plusieurs enfants, pour tenter de repousser la mort.

On ne peut pas généraliser, mais beaucoup de résidents de Damas, y compris des Palestiniens qui ne sont pas encore partis, sont d’avis que la violence va continuer à diminuer à mesure que les forces gouvernementales repoussent les rebelles de plus en plus loin du centre ville. Ce sentiment semble partagé par toute la population syrienne épuisée et tétanisée et dont plus de 500 000 membres se sont réfugiés à Damas au cours des 28 derniers mois pour essayer de survivre. Les gens ici expriment un léger espoir en dépit de leur épuisement, de l’horreur devant ce qu’est devenue leur nation, et de leur vision pessimiste de l’avenir du pays qu’ils aiment et de ses chances de survie. Bien qu’ils aient subi de lourdes pertes, la plus tragique étant la perte d’êtres aimés, mais aussi des pertes matérielles comme leur moyen de subsistance, leur travail, leur commerce, toutes choses qu’ils ne retrouveront pas de si tôt, les gens ont l’impression que leur vie est en passe de s’améliorer. Mazin qui est chauffeur à la chaîne de TV Al Alam m’a expliqué l’autre nuit : "Cela peut paraître étrange, mais bien que nous ici à Damas nous entendions de plus en plus de bombes tomber à mesure que l’armée repousse les rebelles, en fait nous nous sentons de plus en plus en sécurité en dépit de l’augmentation des bombardements parce que les rebelles sont chassés de nos faubourgs. Mais tout cela est loin d’être fini."

Quand je leur demande ce qui leur fait penser que la "situation" s’améliore, on me répond que par exemple on voit souvent le ministre de la Réconciliation Nationale affirmer en public que le gouvernement prépare le retour des réfugiés syriens et palestiniens. Un autre exemple qu’on me donne de ce que les choses vont dans la bonne direction, est la visite du président syrien Bashar al-Assad le 8 janvier 2013 à la ville de Daraya à l’extérieur de Damas. Daraya a été un bastion rebelle pendant plus d’un an et la ville est maintenant largement sous contrôle gouvernemental. Ca a été le premier voyage public du président syrien depuis sa visite à Baba Amr à Homs le 3 décembre 2012, là où il y a eu hier une énorme explosion dans un dépôt de munitions du gouvernement qui a tué environ 50 personnes. Assad a fait un discours volontariste dans lequel il promettait d’écraser les forces qui avaient décidé de renverser le gouvernement syrien et il semble avoir redonné courage aux gens ici en parlant avec des soldats et en exprimant la gratitude de la Syrie envers l’armée. De plus en plus d’officiels syriens suivent son exemple, sortent de leurs bureaux blindés de sécurité et vont au contact de la population. Même s’ils ne parviennent pas vraiment à remonter le moral de la population, ils lui communiquent l’espoir que la guerre civile pourrait prendre fin.

Comme le sort, du moins pour le moment, semble être en faveur du régime en place, mes amis et connaissances syriens et palestiniens expriment leur inquiétude au sujet de ce qui pourrait les attendre si les extrémistes salafistes ou wahabites prenaient le pouvoir et instauraient un "caliphat Wahabite" à la place de "l’Etat" actuel.

Voilà deux exemples de ce que les citoyens d’ici racontent, parfois en en plaisantant, au cours des repas d’Iftar après le jeûne et dans les cafés, à propos des "factions rebelles" en perpétuelles luttes intestines. Cette semaine, un comité de la Sharia a banni les croissants, malgré le rationnement, dans la région laïque d’Alep détenue par les rebelles. La raison donnée par des "érudits" salafistes-wahabites est que les croissants français sont des symboles secrets de l’oppression coloniale. Jabhat al-Nusra et l’Etat Islamique d’Irak et du Levant pensent que, puisque la Syrie est une ancienne colonie française, les symboles français sont inévitablement connectés avec l’impérialisme et que la forme en croissant de ces petits pains célèbre la victoire européenne sur les Musulmans. Les théories conspirationnistes abondent dans le monde entier, semble-t-il.

Des groupes divers prononcent de plus en plus de Fatwas destinées à provoquer au plus vite le démantèlement de la Syrie laïque actuelle pour instaurer le nouvel ordre. Au cours des derniers mois, une grande quantité de ces Fatwas, qu’apparemment n’importe quel "érudit" islamique aspirant peut proclamer à son gré, importent le style de vie saoudien, au point qu’à côté l’Arabie Saoudite semble modérée.

Au cours des mois derniers, le pouvoir des éléments extrémistes a augmenté dans la région d’Alep avec la marginalisation progressive des groupes modérés, ce qui met de plus en plus de Syriens à la merci de ces groupes. Le conseil de la loi islamique du quartier de Fardous à Alep a récemment proclamé une Fatwa interdisant à toutes les femmes, et pas seulement les musulmanes, de porter des vêtements "immodestes" ce qui va des vêtements près du corps au maquillage. Une autre Fatwa condamne à un an de prison quiconque ne respectera pas le jeûne du Ramadan, qu’il soit musulman ou pas.

Pour essayer de parer à cette désastreuse situation, les dirigeants de l’OLP à Ramallah ont proposé aux Palestiniens de Syrie ainsi qu’au gouvernement syrien une solution aux problèmes des réfugiés palestiniens qui ne cessent de s’aggraver. Selon les factions palestiniennes de Damas, dont l’une m’a montré une copie de ce "plan secret", une délégation de quatre personnes a été envoyée à Damas à la fin du mois de juillet par l’Autorité Palestinienne. Les délégués ont présenté aux 14 factions palestiniennes en Syrie et au gouvernement syrien un plan en deux étapes destiné à mettre fin aux combats dans le camp de Yarmouk.

Selon des sources dignes de confiance, la proposition a été approuvée par le gouvernement syrien, et les groupes de l’OLP doivent rendre leur décision pendant la première quinzaine d’août. La déclaration de l’OLP, qui fait suite à la visite de Mahmoud Abas au Liban en juillet, est la suivante :

"Sur la base de la position de principe adoptée par les dirigeants de l’Organisation de Libération de la Palestine concernant tous les développements internes aux pays arabes -en particulier la crise syrienne- qui est de ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures de ces pays et d’empêcher l’implication des Palestiniens ou des camps palestiniens dans ces luttes en restant neutres et en s’assurant que les camps demeurent des endroits sûrs pour les résidents palestiniens et syriens, sans armes ni combattants, afin de garder la lutte palestinienne centrée sur son ennemi principal : l’occupation israélienne.

Conscients de tout cela et suite aux développements qui ont causé la dispersion de centaines de milliers de membres de notre peuple dans des camps qui sont devenus des endroits dangereux, nous les factions de l’Organisation de Libération de la Palestine qui sommes les seuls représentants légitimes du peuple palestinien, nous faisons la proposition suivante avec l’espoir que la coopération de toutes les parties concernées nous permettra d’atteindre l’objectif suivant :

D’abord, sur la base de notre position de principe de neutralité positive et dans le but de maintenir les Palestiniens et leurs camps hors du conflit syrien, nous proposons le plan d’action ci-dessous pour que tous les camps palestiniens -et celui de Yarmouk en particulier- redeviennent des endroits sûrs et sécurisés, sans armes et sans combattants :

– Mettre fin à toutes les manifestations publiques de combattants armés, en donnant des garanties à ceux qui acceptent de le faire.

– Eviter d’utiliser les camps comme des zones de combat et cesser toutes formes de combats, y compris les tirs de snipers et les bombes.

– Permettre la libre circulation des personnes, de la nourriture, des médicaments et des véhicules ce qui encouragera les réfugiés à revenir dans leurs maisons des camps.

– Restaurer les services publics, y compris l’électricité, l’eau, les télécommunications, les écoles et les hôpitaux.

– Offrir l’amnistie aux résidents des camps qui ont été arrêtés quand leur implication dans le conflit n’est pas avérée.

Deuxièmement coordonner les efforts pour éliminer les obstacles et fournir tout ce qui est nécessaire à la réalisation de ce plan d’action.

Cette initiative pour heureuse et bienvenue qu’elle soit n’a rencontré que scepticisme chez les Palestiniens ici, y compris dans les comités populaires du camp. Ce plan de l’OLP ne semble pas applicable parce que des groupes encore plus extrémistes que al-Qaeda ont commencé à installer les familles de leurs membres à Yarmouk et comptent bien y rester quoiqu’en pense les autres groupes rebelles, une situation qui rappelle ce qui s’est passé dans le camp de Nahr al Bared près de Tripoli au Liban.

Les Palestiniens avec qui j’ai discuté de la proposition de l’OLP considèrent pour la plupart que ceux qui ont fui le camp de Yarmouk n’y reviendront pas tant qu’une solution politique ne sera pas trouvée entre les principaux opposants de la crise syrienne. Certains pensent même que cela pourrait prendre des dizaines d’années.

Franklin Lamb

Franklin Lamb est un spécialiste des questions syriennes et libanaises. On peut le joindre à cette adresse mail : fplamb (chez) gmail.com

Traduction : Dominique Muselet

 http://www.counterpunch.org/2013/08/02/a-formula-for-survival-in-damascus/
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COMMENTAIRES  

05/08/2013 16:41 par papillon

Lettre d’une pigiste perdue dans l’enfer syrien

Par Francesca Borri.

« Dormir chez les rebelles coûte 50$ par nuit ; une voiture, 250$ par jour. Vous ne pouvez payer ni une assurance – 1000$ par mois – ni un fixeur. Vous êtes seul. »

Ce texte sur son expérience syrienne a été publié le 1er juillet 2013, sur le site de la ‘Columbia Journalism Review’, par Francesca Borri, journaliste indépendante italienne, par ailleurs auteur d’un livre sur le Kosovo et d’un autre sur les rapports entre Israéliens et Palestiniens intitulé ‘Quelqu’un avec qui parler’ (Manifestolibri, 2010).

Il a suscité de très nombreuses réactions, auxquelles Francesca Borri a elle-même répondu sur le site du ‘Guardian’. Il nous a semblé qu’il méritait d’être traduit en français.

Il m’a finalement écrit. Voilà plus d’un an que je lui envoie des articles à la pige. Pour lui, j’ai attrapé la typhoïde et reçu une balle dans le genou. Aujourd’hui, mon rédacteur en chef a regardé les infos et a pensé que je faisais partie des journalistes italiens qui ont été kidnappés. Il m’a envoyé un e-mail : « Si tu trouvais une connexion, pourrais-tu tweeter ta captivité ? »

Le même jour, dans la soirée, j’ai retrouvé le camp rebelle où je vivais, au beau milieu de cet enfer qui s’appelle Alep, et dans la poussière et la faim et la peur, j’ai espéré trouver un ami, un mot compatissant, un geste tendre. Au lieu de ça, je n’ai trouvé qu’un autre e-mail de Clara, qui passe ses vacances chez moi en Italie. Elle m’a déjà envoyé huit messages « Urgents ! ». Aujourd’hui elle cherche ma carte de spa, pour se faire masser gratuitement. Les autres messages dans ma boîte de réception ressemblaient à ça : « Excellent, ton article aujourd’hui ; aussi excellent que ton livre sur l’Irak. » Malheureusement, mon livre ne parlait pas de l’Irak, mais du Kosovo.

Du reporter freelance, les gens gardent l’image romantique d’un journaliste qui a préféré la liberté de traiter les sujets qui lui plaisent à la certitude d’un salaire régulier. Mais nous ne sommes pas libres, bien au contraire. Rester en Syrie, là où personne ne veut rester, est ma seule chance d’avoir du boulot. Je ne parle pas même d’Alep, pour être précise. Je parle de la ligne de front. Parce que les rédacteurs en chef, en Italie, ne veulent que le sang et les « bang bang » des fusils d’assaut. J’écris à propos des groupes islamistes et des services sociaux qu’ils mettent à la disposition des populations, les racines de leur pouvoir – une enquête beaucoup plus complexe à mener que le traditionnel article en direct du front. Je fais tout mon possible pour expliquer, et pas seulement pour émouvoir, et je me vois répondre : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Six mille mots et personne ne meurt ? »

A vrai dire, j’aurais dû comprendre ça la fois où mon rédacteur en chef m’a demandé un article sur Gaza, parce que Gaza, comme d’habitude, était bombardé. J’ai reçu cet e-mail : « Tu connais Gaza par cœur », écrivait-il. « Quelle importance, que tu sois à Alep ? » Exactement. La vérité est que j’ai fini en Syrie parce que j’avais vu dans « Time » les photos d’Alessio Romenzi, qui est entré dans Homs par les égouts quand personne ne savait ce qu’était Homs. J’ai regardé ses clichés en écoutant Radiohead – ces yeux, qui me fixaient ; les yeux de ces gens en train de se faire massacrer par l’armée d’Assad, un par un, et personne n’avait même entendu parler d’un endroit nommé Homs. La conscience broyée comme par un étau, je n’ai pas eu d’autre choix que de partir en Syrie.

Mais que vous écriviez d’Alep ou de Gaza ou de Rome, les rédacteurs en chef ne voient pas la différence. Vous êtes payé pareil : 70$ par article. Même dans des endroits comme la Syrie, où la spéculation délirante fait tripler les prix. Donc, par exemple, dormir dans une base rebelle, sous les obus de mortier, sur un matelas posé à même le sol, avec cette eau jaune qui m’a donné la typhoïde, coûte 50$ par nuit ; une voiture coûte 250$ par jour.

Donc, plutôt que de minimiser les risques, vous finissez par les maximiser. Non seulement vous ne pouvez pas vous payer une assurance – presque 1000$ par mois – mais vous ne pouvez pas non plus payer un fixeur ou un traducteur. Vous vous retrouvez seul en terre inconnue. Les rédacteurs en chef sont bien conscients que rémunérer un article 70$ vous pousse à économiser sur tout. Ils savent aussi que si vous êtes sérieusement blessé, une partie de vous espère ne pas survivre, parce que vos finances ne vous permettent pas d’être blessé. Mais ils achètent l’article, même quand ils refuseraient d’acheter un ballon de foot Nike fabriqué par des enfants pakistanais.

Les nouvelles technologies nous amènent à penser que la vitesse est un élément de l’information. Mais ce raisonnement repose sur une logique autodestructrice : le contenu, désormais, est standardisé, et votre journal, votre magazine, n’a plus aucune singularité, et il n’y a donc plus aucune raison de payer un reporter. Pour les nouvelles, j’ai Internet – gratuitement. La crise que les médias traversent est une crise du média lui-même, pas du lectorat. Les lecteurs sont toujours là, et contrairement à ce que croient beaucoup de rédacteurs en chef, ce sont des gens intelligents qui demandent de la simplicité sans simplification. Ils veulent comprendre, pas uniquement savoir.

Chaque fois que je publie un témoignage de guerre, je reçois une douzaine d’e-mails de personnes qui me disent : « Ok, bel article, tableau saisissant, mais je voudrais comprendre ce qu’il se passe en Syrie. » Et j’aimerais tellement répondre que je ne peux pas proposer d’articles d’analyse, parce que les rédactions vont simplement le survoler et me dire : « Tu te prends pour qui, gamine ? » – malgré mes trois diplômes, mes deux livres et mes dix années passées à couvrir des guerres, d’abord comme enquêtrice humanitaire puis comme journaliste. Ma jeunesse, au passage, s’est volatilisée quand des morceaux de cervelle m’ont éclaboussée. C’était en Bosnie. J’avais 23 ans.

Les journalistes freelance sont des journalistes de seconde zone – même s’il n’y a que des freelance ici, en Syrie, parce que c’est une guerre sale, une guerre du siècle dernier ; c’est une guerre de tranchée entre des rebelles et des loyalistes qui sont si proches qu’ils se hurlent dessus pendant qu’ils se mitraillent. Quand vous découvrez la ligne de front, vous n’en revenez pas, avec ces baïonnettes que vous n’avez jamais vues que dans les livres d’histoire. Les guerres modernes sont des guerres de drones, mais ici ils combattent mètre par mètre, rue par rue, et on en chie de peur.

Et pourtant les rédacteurs en chef, en Italie, vous traitent comme un enfant ; vous prenez une photo hallucinante, et ils vous disent que vous avez été chanceux, au bon moment au bon endroit. Vous décrochez une exclusivité, comme l’article que j’ai écrit un septembre dernier sur la vieille ville d’Alep, classée au patrimoine de l’UNESCO, réduite en cendres tandis que les rebelles et l’armée syrienne se disputaient son contrôle. J’ai été la première reporter étrangère à y pénétrer, et les rédacteurs en chef vous lancent : « Comment pourrai-je justifier que mon journaliste n’ait pas pu entrer et que vous y êtes parvenue ? » J’ai reçu un e-mail d’un chef de service à propos de cet article : « Je le prends, mais je le publierai sous le nom de mon journaliste. »

Et puis, bien sûr, je suis une femme. Un soir, récemment, il y avait des tirs de mortier partout et j’étais assise dans un coin, avec la seule expression qu’on peut avoir sur le visage quand la mort risque de frapper d’une seconde à l’autre, et un autre reporter arrive, me regarde de la tête aux pieds, et me dit : « Ce n’est pas un endroit pour une femme. » Que pouvez-vous répondre à un type comme ça ? Crétin, ce n’est un endroit pour personne.

Si je suis effrayée, c’est parce que je suis lucide. Parce qu’Alep n’est que poudre à canon et testostérone et que tout le monde est traumatisé : Henri, qui ne parle que de guerre ; Ryan, bourré d’amphétamines. Et pourtant, à chaque fois que nous voyons un enfant taillé en pièces, c’est d’abord vers moi, la femme « fragile », qu’ils se tournent, pour savoir comment je me sens. Et je suis tentée de leur répondre : je me sens comme vous. Et les soirs où j’ai l’air blessée, ce sont les soirs où je me protège, où j’évacue toute émotion et tout sentiment ; ce sont les soirs où je m’épargne.

Parce que la Syrie n’est plus la Syrie. C’est un asile de fous. Il y a cet Italien qui était au chômage et qui a rejoint al-Qaeda, dont la mère sillonne Alep pour le retrouver et lui mettre une bonne raclée ; il y a le touriste japonais qui arpente les lignes de front parce qu’il dit avoir besoin de deux semaines de « sensations fortes » ; le Suédois diplômé d’une école de droit qui est venu pour rassembler des preuves de crimes de guerre ; les musiciens américains qui portent la barbe à la Ben Laden, prétendant que ça les aide à se fondre dans le décor alors qu’ils sont blonds et qu’ils mesurent plus d’un mètre quatre-vingt-dix. (Ils ont apporté des médicaments contre la malaria, même s’il n’y a pas de cas de malaria ici, et veulent les distribuer en jouant du violon). Il y a les membres de diverses agences des Nations-Unies qui, lorsque vous leur dites que vous connaissez un enfant souffrant de leishmaniose (une maladie transmise par piqûre d’insecte) et que vous leur demandez s’ils pourraient aider les parents à le faire soigner en Turquie, vous répondent qu’ils ne le peuvent pas parce que c’est un cas particulier et qu’ils ne s’occupent que de « l’enfance » en général.

Mais nous sommes des reporters de guerre après tout, n’est-ce pas ? Une bande de frères (et de sœurs). Nous risquons nos vies pour donner une voix à ceux qui n’en ont pas. Nous avons vu des choses que la plupart des gens ne verront jamais. Nous sommes parfaits pour animer les dîners en ville. Les bons clients que tout le monde veut inviter.

Mais le secret sordide, c’est qu’au lieu d’être unis, nous sommes nos propres pires ennemis ; et la raison du papier payé 70$, ce n’est pas le manque d’argent, parce qu’il y a toujours de l’argent pour un papier sur les petites amies de Berlusconi. La vraie raison, c’est que quand vous demandez 100$, quelqu’un d’autre est prêt à le faire pour 70. C’est une compétition féroce. Comme Beatriz, qui aujourd’hui m’a indiqué une direction erronée pour pouvoir être la seule à couvrir une manifestation, tromperie qui m’a menée au milieu des snipers. Juste pour couvrir une manifestation, semblable à des centaines d’autres.

Pourtant nous prétendons être ici afin que personne ne puisse dire : « Mais nous ne savions pas ce qui se passait en Syrie. » Alors que nous ne sommes ici que pour emporter un prix, pour gagner en visibilité. Nous sommes ici à nous mettre des bâtons dans les roues comme si un prix Pulitzer était à notre portée alors qu’il n’existe absolument rien de ce genre. Nous sommes coincés entre un gouvernement qui ne vous accorde un visa que si vous êtes contre les rebelles et les rebelles qui, si vous êtes avec eux, ne vous autorise à voir que ce qu’ils veulent bien vous montrer.

La vérité, c’est que nous sommes des ratés. Deux ans que ça dure et nos lecteurs se rappellent à peine où se situe Damas, le monde entier qualifie ce qui se passe en Syrie de « pagaille » parce que personne ne comprend rien à la Syrie – hormis le sang, encore le sang, toujours le sang. Et c’est pour cette raison que les Syriens ne nous supportent plus maintenant. Parce que nous montrons au monde entier des photos comme celle de cet enfant de sept ans avec une cigarette et une kalachnikov. Il est clair que cette photo est une mise en scène mais elle a été publiée dans les journaux et sur les sites web du monde entier en mars et tout le monde criait : « Ces Syriens, ces Arabes, quels barbares ! »

Lorsque je suis arrivée ici la première fois, les Syriens venaient vers moi et me disaient : « Merci de montrer au monde les crimes du gouvernement. » Aujourd’hui, un homme est venu vers moi ; il m’a dit : « Honte à vous. »

Si j’avais réellement compris quelque chose à la guerre, je n’aurais pas essayé d’écrire sur les rebelles et les loyalistes, les sunnites et les chiites. Parce que la seule histoire qui vaille d’être racontée en temps de guerre, c’est comment vivre sans peur. Tout peut basculer en une fraction de seconde. Si j’avais su cela, alors je n’aurais pas eu si peur d’aimer, d’oser, dans ma vie ; au lieu d’être ici, maintenant, recroquevillée dans l’obscurité et la puanteur, en regrettant désespérément tout ce que je n’ai pas fait, tout ce que je n’ai pas dit. Vous qui demain serez encore en vie, qu’attendez-vous ? Pourquoi hésitez-vous à aimer ? Vous qui avez tout, pourquoi avez-vous si peur ?

Francesca Borri

Traduit de l’anglais par Véronique Cassarin-Grand et David Caviglioli

Avec l’autorisation de la ‘Columbia Journalism Review’

http://bibliobs.nouvelobs.com/documents/20130731.OBS1691/lettre-d-une-pigiste-perdue-dans-l-enfer-syrien.html

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