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Sacrifices, par Pierre Lemaitre

On attendait de pied ferme la fin de la trilogie de Pierre Lemaitre consacrée aux aventures de l’atypique inspecteur Camille Verhoeven (1m 45 sous la toise : sa mère a trop fumé quand elle était enceinte de lui). A l’occasion d’Alex, le second opus, Lemaitre avait atteint des sommets (http://www.legrandsoir.info/Alex-par-Pierre-Lemaitre.html). Sacrifices n’est pas mal non plus : l’auteur connaît ses gammes.

Avec Sacrifices, on entre dans le récit in medias res, alléché par cette forte pensée : « Un événement est considéré comme décisif lorsqu’il désaxe totalement votre vie. […] Par exemple, trois décharges de fusil à pompe sur la femme que vous aimez. » Entre autres grands romanciers, Pierre Lemaitre place son livre sous la bienveillante autorité de William Gaddis à qui il reconnaît avoir emprunté quelque peu (je reviendrai sur ces emprunts plus bas). On comprend pourquoi : la violence qui est permanente dans toute son oeuvre, Pierre Lemaitre ne s’en accommode pas, il ne la dénonce pas, il l’encapsule, il la dissèque, il s’y ébroue, mais en s’arrêtant toujours au bord de la complaisance.

Quelques mots sur l’intrigue du roman, pas piquée des hannetons, comme d’habitude. Bien sûr, je ne dévoilerai pas ici la fin de l’histoire. En bas des Champs-Élysées, un hold-up d’une violence inouïe dans une bijouterie tourne très mal. Une passante - qui n’aurait pas dû être là selon le vilain narrateur en qui nous ne devrions pas avoir confiance - témoin du vol, reçoit une volée de coups de crosse, de coups de pieds. Elle est défigurée, son corps est broyé. Son amant, qui n’est autre que le commissaire court sur pattes, va, au mépris de toutes les règles, prendre en charge l’enquête. Il découvrira petit à petit que la victime comme le braqueur ne répondent pas à l’image qu’il s’en faisait. C’est que le monde fictionnel de Pierre Lemaitre est violent, mais également très indécis et bien peu transparent. Il bouge sans cesse, et il revient au romancier la tâche de décrire les forces aberrantes et sans limites qui l’animent. En marquant toujours que cette violence est en l’individu, qu’elle revient vers lui dès lors qu’il l’a expulsée.

On retrouve dans Sacrifices l’art que nous connaissons bien désormais. Un récit sans fioritures, d’autant plus haletant qu’il est mené de bout en bout au présent de narration, quand l’action est effectuée au moment précis où elle est dite, surtout lorsque le point de vue se déplace sans cesse :

« Anne est projetée plus d’un mètre derrière elle, l’arrière de son crâne heurte la porte, elle écarte les bras et s’effondre au sol. […] La crosse en bois a ouvert à peu près la moitié du visage, de la mâchoire jusqu’à la tempe. […] De l’extérieur le bruit a ressemblé à celui d’un gant de boxe dans un sac d’entraînement. Pour Anne, de l’intérieur, c’est comme un coup de marteau mais un marteau d’une vingtaine de centimètres de large, tenu et asséné à deux mains. […] Anne se contorsionne pour se protéger, se détourne, glisse dans son sang, déjà abondant, et croise ses deux mains sur sa nuque. »

Le calvaire du personnage nous est offert en un film au ralenti. Ce qui accroît l’horreur. Mais Lemaitre est un malin : chaque scène de violence insoutenable se termine sur une note d’humour ravageur. Anne reçoit les milliers d’éclats d’un pare-brise de voiture. Un vieux Monsieur remarque qu’elle est :

« Scintillante, forcément, elle est couverte de débris du pare-brise qui a explosé.
" Sur elle, ça faisait comme de la neige…
 »

Lemaitre, dont le roman Cadres noirs va être porté à l’écran, mâche le travail des réalisateurs. Le fait est que peu d’auteurs savent, comme lui, unir l’horreur au trivial et à l’humour le plus désopilant. Un exemple parmi cent :

« Merde, quelle tête !

Je l’ai vraiment bien arrangée.

Elle dort la tête sur le côté, elle bave, ses paupières sont gonflées comme des outres, pas le genre de fille qu’on a envie de séduire. Ce qui me revient, c’est l’expression " la tête au carré " . Très juste, très imagée. La sienne, on dirait un bloc, comme un carton à chaussures, ce sont les bandages sans doute, mais rien que la couleur de la peau, c’est impressionnant. Du parchemin. […] Si elle avait des projets de sortie, il va falloir remettre à plus tard. »

Dans chacun de ses livres, Pierre Lemaitre signale les nombreux emprunts, plus ou moins discrets, faits à ses prédécesseurs. Bien sûr, il y a chez lui le souci de se sentir en bonne compagnie, la volonté d’enrichir ses textes, éventuellement de répondre à une légère angoisse. Mais il y a surtout l’acceptation du fait que toute la littérature du monde n’est qu’un gigantesque palimpseste (voir le fort ouvrage de Gérard Genette Palimpsestes), écrit par l’humanité entière, y compris par tous ceux qui n’écrivent pas. Lorsque Lemaitre " s’inspire " de Gaddis, il n’imite pas les oeuvres du romancier d’outre-Atlantique, il s’approche du genre créé par Gaddis parce qu’il s’en est approprié le " métronome " , comme disait Proust. Il est plus difficile - mais plus productif - de créer du faux Gaddis (ou Aymé, Bernhardt, Faulkner) que de copier Gaddis, même parfaitement.

Au risque de surprendre Lemaitre, j’ai lu son livre en me souvenant de Virginia Woolf, Les Vagues en particulier. Désormais chez l’auteur, les personnages - au sens traditionnel du terme - n’ont plus guère d’importance (ils sont de moins en moins objectivés). L’intrigue non plus. La fin de l’intrigue policière peut sembler abrupte. Elle est totalement arbitraire (« Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ». Ou encore, « Tout ce qui existe est le fruit du hasard et de la nécessité »).

L’une des obsessions de Lemaitre, c’est la fragmentation d’un monde à jamais inassumable. Ce qui se produit dans le roman s’abat en une pluie incessante. Comme Woolf, Lemaitre rend compte de la complexité du réel des personnages et des situations, d’une part en donnant un récit en apparence structuré par un temps historique (tel sous-chapitre débute à 8 heures 45), mais surtout en parsemant son texte d’innombrables faits contradictoires, a priori insignifiants, sans liens logiques ou incompréhensibles. Les personnages ne sont plus que des êtres de discours dont le lecteur ne connaît que ce que l’auteur veut bien livrer de leur vie intérieure. Le temps référentiel dans le roman ne compte guère. Son découpage est une métaphysique par laquelle l’individu se fait et se défait (se « désaxe », comme dit l’auteur) dans des circonstances relatées de l’intérieur. Ce temps métaphysique, c’est le destin en ce qu’il morcelle l’expérience et clive le vécu des individus. Les changements de points de vue narratifs, quant à eux, expriment la pluralité de chaque conscience complexe dans l’attente de la solution qui sera une résolution dans les deux sens du terme. Dans le combat entre le temps métaphysique et la conscience, le déterminisme a la part belle. Tout fait sens dans un monde restreint à la conscience de personnages qui ont été libérés par l’auteur de toute contrainte spatiale.

E.M. Forster disait qu’il se situait « de biais par rapport au monde ». C’est bien là que se situe l’écrivain Lemaitre. Et c’est ce léger décentrement qui permet la fusion de l’objectif et du subjectif, ainsi qu’une réfraction complexe du réel.

Lemaitre place ses personnages sur un pied d’égalité. Ainsi, il explore tous les psychismes en instantané, toutes les pulsations qui battent jusqu’à ce que le récit s’achève de manière métonymique quand son héros d’1m 45, en guise d’épilogue, enfourne le dossier de sa vie dans un poêle qui « ronfle paisiblement ». En effaçant les différences et les conflits, le feu de tous les récits consume le livre que nous venons de lire.

Saisissant !

Je me suis laissé dire que, dans son prochain livre, Lemaitre allait se renouveler complètement. J’en salive déjà …

Paris, Albin Michel, 2012

http://bernard-gensane.over-blog.com/

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