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Snowpiercer : du totalitarisme au vertige du néant.

Snowpiercer illustre une nouvelle fois le caractère idéologique d’une critique cinématographique qui semble devenue folle. Les critiques des medias les plus sérieux s’extasient sur chaque navet hollywoodien et traitent le plus souvent par le mépris les meilleurs films du moment. Ainsi, Positif exécute froidement, en quelques lignes, Omar, lui reprochant d’être "trop chargé en testostérone" (!), tandis que Les Cahiers du Cinéma consacrent neuf pages à Snowpiercer, interrogeant avec un sérieux bouffon les choix esthétiques de Bong Joon Ho.

Si, en lisant attentivement, on relève quelques touches négatives, Vincent Malausa, dans son article “ Train d’enfer ”, se conforme pour l’essentiel au cahier des charges défini une fois pour toutes pour les productions états-uniennes (le cinéma de Taïwan ou de Corée du Sud n’est qu’une base délocalisée de Hollywood) : trouver des arguments pour crier au génie. Il s’efforce donc de varier les expressions de l’admiration pour chaque séquence du film : il repose sur "deux idées lumineuses", l’"horizontalité esthétique et narrative", il met en scène "un étrange bouillonnement d’énergies", il se clôt sur "un génial chemin de traverse spielbergien"... enfin, Malausa le voit porté par "une simple [mais bouleversante] histoire d’enfance brisée".

Quant au premier point, BJH, selon Malausa, "se refuse à jouer la carte redoutée du jeu vidéo filmé", il ne se contente donc pas de faire ouvrir successivement toutes les portes des wagons du train, comme on passe d’un palier de jeu à l’autre. Mais que voit-on en fait ? les héros ouvrent successivement les portes pour passer d’un palier à l’autre, dans une avance marquée par plusieurs scènes de bataille. On retrouve le schéma du Seigneur des Anneaux (oeuvre de propagande dans le cadre de la guerre froide) : "Ils marchèrent, ils marchèrent, ils marchèrent, puis ils s’arrêtèrent pour manger" ou pour faire face à une des terribles attaques des forces du Mal, après lesquelles, comme si de rien n’était, ils reprennent leur marche en avant.

L’"énergie bouillonnante", elle, est impossible à apprécier : les mouvements de caméra trop rapides déréalisent l’action, et on voit tomber les amis du héros sans aucune émotion. Le héros lui-même, Curtis, n’est pas crédible une seconde en leader des prolétaires du train (curieusement, le terme "leader " est toujours traduit par "guide", ce qui nous fait penser que la traduction allemande de "guide" est "Führer") : on ne peut voir en lui (Chris Evans) qu’un viking brandissant le marteau de Thor, et sa "terrible confession" devant la dernière porte, avec ses évocations de cannibalisme, n’est que du grand-guignol.

Enfin, la confrontation finale entre le chef des rebelles et le chef du train, Wilford, n’est qu’une énième mouture (tout film de Hollywood est un puzzle dans lequel on recycle toujours les mêmes éléments à l’efficacité éprouvée) de la rencontre entre Marlow et Kurt dans Au Coeur des ténèbres de Conrad (roman transposé au cinéma dans Apocalypse Now) : c’est le face à face entre l’homme et son côté obscur, et, ici aussi, le double gentil est tenté de passer dans le camp du mal. La décision du baroudeur Curtis (qui a même goûté à la chair des bébés !) de rester du côté clair, à la vue de l’exploitation des enfants nécessaire au fonctionnement du train, est d’un gentillet risible.

Impossible donc d’adhérer à l’intrigue du film. Voyons donc le seul aspect digne d’intérêt dans un film de Hollywood : l’arrière-plan idéologique.

La "double horizontalité" du film est constituée d’une part par la révolte et la marche en avant des prolétaires, relégués en queue de train, vers les wagons de l’avant et le saint des saints, la locomotive ; d’autre part par la marche en avant perpétuelle du train, depuis la grande catastrophe écologique, en 2014, 17 ans auparavant.

Dans la structure géo-sociologique du train, on reconnaît le modèle de Métropolis, avec sa Cité des travailleurs, tout en bas, et, sur les hauteurs, la Cité des maîtres. On retrouve aussi l’intrigue du film de Fritz Lang : une révolte des travailleurs organisée par le Maître, là pour se débarrasser des mouvements de contestation, ici pour avoir un prétexte de "réguler" la démographie excessive des wagons de queue. Dans les deux cas, la morale est la même : les révoltes des ouvriers n’aboutissent qu’à aggraver leur situation : le mieux, pour eux, est de rester à leur place et de compter sur l’intelligence et la mansuétude des dirigeants (il ne faut pas oublier que la scénariste de Fritz Lang était sa femme, Théa von Harbou, militante du NSDAP, le parti nazi). S’il y a un côté positif, dans ces révoltes, ce ne peut être que l’émergence de nouveaux leaders (ici Curtis, élu par Wilford pour être son successeur).

Mais, si toutes les ficelles du film sont archi-connues, il n’en est pas moins révélateur des malaises de notre société : on sent bien que les pauvres, dans nos pays, et même l’ensemble de la population des pays pauvres, sont de trop ; on sent bien la tentation d’opérations de liquidation de cet excédent (elles ont même sans doute déjà commencé, en Irak et ailleurs). La notion de démocratie aujourd’hui n’a plus aucun sens, le pouvoir politique est bien devenu, selon l’analyse de Michel Foucault, un bio-pouvoir qui tient entre ses mains la vie et la mort de ses sujets.

Pourquoi donc, alors que le film n’a aucune visée critique, "vendre la mèche" ? Comme bien souvent, dans les films-catastrophe, on peut répondre : pour familiariser le public avec l’inacceptable et banaliser les pires conséquences du totalitarisme.

Certains s’amusent encore aujourd’hui à dénoncer le régime nazi ; inutile de remonter jusque-là : le totalitarisme s’est mis en place sous nos yeux. Et alors que Hitler ne voulait entraîner dans l’apocalypse que le peuple allemand, il semble que les États-Unis (ou Hollywood) rêvent d’entraîner la planète entière dans leur vertige d’auto-destruction. C’est ce que montre la deuxième horizontalité du film, celle du train entraîné à toute vitesse et sans fin autour de la planète.

Un article des Inrocks, “ Circulez, y a rien à voir ”, (semaine du 4 novembre) extrapolait à partir du projet américain de construction, près de Séoul, d’un gratte-ciel invisible, imaginer une extension de cette "cape d’invisibilité", car ce n’est pas seulement les tours qui gênent aujourd’hui le regard, mais les voitures, les animaux, les montagnes, la nature entière et les hommes,– autant d’impuretés qui, dans une optique puritaine, entachent la Création. Ce fantasme d’un monde vierge et pur parce que vide, c’est ce que réalise Snowpiercer : tout entier recouvert par la glace, le monde est pur c’est-à-dire mort.

Pourquoi un tel fantasme ? Certes, la perspective d’une apocalypse écologique nous concerne tous aujourd’hui. Mais les Étasuniens sont particulièrement friands de films-catastrophe : c’est qu’ils ont rendu leur pays inhabitable au point qu’il est impossible à réformer (voir les déboires d’Obama avec l’assurance-santé !). Entre deux côtes à mégalopoles informes, s’étendent de vastes espaces désertiques : tout cela ne peut susciter que désir de fuite ou malaise d’un enracinement insuffisant. "N’être jamais là où l’on est, se perdre dans le mouvement, c’est la solution de l’existence pensée et vécue comme vitesse de déplacement [...]. L’arrêt c’est la mort", écrit Jean-Paul Dollé dans L’inhabitable Capital. La vitesse vertigineuse du Snowpiercer qui fonce en proie à une folie furieuse illustre bien cette fuite en avant suicidaire.

Mais l’Europe n’est pas (encore) inhabitable : ne laissons pas les critiques de cinéma nous contaminer de nihilisme hollywoodien ; ici, on peut encore inventer des solutions pour empêcher le capitalisme de rendre la Terre inhabitable.

Rosa Llorens

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COMMENTAIRES  

15/11/2013 14:36 par Iyhel

« On retrouve le schéma du Seigneur des Anneaux (oeuvre de propagande dans le cadre de la guerre froide) [...] »
Sérieusement ? Parce que le Mal est à l’Est et le paradis à l’Ouest, de l’autre côté de l’Océan ? Le dossier est un peu léger...

15/11/2013 17:16 par Ouyouyouille

Oh la la, quelle bêtise... je ne sais pas vraiment qui est le moins "sérieux bouffon" des deux : mais je penche plutôt pour le critique de cinéma qui fait une analyse esthétique plutôt que pour l’apprenti philosophe qui a pondu cet article. L’analyse idéologique du cinéma est un vieil exercice, pas le plus simple certes, mais qui demande un peu de finesse.
Être anticapitaliste, c’est bien, je suis pour, je le suis moi-même, mais lire de telles inepties, c’est à vous décourager de l’être.
Et Fritz Lang qui devient nazi, pendant qu’on y est...
et pitié, lisez Foucault en vrai, pas sur wikipédia, au lieu de le résumer en une formule débile.

16/11/2013 19:15 par Transperceneige

Cet article est vraiment d’une mauvaise foi et d‘un caricatural. J’ai vu le film et je ne pense pas du tout la même chose .
Mieux vaut lire ce que le réalisateur dit de son film :

« L’idée du mensonge politique est au cœur du film, expliquait Bong Joon-ho lors de son passage à Paris en septembre.« Quand un système arrive au bout du rouleau, qu’il est obsolète et qu’il opprime les gens, toutes sortes de fables sont imaginées pour maintenir artificiellement le pouvoir en place. Ici, c’est la notion magique du moteur à mouvement perpétuel et qui devient une religion, mais, en fait, les pièces détachées s’usent, et il n’est pas possible de les remplacer, alors on cache les déficiences du système et les solutions terribles qu’il réclame pour subsister »
Car, comme nous le disait le cinéaste, quand Curtis se balade dans des wagons où il n’est pas censé être, on doit ressentir « le même malaise que si un SDF entrait dans une boutique Gucci » ou bien se souvenir de « l’impression que l’on a quand on a passé douze heures de vol en classe éco plié en deux dans un avion et qu’en sortant on passe par les business et les first avec leurs espaces amples, leur bouteille de champagne et qu’on a vraiment la haine… Le pauvre ressent à l’égard des riches un mélange d’envie et de dégoût. D’un côté, il a envie de détruire ce système qui l’oppresse, et d’un autre il a aussi le désir d’en profiter à son tour parce que c’est confortable et, donc, à un moment donné, il faut trancher entre ces deux tentations contradictoires. »
Bong Joon-ho aime raconter des histoires, mais pas se bercer d’illusions. Son pessimisme pose déjà de gros problèmes à Harvey Weinstein, pour la sortie du film aux Etats-Unis. Le producteur a sorti les gros ciseaux, et il est question d’une version amputée de vingt minutes. Au pays de l’enthousiasme compétitif et du soft power, la simple représentation de la fureur que peut représenter l’antinomie riches-pauvres passe mal. Variety révélait début octobre que le cinéaste était furieux contre la Weinstein Company qui ne semble pas considérer qu’avoir fait 10 millions d’entrée en Corée du Sud avec une version director’s cut soit un argument suffisant pour plaire au public de l’Arkansas. Bien que le film soit en anglais, Bong Joon-ho n’est pas particulièrement désireux de tenter l’aventure américaine : « Le film est 100% coréen et tous mes prochains projets sont coréens. Depuis The Host, j’ai un agent à Hollywood, je reçois des scénarios, mais cela m’inspire plus la peur qu’autre chose . »
Extrait de Libération

17/11/2013 10:35 par Caius Gracchus

On peut être agacé par l’angle purement idéologique de Rosa Llorens, néanmoins on ne peut nier l’intérêt de certaines de ces interrogations, en particuliers l’état de la critique cinématographique allignée trop souvent sur l’esthétique commerciale hollywoodienne actuelle (il est à craindre qu’aujourd’hui un John Ford serait par les mêmes traités par le mépris...).
En outre il ne me semble pas qu’elle ait traité Fritz Lang de nazi (ce qu’il n’était pas) mais si certains de ces films sont franchement anti totalitaires (Mabuse par exemple) d’autre sont problématiques : que ce soit "Métropolis" dont on sait combien il était apprécié par les nazis (et qui est bien un hymne à la collaboration de classe) ou "M le maudit" (et pourtant ce sont bien deux chefs d’oeuvres).

17/11/2013 11:22 par Christophe

« Tout art qui n’est pas révoltionnaire est un art réactionnaire. Il n’existe pas dans la réalité d’art pour l’art ni l’art au dessus des classes ; ni d’art qui se développe en dehors de la réalité ou indépensamment d’elle » Mao Tse toung. De mémoire...

La jeunesse du début ses années 70 avaient aussi besoin de sa révoltion culturelle, et le mouvement maoiste souhaitait rénover le communiste dont le PCF donnait une image aussi terne que celle des autres partis. Simon Ley avec ses ’Habits neufs du président Mao’ a participer à la fin de ce mouvement.
Une partie de la vérité n’est pas toute la vérité.
Le meme Simon Leys, de son vrai nom Pierre Ryckmans est maintenant connu pour ses ’Propos sur la peinture du Moine Citrouille-Amère’ : pensées philosophiques sur l’art picturale et le ’geste parfait’. Ces pensées agrémentent souvent les propos d’artistes contemporains en mal de justifications.

Ces mêmes intellectuels qui se délectent de France Culture ont adoré La Grande Belleza. Ni grille ni lecture, ils ne voient même pas le mirroir de leur propre déchéance. Certains cadres de la SS étaient professeurs d’université.
Vous avez aimé lire le Seigneur des Anneaux, vous adorerez « Les Bienveillantes » de Jonathan Littell.

Rosa Llorens, je vous kiffe grave (français enrichi). Je collectionne vos rares articles (ce n’est pas un reproche) et me demande s’il y a autre chose de lisible sur le cinéma.

17/11/2013 23:42 par Ouyouyouille

Pour répondre à certains autres commentaires :

je ne pense pas que les Cahiers du cinéma, aujourd’hui, mépriseraient John Ford, loin de là (Ford qui n’était pas vraiment un gauchiste dans l’âme, par ailleurs), ni qu’ils sont à genoux devant "l’esthétique hollywoodienne" (laquelle d’ailleurs ?). il y a des chefs-d’œuvre et des navets made in Hollywood, évidemment, mais si tout ce qui vient de Hollywood est mauvais (idée la plus bête du monde, mais qui sous-tend l’article sur Snowpiercer), alors c’est qu’on n’a rien à dire sur le cinéma, rien compris à son histoire, et qu’on est aveugle.
Quant à Lang, l’allusion à sa femme est une manière de sous-entendre que Fritz n’était pas net. Mais l’auteur de l’article pourra j’en suis sûr consulter wikipédia comme elle l’a fait pour Foucault, et elle y verra qu’elle fait fausse route.
Et @Christophe, les Cahiers du cinéma, en l’occurrence, ont défoncé La Grande bellezza comme il faut, donc ne mettez pas tout le monde dans le même panier.
Tout ça pour dire que l’article est assez navrant, tant il relève de l’exercice naïf qui consiste à faire croire qu’on est les seuls à avoir repéré de l’idéologie dans un film américain (en l’occurrence un film coréen, c’est ballot) et où l’auteur se perd entre raisonnements foireux, pugnacité de poussin et mauvaise foi grotesque pour faire le malin (jamais l’article des Cahiers ne crie au génie pour ce film, qu’ils semblent avoir bien aimé, sans en faire des caisses, mais par contre ils avaient crié au génie, avec raison, pour The Host, un film précédent du même Bong Joon-ho - vous connaissez ?)

20/11/2013 12:13 par Frédéric Gratuk

Je trouve cet article franchement franchouillard. "Le capitalisme, c’est pas bien, heureusement qu’on vit en Europe". Parce qu’en Europe y a pas le capitalisme, y a pas de polution au CO2, les réformes (diminution des droits à la retraites) sont possibles, etc. ?

Et à la fin, "l’Europe, c’est vivable, les USA non". M’enfin ! De Gaulle est mort, s’il vous plaît, laissons le nationalisme français à d’autres !

28/11/2013 11:18 par rototo

et dire que ce papier involontairement hilarant fait la peau à Snowpiercer simplement parce que vous avez cru qu’il s’agissait d’une production Hollywoodienne...alors qu’il s’agit d’une production 100% sud-coreenne (certes avec un casting international, m’enfin Tilda Swinton ou John Hurt sont anglais et pas exactement des symboles hollywoodiens non plus...), c’est quand même à pisser de rire...

28/11/2013 11:53 par legrandsoir

parce que vous avez cru qu’il s’agissait d’une production Hollywoodienne...alors qu’il s’agit d’une production 100% sud-coreenne

Deuxième paragraphe :

le cinéma de Taïwan ou de Corée du Sud n’est qu’une base délocalisée de Hollywood

Vous commentez toujours en ne lisant que le premier paragraphe ?

20/05/2015 09:55 par Guy

"Ce fantasme d’un monde vierge et pur parce que vide, c’est ce que réalise Snowpiercer : tout entier recouvert par la glace, le monde est pur c’est-à-dire mort."

Faux . L’on voit bien à la fin du film que c’est justement la propagande en place qui tend à nous le faire croire mais qu’en réalité, une fois l’arrêt du train, la fin de sa folie furieuse, la vie existe bien ( ours blanc ) .

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