Des morts par milliers, trente mille réfugiés en Turquie et au Liban, deux cent mille déplacés dans le pays, des prisons pleines de prisonniers politiques, des manifestations réprimées dans le sang, des villes assiégées par les blindés de l’armée, un pouvoir qui montre son visage le plus cynique et brutal, des tractations de couloir entre les principales puissances impérialistes pour accorder leurs violons au sujet d’une possible intervention ou, a minima, le renforcement des sanctions actuelles, afin d’essayer une dérive incontrôlée de la situation qui pourrait leur nuire également. Pourtant, les manifestations continuent, envers et contre tout. Voilà le visage qu’offre aujourd’hui la Syrie, un an après les premières explosions de colère dans la ville de Deraa.
Un mouvement déterminé, par delà la propagande impérialiste et celle du régime
Parallèlement on assiste à une véritable guerre de communiqués entre la propagande du régime d’Al-Assad et les médias pro-impérialistes, Al-Jazeera et Al-Arabyia en tête, relayés par les chaines occidentales, qui ont bien appris de leur mission de désinformation systématique avant et pendant l’agression contre la Libye en 2011. Combien de morts ? Combien de brigades blindées sur le terrain ? Combien de déserteurs dans les rangs de la soi-disant Armée Syrienne Libre(ASL) ? Combien de défections au sein de la haute administration baasiste et du gouvernement ? Si l’on fait exception de la démission du ministre des hydrocarbures, Abdo Hussameddin, et d’une cinquantaine de hauts gradés, tout ceci est difficile à savoir en raison, d’abord et avant tout, du black-out médiatique entretenu par le régime.
La censure syrienne a au moins le mérite de démentir dans les faits la thèse officielle de la dictature. Selon Al-Assad, ce qui a lieu en Syrie ne serait qu’une campagne de déstabilisation orchestrée par des groupes terroristes salafistes liés aux monarchies du Golfe. Le régime continuerait à bénéficier du soutien de la majorité de la population, comme le laisseraient entendre les images de l’importante manifestation pro-Assad du 15 mars à Damas. Que des courants islamistes participent au soulèvement et que les dictatures du Golfe, en lien avec la Turquie, arment une partie de l’opposition syrienne ne fait aucun doute. Mais ce à quoi on assiste, à échelle globale, et par delà le soutien dans la population dont se prévaut le régime (soutien réel quoique très relatif comme nous le verrons plus bas), c’est au contraire à un véritable mouvement populaire massif en Syrie. La secousse populaire n’a pas encore complètement touché les deux grands centres urbains du pays, Alep et Damas, mais la contestation ne courbe pas l’échine en dépit de la répression féroce qui est à l’oeuvre [1].
Une course de vitesse entre l’impérialisme et le régime dont risque de faire les frais le soulèvement
Cependant, les limitations du mouvement, à la fois en terme de direction politique et en termes sociaux de secteurs mobilisés (avec, à la différence de ce qui s’est passé en Egypte et en Tunisie, une atonie des principaux bastions de la classe ouvrière syrienne), font peser une menace sourde sur le « printemps syrien ». Parallèlement, les impérialistes trépignent d’impatience pour transformer ce mouvement de fond en « une révolution de couleurarmée », du nom de ces « opérations de changements de régime » pilotées par les pays occidentaux dans l’ex bloc soviétique dans les années 2000. L’idée serait de rééditer, avec ou sans intervention militaire directe mais en accentuant l’ingérence impérialiste, le scénario libyen de l’an dernier. Comme en Libye d’ailleurs, si ce scénario prend corps, ce serait pour le plus grand malheur de la Syrie et au profit d’une plus grande semi-colonisation du pays.
La situation ayant décanté, ce qui se joue actuellement en Syrie est bien plus complexe que ce qui pouvait s’exprimer il y a un peu plus d’un an au tout début de la vague révolutionnaire qui commençait à secouer le monde arabe. Celle-ci avait pris de court non seulement l’impérialisme mais également les régimes despotiques lui étant liés ou étant, au bas mot, partenaires de l’Occident.
Ce qui est à l’oeuvre en Syrie est une véritable course de vitesse entre d’un côté la contre-révolution interne exercée par le régime d’Al-Assad qui compte pour l’instant sur le soutien déclinant, mais appui tout de même, de Moscou et de Pékin. De l’autre on trouve la pression exercée par l’impérialisme, flanqué de la Ligue Arabe et de la Turquie. Cette seconde poussée exprime une autre tendance contre-révolutionnaire, parée de ses oripeaux démocratiques et humanitaires, et qui a pour objectif de mettre un coup d’arrêt au « printemps arabe », non seulement en Syrie mais à échelle régionale. Pris entre ces deux feux, le mouvement populaire de contestation tend aujourd’hui à reproduire les mêmes errements que le mouvement libyen de l’année dernière et à plonger dans l’impasse dans laquelle s’est fourvoyée la contestation en Cyrénaïque quelques semaines seulement après le début de l’insurrection de Benghazi [2].
Entre printemps arabe et spécificités nationales
Les causes de la détresse du peuple syrien qui a débouché sur le mouvement actuel sont semblables à celles qui expliquent les soulèvements de la région : un régime dictatorial couplé d’une aggravation des tensions économiques et sociales. Pour analyser les ressorts du processus actuel, il ne faut cependant pas oublier une spécificité de l’histoire syrienne récente. A la différence de la Tunisie ou de l’Egypte par exemple, le régime a peiné, au cours des vingt dernières années, à se réinsérer pleinement dans le nouvel ordre impérialiste hérité de la dislocation du Bloc de l’Est.
En dépit des maigres espoirs d’ouverture bercés par la société syrienne à la suite de l’arrivée au pouvoir du fils de l’ancien dictateur, Bachar Al-Assad, en 2000, la situation, sur le plan politique, n’a aucunement changé, le régime continuant à exercer son pouvoir à travers ses multiples ramifications policières. Si certains camps de concentration dans lesquels ont péri deux générations de militants de la gauche syrienne et de l’opposition islamique ont été fermés, les prisonniers politiques ont été déplacés dans d’autres bagnes.
En même temps, les libéralisations économiques initiées sous Hafez Al-Assad se sont intensifiées au cours des dix dernières années. Elles ont largement bénéficié aux élites locales, associées au capital occidental, notamment européen [3] ; aux financiers véreux liés à la clique au pouvoir ; aux capitalistes syriens dont l’appétit s’est encore plus aiguisé à la suite de la perte de la mainmise partielle sur le marché libanais, après le retrait forcé des forces syriennes d’occupation en 2005. Parallèlement, des pans entiers de la population s’enfonçaient dans la misère, notamment dans les campagnes et les villes de province, largement sunnites, subissant de plein fouet les contrecoups de la dislocation de l’étatisme économique qui avait garanti, des décennies durant, une certaine cohérence intérieure garantie par le régime (contrôle des prix, interventionnisme étatique sur le terrain économique et social, etc.).
Ce double état de fait (libéralisations et paupérisation de la société), couplé au maintien d’un régime dictatorial et à l’aggravation des tensions économiques, explique les causes profondes du mouvement actuel. C’est également ce qui explique ses limitations : l’opposition, notamment celle de gauche (mais également l’opposition bourgeoise, au grand dam des impérialistes d’ailleurs, à la recherche d’interlocuteurs), a été systématiquement liquidée. Le processus de contre-réformes économiques a, quant à lui, ultérieurement transformé le rapport de force au profit de la bourgeoisie. Il a considérablement affaibli et fracturé le monde du travail qui n’a pas été en mesure de résister au rouleau compresseur néolibéral version baasiste, à la différence de ce qui a pu avoir lieu, par exemple, dans certains secteurs de la classe ouvrière égyptienne [4].
Chronique d’une année de mobilisation populaire et de contre-insurrection baasiste
Entre janvier et février les premières manifestations qui surviennent un peu partout en Syrie comme dans de nombreux autres pays arabes ont du mal à percer. Réprimées systématiquement par le régime qui ne laisse aucune marge de manoeuvre à la contestation, il semble dans un premier temps que la Syrie ne connaîtra pas la vague révolutionnaire qui secoue la région [5]. Ce n’est que partie remise. En effet, à la mi-mars, à la suite de la répression menée à Deraa, dans le Sud, après l’arrestation et la torture d’adolescents par les services de sécurité, la contestation prend de l’ampleur. Le mouvement croît en ciseaux, secouant tour à tour, et avec une intensité différente, les principales régions et villes du pays, notamment l’intérieur du pays.
Cette mobilisation importante, mais inégale, s’explique en partie par la stratégie mise en oeuvre par le régime afin de briser les reins du mouvement, de le circonscrire à la province et, en tout état de cause, éviter au possible qu’il ne secoue les principales villes du pays, notamment Alep et Damas. Dans un premier temps, les manifestations sont réprimées brutalement, et par les forces de sécurité et par les shabeeha, l’équivalent syrien des baltagiyya de Moubarak, des hommes de main à la solde du régime agissant en dehors de tout cadre légal. Tout en comptant sur le soutien des principales autorités religieuses (alaouites bien entendu, mais également sunnites et chrétiennes) dans un pays qui est une véritable mosaïque confessionnelle, le régime ne se contente pas de mobiliser ses partisans et de faire jouer le clivage communautaire en évoquant le spectre des deux décennies de guerre civile libanaise et du chaos iraquien à la suite de l’intervention impérialiste de 2003 [6]. Il poursuit la répression, d’une part en faisant tirer sur les manifestants, et d’autre part en arrêtant puis relâchant, une fois torturés, des milliers de contestataires, suivant ainsi le « modèle » employé par les Ayatollahs iraniens pendant la « Révolution verte » ayant suivi les élections de 2009. Cette terrible stratégie a certes limité un temps le mouvement mais n’a pas brisé son élan comme escompté. Entre temps, les tentatives d’auto-réformes opérées par le régime n’ont eu aucun effet sur les mobilisations. L’enjeu n’était d’ailleurs très certainement que d’alimenter les médias, journaux et télévisions, liés au régime, afin de donner l’illusion qu’Al-Assad était prêt à des concessions [7].
Ce n’est que dans un troisième temps, depuis quelques mois, alors que la contestation a commencé à s’armer et à être alimentée par quelques milliers de soldats déserteurs, que le régime est passé à la vitesse supérieure. La guerre civile ouverte a véritablement commencé lorsqu’Al-Assad a ordonné à l’armée de prendre d’assaut les principales zones de la révolte qui échappent complètement aux mains du régime. Pour certains il s’agit des trois quarts du pays. Pour les analystes proches de Damas, il ne s’agit que de certaines zones, dans des villes de province, ou de localités entières. Ce qui est sûr cependant, c’est que le régime a perdu la main, partiellement, et qu’il lui est extrêmement compliqué de reprendre le contrôle de la situation, d’où sa brutalité redoublée. C’est ce qui a eu lieu par exemple au cours des dernières semaines à Homs, la ville ouvrière de l’Ouest du pays, lors de l’offensive sanguinaire menée contre les quartiers aux mains de l’opposition. C’est ce qui est à l’oeuvre actuellement dans le Nord, contre la ville d’Idleb notamment, proche de la frontière turque. En dépit de la puissance de feu de son armée, le fait que l’Etat-major syrien soit obligé de procéder par phases dans son offensive contre les villes rebelles montre néanmoins que même du point de vue militaire, en raison de la profondeur du mouvement, le régime est loin d’avoir gagné la guerre contre-insurrectionnelle.
Un régime qui a rendu de bons et loyaux services à l’impérialisme
Comme lors de l’agression contre la Libye, on a vu fleurir dans la gauche institutionnelle latino-américaine (pro-Chávez notamment) et dans certains courants staliniens en Europe et dans le monde arabe un certain nombre « d’analyses » reprenant l’argument selon lequel les occidentaux trameraient contre la Syrie un vaste complot visant à mettre au pas un régime qui représentait jusqu’à présent une ligne de résistance contre l’ordre impérialiste. Certains se risquent même à dire que les révolutionnaires devraient se ranger en conséquence derrière la Syrie baasiste. Tristes (et inquiétants) « marxistes » que ceux qui, face à une menace d’agression impérialiste, confondent « camp militaire » et subordination politique, voire pire, repeignent en rouge la dictature baasiste [8].
Assad père et fils, par delà ce que peut leur reprocher l’Occident, ont toujours agi en chiens de garde de l’ordre établi, quel que soit l’ordre au service duquel ils ont tour à tour opéré : « Socialistesprosoviétiques » ou « panarabes » dans un premier temps, ils ont été depuis plus d’un quart de siècle toujours plus pro-impérialistes et à l’origine des réformes économiques néolibérales. Ils ont toujours été du côté du manche contre tous ceux qui voulaient remettre en cause le monopole exclusif du pouvoir baasiste et sa politique interne et externe, qu’ils soient Syriens, Palestiniens ou Libanais, à commencer par les militants des courants de gauche.
Au cours des vingt dernières années donc, notamment à partir de la disparition de l’URSS et de la première guerre du Golfe (appuyée par Al-Assad père contre l’Irak, baasiste lui aussi et pourtant honni), un réalignement ouvertement pro-occidental s’est opéré à Damas. En échange de sa reconnaissance pleine et entière, de son retour dans le « concert des nations » et de son association aux premiers flux de capitaux qui ont tôt fait de se diriger vers le pays, le régime a monnayé sa collaboration avec l’Occident. Cela ne veut pas dire que Damas se soit complètement couché cours de ces années et a toujours agi en agent direct de l’impérialisme, comme peuvent le faire certains Etats fantoches de la région. La Syrie baasiste n’a jamais été l’émanation directe de l’impérialisme comme certaines pétro-monarchies du Golfe et n’a jamais non plus été assimilable au régime des militaires égyptiens, réaligné sur la politique de l’impérialisme depuis le retournement de Sadate. Les Al-Assad, le père comme le fils, n’ont jamais complètement remisé leur goût prononcé pour le double-jeu et les coups tordus. Ils ne se sont jamais vraiment départis de leur stratégie de la diplomatie asymétrique sur laquelle reposait l’importance régionale de la Syrie, pays sans ressources en matières premières comparables à ses voisins mais avec potentiel de nuisances suffisamment important pour essayer de peser face aux Occidentaux. On ne prendra qu’un exemple. Si, contraint et forcé, Damas a accepté de se retirer du Liban en 2005, perdant ainsi une position acquise pendant la guerre civile et institutionnalisée en dépit des accords de Taieb, le Baas n’a pas oublié d’y placer quelques voitures piégées avant de partir et de faire sauter, par exemple, l’ancien Premier ministre, l’homme d’affaires véreux et ami de Chirac, Rafic Hariri fin 2005. L’enjeu était de souligner combien Damas avait encore son mot à dire dans les affaires libanaises. Cela allait de concert avec une politique de réalignement, en direction des européens notamment. En témoigne le fait qu’Al-Assad a été par trois fois l’hôte de Sarkozy, qui l’a aimablement reçu à l’Elysée, comme il l’avait d’ailleurs fait avec Kadhafi. Le président français, comme son ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, semblent l’oublier un peu rapidement, eux qui veulent maintenant apparaître comme les porte-étendards de la liberté en Syrie… de la liberté, surtout, pour les multinationales française de reprendre pleinement pied dans une région longtemps dominée par la France.
A quoi jouent les impérialistes en Syrie ?
Avec la pression du « printemps arabe » agissant comme puissant révélateur des contradictions du pays et source d’insubordination en interne, Al-Assad est devenu, pour les occidentaux, plus une source de problèmes qu’un point d’ancrage de stabilité, ce qu’il avait été, tendanciellement, jusqu’à présent [9]. C’est la raison pour laquelle les impérialistes voudraient hâter sa sortie de la scène institutionnelle syrienne. La question qui se pose à eux est « comment ? » et quel est le prix qu’ils sont prêts à payer pour mener à bien cette politique.
Les capitales occidentales ne veulent pas perdre la main dans une région aussi stratégique. C’est en ce sens qu’ils veulent contrôler l’évolution de la situation, en la brusquant si besoin est. D’avis divergents au début du processus de contestation en Syrie, l’ensemble des capitales occidentales sont désormais d’accord sur le fait qu’en l’état actuel des choses, tenant compte du degré de pourrissement avancé du régime et du niveau de contestation diffus dans l’ensemble de la société syrienne, par-delà les bastions résolus de l’opposition actuelle, les jours du régime d’Al-Assad sont comptés. Le pays ne reviendra en effet jamais à la situation antérieure, dont s’accommodaient pourtant les impérialistes européens notamment, et ce même si Al-Assad écrase dans le sang la contestation et qu’il gagne à court terme sur le terrain strictement militaire, une hypothèse qui est loin de s’avérer facile comme nous venons de le considérer.
Plusieurs plans sont aujourd’hui à l’étude, allant de l’intervention extérieure (périlleuse et ardue à mettre en oeuvre) à un accord a minima pour déplacer Al-Assad et orchestrer une transition « à la yéménite » comme cela s’est vu avec le déplacement d’Abdallah Saleh, ce qui permettrait de maintenir sur pied les bases de son régime, afin d’éviter un scénario plus chaotique encore. C’est ce à quoi travaille aujourd’hui l’ancien secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, mandaté par l’ONU et la Ligue Arabe à la suite des échecs successifs enregistrés par le Conseil de Sécurité en raison des vétos russe et chinois. Pour certains analystes, « la mission [d’Annan] est une façon de sauver la face [à la suite de l’opposition ferme de Moscou et de Pékin à tout scénario à la libyenne] et de masquer l’échec, jusqu’à présent, des opposants au régime [d’en finir avec Al-Assad] » [10]. Il est plus convaincant cependant de croire que la mission d’Annan, qui vient d’obtenir le soutien russe, est une façon pour les impérialistes de temporiser afin de « fourbir leurs armes », qu’elles soient directement militaires ou de soutien à une opposition interne remodelée, en raison de sa faiblesse et de son fractionnement actuel. De son côté, Al-Assad compte bien lui aussi gagner du temps, en acceptant sur la forme le plan en six points proposé par Annan.
La question iranienne
Ce qui se joue en Syrie est aussi une partie de billard à trois bandes. Les impérialistes pensent que dans l’état actuel des choses et compte-tenu de la non-viabilité du régime d’Al-Assad, le dossier syrien pourrait être instrumentalisé pour accentuer la pression sur l’Iran, régime auquel la Syrie est étroitement liée.
Mais si tous les impérialistes s’accordent sur un renforcement des pressions sur Téhéran, tous ne concordent cependant pas sur les méthodes à utiliser. On a en effet d’un côté les partisans d’une realpolitik modérée, avec Berlin à sa tête, et de l’autre les faucons sionistes actuellement au gouvernement, partisans de frappes préventives contre l’Iran, y compris sans l’aval de Washington. Compte-tenu, donc, que toutes les puissances impérialistes n’ont pas les mêmes intérêts vis-à -vis de Téhéran, entre les plus va-t-en-guerre et ceux qui seraient simplement partisans de davantage de sanctions, cette question ne fait pas complètement consensus, même si tous entendent a minima mettre au pas la République islamique.
L’autre difficulté concerne la mise en oeuvre de cette stratégie. Les plus frileux à l’égard de frappes contre les installations nucléaires iraniennes considèrent que faire de la Syrie un exemple pourrait morigéner les ardeurs du régime de Téhéran. Un renversement d’Al-Assad affaiblirait considérablement le régime iranien et serait donc considéré comme une alternative à une agression, même circonscrite, contre l’Iran. De l’autre côté, la position d’Israël peut sembler paradoxale. Pour Tel-Aviv, partisan de la manière forte contre Téhéran, Damas agit certes en sous-main contre Israël à travers son soutien au Hezbollah libanais et au Hamas palestinien mais le régime baasiste garantit depuis prés de trente ans une trêve armée (mais une stabilité totale) à sa frontière Nord-est au niveau du plateau du Golan. Le renversement d’Al-Assad, sans solution de rechange offrant suffisamment de garanties, n’est donc pas complètement satisfaisant pour Tel-Aviv, encore moins au moment où la question du Sinaï et de la frontière Sud-ouest est remise en cause par le processus révolutionnaire égyptien en dépit des efforts déployés par la junte au Caire pour sécuriser la région. Ainsi, même si Netanyahou dit vouloir intervenir au plus vite contre l’Iran, un renversement du régime syrien actuel ne serait pas automatiquement favorable pour Israël. La question d’une solution de rechange, au sein même de la clique au pouvoir à Damas ou en dehors, est donc une question centrale pour les impérialistes. C’est ce sur quoi travaille actuellement leur envoyé, Kofi Annan.
L’impérialisme n’a pas renoncé à continuer à placer ses pions pour huiler les mécanismes de l’intervention
C’est notamment la raison pour laquelle certains analystes estiment que « les gouvernements occidentaux semblent avoir abandonné l’option militaire. Les Etats-Unis sont inquiets du rôle joué par Al Qaida [dans l’opposition militaire au régime], et les derniers attentats à Damas et Alep sont peut-être un nouvel exemple de la façon dont l’organisation islamiste tente d’instrumentaliser le chaos dans le pays. La France a rejeté l’appel saoudien et qatari à armer les rebelles. (…) » [11]. Bien que moins immédiate qu’il y a quelques semaines, l’option militaire n’est cependant aucunement remisée par les impérialistes. C’est la raison pour laquelle, en collaboration avec la Turquie, la Ligue arabe et surtout le Conseil de Coopération du Golfe [12], ils continuent à essayer depuis des mois à mettre sur pied l’équivalent d’un « Conseil National de Transition » pour la Syrie, rôle qu’ils souhaiteraient voir assumer par le Conseil Nationale Syrien, officieusement reconnu au mois d’août, flanqué d’une soi-disant Armée Syrienne Libre (ASL). En dépit d’un certain insuccès jusqu’à présent, les impérialistes n’ont pas renoncé à décliner d’une façon ou d’une autre pour la Syrie un scénario à la libyenne.
Sans agent sur place se pliant de bonne grâce au petit jeu d’être le porteur d’eau de l’Occident, toute immixtion de l’impérialisme passerait ouvertement pour de l’ingérence néocoloniale. C’est tout l’enjeu de la constitution du CNS et tout le problème de son fractionnement qui est apparu au grand jour dernièrement. Les impérialistes viennent de se rendre compte combien il était difficile de monter de toutes pièces et dans la hâte une alternative au régime suffisamment solide et cohérente pour être en capacité de mener à bien la « contre-révolution démocratique » sur place [13]. L’autre problème reste que même si le CNS et l’ASL ont été canonisés par la presse occidentale comme la seule opposition sur place, ils restent militairement beaucoup trop faibles face à l’armée syrienne dont les défections sont pour l’instant circonscrites, tant dans la troupe qu’au sein du commandement. L’opposition pourrait alors être utilisée pour devenir un casus belli, en préparant un crescendo de situations instrumentalisables par l’impérialisme (écrasement par l’armée syrienne de nouvelles villes aux mains des insurgés ou du refus par Damas de mettre en place d’une façon ou d’une autre des corridors humanitaires). Ce genre de scénarios pourraient justifier une intervention, notamment si Al-Assad piétinait le plan en six points proposé par Annan.
Mais avec ou sans participation prépondérante de la Turquie et des pays du Golfe, les calendriers électoraux français et surtout américain font que ceux qui en paroles souhaitent la chute d’Al-Assad ne peuvent pas s’en donner les moyens sans en payer le prix fort au niveau politique. La situation, entre-temps, se dégrade et a même abouti à de premières fractures au sein du CNS. Tout ceci montre combien le temps est compté pour les impérialistes eux-mêmes. Sauf à parier sur un scénario à la libanaise dont l’expérience dans les années 1980 a été traumatisante pour les occidentaux, les capitales impérialistes devront prendre, à court terme, des décisions importantes. C’est ce qui rend la discussion encore plus centrale, au sein du mouvement ouvrier occidental et a fortiori au sein de l’extrême gauche, sur notre positionnement en solidarité avec le processus syrien, en complète opposition tant par rapport aux menaces d’agression étrangère que par rapport aux pions que l’impérialisme est en train de mettre en place dans la région, CNS et ASL en tête.
En guise de conclusion, les contradictions du processus et l’alternative révolutionnaire
Ce qui a lieu en Syrie est le fruit d’un « printemps arabe » entendu comme un cycle encore ouvert de révoltes et de processus révolutionnaires. C’est également la conséquence de l’accroissement des tensions au niveau régional à la suite d’une décennie d’interventions impérialistes, en Afghanistan et en Irak notamment, qui n’ont pas permis aux Etats-Unis de freiner leur déclin en tant que puissance hégémonique. Ce qui s’entrecroise aujourd’hui en Syrie, c’est la stratégie double des impérialistes visant à mettre un coup d’arrêt définitif au processus arabe actuel et à réaffirmer leur domination sur le Proche et Moyen-Orient.
N’escomptant plus pouvoir négocier réellement avec Al-Assad (sans pour autant exclure complètement ce scénario), forts de leurs « acquis » libyens en termes de « contre-révolution démocratique », les impérialistes font également, à court ou moyen terme, le pari d’une intervention. Cette offensive contre la Syrie viserait à approfondir la semi-colonisation du pays, éviter le développement d’une guerre civile incontrôlable voire l’explosion d’un processus révolutionnaire. Une telle intervention ne serait pas sans risques. Elle pourrait même être plus périlleuse que l’aventure libyenne de cet été, en raison de l’éventualité d’avoir à affronter une résistance plus structurée, en raison également du rôle régional de la Syrie et de ses liens avec l’Iran et le Liban.
L’impérialisme a réussi à mettre sur pied un Conseil National Syrien (CNS) dont l’équilibre interne reste cependant précaire. L’enjeu est de pouvoir compter sur un agent local de collaboration pour unifier les différentes forces de l’opposition à Al-Assad et contrôler le mouvement de rébellion populaire, en le subordonnant étroitement au programme impérialiste. L’orientation du CNS se base sur la défense de l’Etat syrien et de son armée, une fois purgés des éléments les plus liés à la clique au pouvoir, sur la remise en cause de l’alliance stratégique avec l’Iran et sur le déplacement d’Al-Assad pour mettre en place, dans le cadre d’un gouvernement « d’unité nationale », une transition contrôlée proche du scénario à l’oeuvre aujourd’hui au Yémen. Dans les faits, organiser une sortie politique contrôlée de ce qui ressemble de plus en plus à une guerre civile ouverte implique de traiter avec un secteur du régime baasiste et son armée. En effet, le CNS en tant que tel est bien trop faible pour affronter les contradictions sociales et confessionnelles explosives syriennes que le processus actuel, la répression du régime et la pression impérialistes n’ont fait que renforcer. Il n’existe aujourd’hui malheureusement aucun secteur de poids, à la base, y compris parmi les Comités de Coordination Locaux à l’initiative du mouvement d’opposition aux premiers moments du soulèvement, qui dénonce clairement le CNS, son programme pro-impérialiste, et soit en mesure de s’ériger en alternative politique [14].
La contradiction politique principale du soulèvement actuel est que faute de pouvoir se développer à travers une dynamique révolutionnaire parfaitement indépendante des forces bourgeoises de l’opposition, à commencer par les plus pro-impérialistes, le mouvement reste subordonné dans les faits au CNS et risque de finir par devenir un facteur de pression instrumentalisé par les Etats-Unis et les impérialistes européens dans leur stratégie de « changement contrôlé de régime ».
Ce qui fait cruellement défaut en Syrie aujourd’hui ce n’est pas du courage, car celui des manifestants et des opposants au régime force l’admiration. Ce qui manque c’est une stratégie de classe, appuyée sur une dynamique ouvrière et populaire autonome, qui soit en mesure de dénoncer implacablement l’impérialisme et ses velléités interventionnistes toujours plus claires. La satisfaction des revendications démocratiques légitimes du peuple syrien contre la dictature, la satisfaction des revendications nationales desminorités mais aussi et surtout des revendications sociales des travailleurs, des paysans et de la jeunesse de Syrie ne sera possible que sur la base d’une opposition complète à l’égard des différents plans de transition concoctés par l’impérialisme. Ceci présuppose une stratégie de classe et anti-impérialiste alternative à celles du CNS.
Le processus actuel en Syrie a un impact sur l’ensemble de la région, à commencer par la Palestine et le Liban. Il pose plus que jamais la question stratégique de l’expulsion de l’impérialisme du Proche et Moyen-Orient, de la destruction de l’Etat d’Israël afin de construire une Palestine unifiée, ouvrière et socialiste, où puissent vivre en paix juifs et arabes musulmans et chrétiens, et par conséquent de l’unification de toute la région dans le cadre d’une Fédération des Républiques Socialistes mettant à bas les régimes autocratiques, réactionnaires et obscurantistes qui sont alliés de l’Occident.
La question de la construction et de l’extension d’une véritable solidarité internationale, de classe, avec le printemps arabe, est plus que jamais à l’ordre du jour. C’est une tâche par rapport à laquelle aujourd’hui le mouvement ouvrier, en Europe notamment, est défaillant. Il n’y aurait pas pire scénario pour les travailleurs et la jeunesse que de voir se renforcer les différentes puissances impérialistes sur l’autre rive de la Méditerranée. Cela signifierait une condamnation des aspirations de nos soeurs et frères de classe arabe qui sont à la pointe, depuis plus d’un an maintenant, du premier processus révolutionnaire du XXI° siècle. C’est en ce sens qu’il faut de toute urgence, en reprenant le chemin du mouvement anti-guerre du début des années 2000 mais en lui donnant un contenu de classe, construire l’opposition contre les projets d’intervention « humanitaires » ou « démocratiques » de l’impérialisme. C’est le meilleur moyen pour renforcer, de l’autre côté de la Méditerranée, une option de classe pour les révolutionnaires, car seule la classe ouvrière est à même d’offrir une alternative aux tentatives de « contre-révolutions démocratiques » à l’oeuvre ou à la guerre civile telle qu’elle se développe actuellement en Syrie.
Si aucune alternative ouvrière et populaire ne surgit et impose un nouvel ordre face au chaos que vit actuellement la Syrie, ce seront l’Occident et ses pions qui essaieront d’imposer le leur. La région présente encore les stigmates de ce qu’un tel rétablissement de l’ordre veut dire. En comparaison, la répression vécue par les insurgés à Homs et à Idleb ne sera rien. Il suffit d’avoir en mémoire la guerre contre-insurrectionnelle menée par Hussein de Jordanie contre la gauche jordanienne et palestinienne au cours du Septembre Noir de 1970, l’invasion du Liban, les massacres de Sabra et Chatila ou l’occupation du Sud Liban par Tsahal dans les années 1980 et 1990 ou encore, plus proche de nous, l’intervention impérialiste en Iraq.
Ciro Tappeste
Source : Courant Communiste Révolutionnaire du NPA
28/03/12