Sarkozy, pourtant très "mémoriel" dans d’autres domaines, refuse de commémorer le cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie. Cela ressemble plus à une bouderie d’enfant gâté qu’à l’attitude d’un chef de l’Etat français, qui devrait avoir à coeur de resserrer les liens avec un partenaire commercial, et partenaire en francophonie, aussi important que l’Algérie. Il enfonce ainsi les catégories de Français qu’il prétend protéger dans le déni et la rancoeur et donne raison à Alexis Jenni qui, dans L’Art français de la guerre, montrait déjà que la France est "le pays pour qui la guerre d’Algérie n’a pas eu lieu", et que ce refoulement pourrit l’atmosphère du pays : il empêche des relations normales avec les Français d’origine maghrébine, et, plus largement, musulmane, et enlise le pays dans la spirale de la peur, de la haine et de la violence (plus souvent policière que terroriste).
Des étudiants de Villetaneuse, par contre, ont décidé de commémorer cet événement : malgré le mauvais vouloir du président de l’Université, surmonté grâce à la solidarité de toutes les autres associations, Epices a donc projeté, mercredi et vendredi derniers, deux films : La Bataille d’Alger, de Gillo Pontecorvo (diffusé à la télévision il y a quelques semaines), et un film plus inattendu, Mémoire d’asile, d’Abdenour Zahzah (2002), sur l’oeuvre de Frantz Fanon.
La Bataille d’Alger, qui a remporté le Lion d’Or au Festival de Venise de 1966, a été longtemps censuré en France (totalement jusqu’en 1971, partiellement jusqu’en 2004). Mais il a aussi été victime de l’animosité de certains critiques (y compris dans un ouvrage qui devrait être un modèle d’objectivité, comme le Dictionnaire du cinéma de Jean Tulard, qui dénigre de façon scandaleuse Pontecorvo), même si elle se cache souvent derrière des débats esthétiques : on a reproché à l’auteur la mise en forme de La Bataille d’Alger, qui serait immorale sur un sujet historique, comme s’il était possible de réaliser un film brut, sans réflexion formelle ! Mais c’est sur les sujets les plus terribles que la distanciation esthétique est la plus nécessaire : ici, elle permet à la fois de rendre l’horreur des faits et d’aider le spectateur (qui suit le film, d’un bout à l’autre, avec un noeud entre la gorge et l’estomac) à la dépasser.
Le film, qui retrace la montée en puissance de la résistance dans la casbah en 1956 et, après l’arrivée des paras en janvier 57, le déroulement de la bataille d’Alger proprement dite, c’est-à -dire les techniques de contre-guérilla qui culminent dans la torture systématique, se centre sur l’épopée d’Ali la Pointe, devenu en Algérie un héros national ; d’abord petit voyou illettré, il trouve son chemin de Damas en prison, où il est formé par des militants du FLN ; à sa sortie, il devient le bras droit de Yacef Saadi, chef FLN de la casbah, qu’il débarrasse de la pègre, en particulier des souteneurs. Alors que, grâce à la terreur instaurée par l’armée, les responsables du FLN tombent, les uns après les autres, Ali, se mouvant dans la casbah comme un poisson dans l’eau, (selon l’image de Mao Tsé Toung se référant à la solidarité de la population), continue à résister. Enfin, trahi, il sera assiégé dans la cache du 5 rue des Abderrames, que les paras feront exploser.
Le film, raconté à partir du regard des Algériens, constitue une leçon d’histoire, mais c’est aussi un chef-d’oeuvre : l’émotion y est accompagnée et sublimée par un modèle toujours présent, celui de la passion du Christ, et, plus précisément, par des références à L’Evangile selon Matthieu, de Pasolini, sorti 2 ans plus tôt : les vues verticales de la casbah rappellent les remparts de Jérusalem, le film s’ouvre sur la trahison et le désespoir de "Judas", les torturés aux bras ouverts sont autant de Christ souffrants, les scènes de torture sont sublimées par une musique qui appelle la compassion, et par le regard d’une femme en larmes mais digne, telle la Vierge au pied la croix.
Ces procédés esthétiques ont un sens moral et politique : ils offrent un prolongement consolateur aux sacrifices des individus et traduisent le sens universel de la Guerre d’Algérie, l’une des quelques luttes du XXe siècle, avec la Guerre civile espagnole et la résistance palestinienne, qui ont suscité identification et dévouements internationaux.
Le film Mémoire d’asile en apporte un exemple : Frantz Fanon, métis né en Martinique, est envoyé en poste, en 1953, après ses études de psychiatrie, à Blida, au sud d’Alger. Il va y commencer une double carrière : son engagement professionnel (précurseur de l’anti-psychiatrie, il traite les malades comme des êtres humains, s’efforçant de les réinsérer dans un cadre social et culturel) se prolonge dans un engagement politique : l’aliénation des fous algériens étant le reflet de l’aliénation que subit tout le peuple algérien du fait de la colonisation, le médecin F. Fanon ne peut que reconnaître dans l’insurrection indépendantiste la suite logique de sa propre thérapie. Devenu suspect et obligé de quitter son poste en 1956, il exercera, au nom du FLN, des responsabilités internationales, qui en feront une grande figure du mouvement des non-alignés : en 1959, il est au Ghana, et côtoie le Président N’Krumah lors du sommet d’Accra. Son livre Les Damnés de la terre, publié un mois avant sa mort en décembre 1961 (un an juste après le meurtre de son ami Lumumba), sera lu par Che Guevara et contribuera à sa décision de porter la révolution au Congo futur Zaïre puis République Démocratique du Congo, qui est toujours aujourd’hui un pays martyr.
Autour de Fanon, on voit donc se rejoindre certaines des plus grandes figures de l’anti-colonialisme et de l’anti-impérialisme.
A ce mouvement international, j’aimerais ajouter la solidarité anti-fasciste qui vient de se manifester d’un bord à l’autre de l’Atlantique, autour du juge Baltazar Garzon : poursuivi en Espagne pour avoir voulu enquêter, en 2008, sur le sort de plus de 100000 personnes disparues pendant la Guerre civile et le franquisme (entre 1936 et 1975), il est devenu un symbole de la lutte anti-fasciste. D’abord suspendu de ses fonctions de magistrat à l’Audience Nationale, il a été condamné en février 2012 à 11 ans d’interdiction d’exercer (avant d’être acquitté en appel par le Tribunal Suprême).Cet acharnement judiciaire est un avertissement pour tous les juges espagnols : il est toujours interdit d’enquêter sur les crimes du franquisme.
Mais voici que les juges argentins prennent le relais : la juge fédérale Maria Servini de Cubria a décidé de recevoir la plainte déposée à Buenos Aires par des parents de victimes du franquisme. L’un de leurs avocats voit dans cette décision un geste de remerciement à l’égard du juge Garzon : lorsque les lois d’impunité, qui interdisaient toute poursuite contre les militaires de la dictature argentine (1975-1983) étaient en vigueur (promulguées en 1987, elles furent abrogées en 2003), Garzon avait tenté de faire extrader en Espagne des responsables de la répression ; de même, en 1998, il avait fait arrêter Augusto Pinochet alors qu’il séjournait à Londres.
Les Espagnols sont aujourd’hui victimes de la politique néo-libérale de Bruxelles comme les Argentins des années 80 l’étaient des Chicago boys de Milton Friedman qui étaient derrière les putschs argentin et chilien. L’Argentine s’est redressée, en s’appuyant sur le mouvement bolivarien de Hugo Chavez : à son tour, elle vient en aide aux victimes espagnoles du fascisme. (Pour en savoir plus sur l’Argentine des années 80-90, la dictature militaire et son système répressif, les Disparus et le mouvement des grands-mères d’enfants kidnappés, lire le roman de Vazquez Montalban, Le Quintette de Buenos Aires).
Rosa Llorens