Au Chili, le mythe de l’éducation inclusive favorisant la mobilité sociale s’est brisé après la prise de contrôle de la finance sur le système éducatif. L’espoir individuel d’ascension sociale est anéanti par la réalité écrasante du chômage et du surendettement des familles, lié la plupart du temps à la nécessité, pour ces dernières, de contracter des dettes pour financer les études de leurs enfants.
Non loin de là , en Colombie, les secteurs financiers se préparent également à mettre la main sur l’enseignement supérieur. Le 3 octobre 2011, le ministère de l’éducation nationale a présenté devant la seizième commission de la Chambre du Congrès de la République le projet de loi 112/2011C dont l’objectif est de « réformer » l’enseignement supérieur en révisant l’ancienne loi 30/1992.
A cette occasion, le gouvernement dirigé par Juan Manuel Santos et le mouvement social pour la défense de l’enseignement supérieur se sont livrés à leur première confrontation. Résultat : le retrait provisoire du projet de loi, le 9 novembre 2011. Cette situation laisse ouvert le débat public sur le modèle d’enseignement souhaité en Colombie.
La réforme envisagée par le gouvernement constitue une caricature importée du système éducatif étasunien. Il s’agit, entre autres, de promouvoir le développement du modèle des universités mixtes de droit privé (article 37), l’augmentation des droits d’inscription (jusqu’à 20% selon l’article 149 du projet de loi), les gels d’augmentation du budget de l’enseignement (article 145), la fusion, sans le moindre contrôle de qualité, des instituts techniques et des universités (articles 57-59).
Le projet vise à soumettre l’enseignement supérieur aux milieux financiers. En pratique, un système d’emprunt est imposé à tous les niveaux pour les étudiants, les universités, ainsi que pour le ministère de l’éducation nationale lui-même. Si cette « réforme » voit le jour, l’endettement constituera la principale source de financement de l’enseignement supérieur (articles 152-162).
Depuis le 12 octobre, 32 universités publiques et 67 universités privées sont en grève, et le mouvement pour la défense de l’enseignement supérieur a multiplié les mobilisations dans les rues. Depuis, il ne cesse de se développer malgré le silence assourdissant des médias nationaux et internationaux.
A Cali, ce même 12 octobre, un étudiant en médecine, Jean Farid Chan Lugo, a été assassiné alors qu’il participait aux protestations au côté de 15 000 autres personnes. Deux universités publiques parmi les plus importantes du pays (l’université d’Antioquia et l’université industrielle de Santander) ont été investies par l’armée. Celle-ci y est toujours présente. Le bilan de ces interventions est lourd. Les étudiants blessés ou détenus se comptent par dizaines.
Les 19 et 26 octobre, ainsi que le 3 novembre, des audiences publiques télévisées se sont déroulées au sein du Congrès de la République. Un groupe de parlementaires a réussi à faire convoquer la ministre de l’éducation nationale afin qu’elle soit confrontée à la communauté universitaire (étudiants, professeurs, personnels administratifs, recteurs et parents) qui, depuis 7 mois, réclamait l’organisation d’un débat public. Le premier projet de réforme avait en effet été annoncé le 12 avril.
La montée de la pression a poussé le gouvernement du président Santos à annoncer, le 9 novembre, le retrait temporaire du projet de loi jusqu’à la prochaine session parlementaire qui débutera en juillet 2012, en échange de la levée immédiate de la grève. Ainsi, depuis le 16 novembre, le retour des étudiants dans les cours coïncide avec l’ouverture d’un débat sur l’avenir de l’enseignement supérieur colombien. L’enjeu est de taille : quel modèle de société souhaitons nous ?
Transposition du modèle chilien
Le gouvernement colombien essaie d’appliquer doctement les exigences de la finance, notamment celles formulées par la Banque mondiale. De ce point de vue, la Colombie inscrit ses pas dans ceux du Chili, mais va plus loin en faisant également siennes les exigences des États-Unis et de l’Union européenne (UE) contenues dans les traités de libre-échange (TLC) déjà signés (avec les États-Unis le 10 octobre) et à venir (avec l’UE en 2012 sous la forme d’un accord d’association).
Il suffit d’étudier le document intitulé Stratégie Éducation 2020 de la Banque mondiale pour se rendre compte de quelle manière cette dernière exige une réforme du système éducatif à tous les niveaux, la généralisation du modèle mixte à prédominance privée, la soumission de l’éducation aux besoins de l’entreprise et à la rentabilisation économique du système [1].
Déjà en 2002, lorsque l’ex-président Alvaro Uribe Velez avait imposé l’acroissement de la place de l’emprunt dans l’enseignement supérieur, le mouvement social avait montré qu’il s’agissait de renforcer les universités privées au détriment des universités publiques [2]. Aujourd’hui, les étudiants colombiens s’endettent sans aucune garantie de l’État en cas d’impossibilité de remboursement. Et ce, alors que les taux d’intérêt annuels pratiqués peuvent atteindre 12%, soit le double de ceux appliqués au Chili ! La conséquence, pour les familles colombiennes, est que les parents et les grand-parents doivent mobiliser tout leur patrimoine pour rembourser les dettes de leurs enfants étudiants.
Comme le montre le cas chilien, les jeunes qui entrent dans la vie professionnelle sont déjà endettés à hauteur de plus de 180% de leurs revenus (plus de 200% pour les plus pauvres d’entre eux). Lorsque les jeunes diplômés trouvent un travail, ils doivent consacrer environ 20% de leur salaire au paiement de leur dette pendant au moins 15 ans.
Pendant les quarante dernières années, l’enseignement supérieur en Colombie était considéré comme un investissement de la société pour former la conscience critique des citoyens et construire l’avenir de la nation. En 2011, le message envoyé par le gouvernement est clair : la Colombie n’a plus besoin de professionnels universitaires pour penser l’avenir du pays, mais de travailleurs formés pour appuyer sur les boutons de machines importées de transnationales étasuniennes et européennes.
La Colombie est le pays où le financement public de l’enseignement supérieur est le deuxième plus faible de l’Amérique latine : 0,3% du PIB pour 2012. A titre de comparaison, il faut savoir qu’en termes de budget investi, une année de corruption en Colombie représente deux ans de financement de l’enseignement supérieur, et que le coût d’une année de guerre dans notre pays en représente huit.
La réforme « à la chilienne » de l’enseignement supérieur en Colombie agit directement sur trois dimensions fondamentales : la qualité, l’autonomie et le financement.
Perte de qualité
Le rideau de fumée consistant à annoncer un maintien de l’offre éducative cache mal une réalité : le budget public annuel consacré à chaque étudiant en 2002 représentait 2 257 euros. En 2011, il n’était plus que de 1 317 euros. Avec la réforme, il passerait à 300 euros.
La réforme prévoit également la fusion des institutions techniques et universitaires, sans augmentation des budgets et sans préciser quels seront les objectifs qualitatifs de chaque institution.
Elle affirme la nécessité d’inverser la part des étudiants inscrits dans les filières universitaires et celle des inscrits dans les filières techniques : actuellement, 65% des étudiants sortent de l’université et 35% des institutions techniques et technologiques. Cette perspective est réellement préoccupante lorsque l’on sait à quel point l’enseignement technique est de mauvaise qualité en Colombie.
Enfin, seul 43% de l’enseignement supérieur colombien est public. Le gouvernement veut clairement s’appuyer sur le secteur privé pour développer ce secteur sans investissements publics.
Fin de l’autonomie universitaire
Pour arriver à son but, la réforme prévoit d’encadrer et de strictement conditionner les budgets des universités publiques. Il s’agit ici d’organiser la perte d’autonomie de ces dernières, l’incapacité de penser les programmes des filières en fonction des besoins de la société, l’impossibilité de décider de la qualité et des thèmes de recherche. Tout doit désormais passer sous le contrôle du ministère et être soumis aux règles de la concurrence et du marché (article 27).
Privatisation
Le budget de l’enseignement supérieur, s’il suit la voie du modèle chilien, serait désormais financé par des dispositifs d’endettement. L’Etat devrait assigner en justice tout individu emprunteur en cas de non paiement (articles 157-159). Les prêts, ainsi que leurs taux d’intérêt, seraient, eux, fonction de la santé financière de l’État. Cela signifie donc qu’ils seraient soumis aux aléas des crises économiques internationales et intérieures.
Par ailleurs, l’université colombienne devra s’ouvrir au marché à travers la constitution d’ « entités à capital mixte avec prédominance de capital privé » régies par le droit privé. Il s’agit d’une porte ouverte aux transnationales pour franchiser l’enseignement supérieur (dans le TLC signé entre la Colombie et les Etats-Unis, ce secteur est abordé au chapitre XI de l’accord).
Il faut savoir que l’enseignement supérieur en Colombie est déjà privatisé au niveau des Masters et du doctorat par le biais des frais d’inscription. D’où les vagues d’étudiants colombiens qui émigrent pour se spécialiser.
Pour sa part, la recherche est déjà largement privatisée à travers le mécanisme de vente de services aux entreprises. De plus, depuis la loi 30/1992, l’université publique a de moins en moins de professeurs permanents et de plus en plus de contrats à durée déterminée.
Quel avenir pour l’enseignement supérieur ?
La question posée aujourd’hui en Colombie est la même que celle à laquelle dut répondre l’enseignement supérieur en Europe à l’occasion des réformes mises en place dans le cadre du processus dit de Bologne. Il s’agit de savoir quel type d’éducation veulent nos sociétés : une éducation marchandise qui peut s’acheter et se vendre, qui doit générer du profit économique et de l’appropriation privée de la recherche publique ? Ou bien une éducation envisagée comme un droit garanti par l’État avec la solidarité des citoyens et qui doit défendre la liberté académique et l’autonomie pour garantir l’existence d’une conscience critique dans la société ?
Il s’agit aussi de savoir ce que nous souhaitons pour les nouvelles générations. C’est cette préoccupation qu’ont porté les mouvements étudiants chiliens, colombiens et européens lors de leurs luttes respectives. La vision qui assimile l’étudiant à du capital humain aboutit à ce que celui-ci ne soit pas considéré comme un citoyen en formation, mais comme un entrepreneur devant investir dans son propre avenir.
Enfin, ce qui se passe actuellement dans l’enseignement supérieur renvoie aux conséquences du modèle capitaliste financier dans tous les secteurs de la société : santé, logement, alimentation, etc. Le secteur financier cherche à mettre à contribution les générations futures pour accroître ses profits actuels. Il s’agit de créer une société d’endettés dans laquelle les étudiants constitueraient un groupe de choix.
Les faits sont têtus
Le gouvernement Santos utilise à fond le pouvoir des médias. Rappelons que le président est lui-même propriétaire du journal le plus important du pays, El Tiempo. Face à la résistance sociale, l’Etat a activé une propagande massive à la télévision, à la radio et dans la presse écrite pour « vendre » le projet de loi à l’opinion et qualifier ses opposants d’agitateurs anarchistes, d’ignorants ou d’irresponsables coûtant cher au Trésor public. Si l’on veut aborder ce dernier sujet, rappelons que 40 secondes de propagande financée pour désinformer la société équivalent au coût d’une journée de grève de l’ensemble du système public de l’enseignement supérieur.
Pendant que le Congrès approuvait le budget de la nation (18 octobre) et octroyait aux universités 26, 33 millions d’euros, c’est à dire uniquement 10% du budget nécessaire pour couvrir leur déficit, la ministre de l’éducation nationale assurait dans les médias que le gouvernement allait le renflouer avec la réforme.
Pendant que le gouvernement annonçait qu’il allait augmenter l’offre universitaire, il décrétait la fermeture de la faculté de médecine de l’Université nationale (l’université publique la plus importante du pays). Pour sa part, l’Institut artistique du département de Sucre a dû fermer ses portes car la Chambre du commerce estime que le timbre fiscal de soutien [3] à cet Institut réduit la compétitivité du territoire.
Pendant que le gouvernement augmente le budget alloué à chaque soldat ( 7 148 euros en 2011 et 8 276 euros en 2012), il prévoit de diminuer celui consacré à chaque étudiant ( de 1 316 euros à 1 203 euros).
Paradoxalement, le système éducatif et celui de la santé s’effondrent malgré la mise en avant d’une croissance économique de 4 à 6%.
Des alternatives sont possibles
Pour augmenter les ressources de l’enseignement supérieur, une réforme n’est pas nécessaire. Un investissement de 3 % du PIB garantirait un financement pérenne de l’offre de l’université publique. Il suffirait de 10% du budget national destiné annuellement à la guerre pour sortir l’enseignement supérieur du déficit. D’ailleurs, cette proposition a été présentée au Sénat par le groupe parlementaire du Pôle démocratique alternatif (PDA). Elle a immédiatement fait l’objet d’un rejet violent de la part de la coalition de partis alliés au président Santos, dite « Unité nationale ».
Malgré la propagande institutionnelle, il est clair que la réforme de l’enseignement supérieur, telle qu’elle est proposée, met en danger l’avenir du pays et celui des enfants de chaque famille colombienne.
Le fort besoin de résistance existant dans la société a contribué à une unité historique du mouvement étudiant. Aujourd’hui, la Table nationale étudiante élargie (MANE - Mesa Amplia Nacional Estudiantil-) est devenue le premier rassemblement des étudiants des universités publiques et privées depuis 1979. Elle est mobilisée autour d’un même objectif : les générations d’aujourd’hui ne permettront pas la marchandisation de l’université colombienne [4]. Le programme de la MANE met au centre de ses revendications la recomposition des valeurs du service public. Il s’élève contre l’intention du gouvernement d’exempter l’État de ses responsabilités en matière d’éducation supérieure.
Jusqu’à présent, les principales revendications des étudiants se concentraient sur le retrait du projet de loi et l’ouverture d’espaces de concertation sur le modèle d’enseignement supérieur souhaité pour le pays. La victoire obtenue le 9 novembre n’est qu’un premier pas dans la lutte pour l’existence d’un enseignement supérieur public au service de la société.
Au niveau de la formation technique, les protestations massives des étudiants du Service national de l’apprentissage (SENA) ont fait échouer, le 18 octobre, la proposition du gouvernement d’inclure le budget de cet organisme dans celui de l’enseignement supérieur afin de gonfler artificiellement les chiffres.
Les victoires du mouvement montrent que la bataille ne saurait se limiter aux murs du Congrès de la République où les possibilités de succès sont nulles, comme l’a rappelé Jorge Robledo, sénateur du PDA. Seuls 15 parlementaires s’opposent à la réforme, contre 260 qui font partie de l’Unité nationale.
C’est grâce aux mobilisations sociales qui se sont multipliées dans tout le pays que le Sénat a approuvé à l’unanimité la mise en place d’une négociation sur l’enseignement supérieur, et que le pouvoir exécutif, dans ce contexte, a demandé le retrait du projet de loi jusqu’à la session parlementaire de 2012.
Ce scénario nous rappelle un grand principe : il ne faut jamais oublier que la lutte dans la rue est une forme fondamentale de démocratie. La mobilisation continentale latino-américaine organisée le 24 novembre a montré l’importance de la question de l’éducation publique, gratuite et de qualité. En Colombie, des manifestations ont eu lieu dans 30 villes. Plus de 30 000 manifestants ont répondu présents à Bogotá et revendiqué l’enseignement supérieur comme droit pour tous.
La défense de l’université est une nécessité intergénérationnelle. Cette lutte nous implique tous, en Colombie et ailleurs dans le monde. Comme le dit Jairo Rivera, dirigeant étudiant colombien, il faut nous souvenir que l’université n’est pas un héritage de nos parents, mais un emprunt que nous faisons à nos enfants et petits-enfants. C’est à eux que nous devrons la rendre.
Rosmerlin Estupiñan Silva
SOURCE : http://www.medelu.org/Reforme-a-la-chilienne-dans-les
Rosmerlin Estupiñan Silva sera présente à Paris le mercredi 14 décembre afin de participer à la conférence-débat organisée à la Maison de l’Amérique latine à 20h50 sur les réformes universitaires (Colombie-Chili-France-Union européenne).
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