Toutes les critiques font un sort spécial à l’assemblée villageoise qui, pendant un quart d’heure, discute pour savoir si on doit accepter ou renvoyer les travailleurs immigrés sri-lankais : et, de fait, c’est le seul moment du film où passent des éléments de réalité, en particulier le fait que si l’usine locale de boulangerie ne peut pas recruter parmi les villageois, ce n’est pas que ceux-ci refusent de travailler ; ils émigrent massivement, et là où ils émigrent, ils travaillent d’arrache-pied ; c’est que les salaires proposés en Roumanie sont trop bas pour assurer la subsistance des familles. C’est aussi là qu’est critiquée la politique tatillonne et étouffante de l’UE, qui réglemente jusqu’au calibre des cornichons roumains. Cette bureaucratie UE s’incarne dans un Français à l’accent ridicule en anglais, envoyé par une ONG pour compter les ours : les villageois ne l’envoient pas compter les ours chez lui, parce qu’« en France on a tué tous les ours pour construire des autoroutes ».
Mais même cette assemblée est présentée de façon manichéenne : Mungiu s’attache à discréditer le discours des villageois en les ridiculisant ou en leur attribuant un racisme odieux ; mais, comme l’autre bord n’a guère d’arguments (à part lever les yeux au ciel avec mépris), la séquence se termine en queue de poisson.
Dans tout le reste du film, ce qui domine ce sont les symboles, dans une lumière bleuâtre froide et glauque et une atmosphère angoissante (tout est fait pour nous suggérer que la violence monte et qu’on va vers des événements tragiques – là aussi, du reste, cela finira en queue de poisson).
C’est d’abord le symbole des moutons : le film commence en Allemagne dans un abattoir ovin. Puis on est transporté dans le village où les « xénophobes » se déplacent toujours en troupeau, et bêlent en chœur, sous la conduite de leur prêtre berger. On a ensuite le symbole des ours : les plus dangereux ne sont pas ceux qui semblent rôder dans la forêt, mais les villageois « xénophobes » qui se déguisent en ours pour célébrer des rites traditionnels (donc forcément inquiétants). Il y a encore le symbole de la Tour de Babel : nous sommes dans une région où cohabitent deux communautés, roumaine et hongroise, plus une troisième, reste des Siebenbürger, la communauté allemande, très réduite depuis la fin de la IIe guerre mondiale, mais encore représentée ; mais, au lieu d’admirer la richesse culturelle de cette région où les mêmes habitants peuvent parler alternativement hongrois, roumain et allemand, Mungiu en fait une source de discordes (contrairement à l’usage de l’anglais, qui peut réunir tout le monde, y compris les Sri-Lankais et même le Français : elle est loin, l’époque de la francophonie en Roumanie !).
Mais le symbole le plus prégnant, c’est celui du R.M.N. (IRM en français) du cerveau passé par le père du protagoniste, Matthias : avec lui, Mungiu prétend radiographier l’âme des villageois et du peuple roumain tout entier, voire de tous les peuples européens ; or, que voit-on sur les images de l’IRM que Matthias contemple sur son smartphone ? La caméra s’attarde assez longtemps dessus pour que le spectateur remarque (fût-ce subliminalement) que ce cerveau ressemble à la tête de Dark Vador, le symbole du mal. Et ce n’est pas un gag, c’est le fond de l’idéologie du film qui se manifeste ici : le peuple a en lui des instincts pervers, de racisme et de violence, toujours prêts à resurgir au moindre prétexte. Le rejet des travailleurs étrangers n’est pas une réaction à une situation désespérante qui est imposée aux Roumains par la politique de l’UE et la mondialisation, c’est la résurgence d’un mal inné. Ce n’est donc pas la situation politique et économique qui est à combattre, mais les mauvais instincts de ces ramassis de déplorables (baskets of deplorables). On reconnaît le discours moralisateur des néo-libéraux et, plus précisément, la thèse d’Hannah Arendt, selon laquelle le peuple est toujours prêt à verser du côté obscur de la force, c’est-à-dire dans le fascisme. C’est le site Ecran large qui, en en faisant mérite à Mungiu, décrit le mieux cette idéologie : « Ce que montre Mungiu, c’est le surgissement de ce que l’humanité a toujours voulu repousser [...] une forme d’animalité et de monstruosité qu’un XXIe siècle vorace et impitoyable convoque, et dont le surgissement est désormais imminent ».
Le dénouement (grotesque) du film l’illustre, montrant des villageois déguisés en ours qui surgissent d’entre les buissons.
Heureusement, face à ce peuple de loups-garous, ou d’ours-garous, on a deux personnages exemplaires, qui représentent les droits de l’homme et toutes les valeurs y afférentes : les deux responsables de l’usine de boulangerie, qui sont, évidemment, des femmes : la propriétaire et directrice, et son bras droit, la DRH. La directrice ne pense qu’à sauver son œuvre, l’unique usine du secteur, et, pour cela, elle remplit formulaire après formulaire, pour demander des subventions à l’UE qui, au lieu d’apparaître comme le problème, est présentée comme la solution, la panacée (si le problème concret à régler change, il suffit de changer de formulaire) ; elle n’oublie pas de pratiquer la philanthropie en soutenant l’orchestre local ! Quant à la DRH, elle est présentée comme une sorte de sainte laïque, une vraie mère pour ses ouvriers (immigrés), qui condamne vertueusement toute manifestation raciste de la part des villageois, et n’hésite pas à mettre sa vie en danger pour protéger ses trois Sri-Lankais. Il faut beaucoup de toupet pour persister à donner des DRH cette image sulpicienne, alors qu’on a bien compris que l’essentiel de leur travail consiste à appliquer des plans de licenciements – ou, en Roumanie, à faire venir les immigrés les meilleur marché pour faire baisser le plus possible les coûts de main-d’œuvre, et ainsi condamner les travailleurs locaux à mourir de faim ou s’exiler, pour jouer eux-mêmes le même rôle de casseurs de salaires dans des pays plus riches. Mais la DRH joue du violoncelle, c’est donc forcément une âme sensible.
A vrai dire, entre ces deux groupes, il y a aussi le personnage censément central, Matthias, le curieux gitan germanophile et germanophone. Mais son rôle ne donne lieu à aucun développement moral ou psychologique, et ne sert qu’à accroître l’atmosphère de violence ou d’angoisse du film, mais aussi l’impression de décousu et d’inabouti.
La nébulosité symbolique du film aboutit donc à inverser les éléments de la réalité, conformément à la narrative néo-libérale : les ouvriers sont des salauds, les dirigeants de belles âmes qui ont fort à faire pour réprimer les mauvais instincts des premiers. Toute tentative de protestation et d’organisation de la part de ceux-ci est travestie en intolérance, racisme et bêtise crasse.
Si les critiques félicitent le film pour son réalisme, c’est, bien sûr, qu’ils y reconnaissent l’idéologie qu’ils défendent, mais aussi l’image qu’ils se font d’un pays de l’Est : c’est un film « implacable de noirceur », dans « un désolant microcosme de Transylvanie », avec « des personnages tristement emblématiques » (Les Echos). Il faut dire que Mungiu a adroitement orienté les critiques des pays de l’Ouest en situant son histoire en Transylvanie : aussitôt affluent des images de vampires et de villageois confits en superstitions primitives. Qui penserait que la région de Cluj, où se situe l’histoire, est un des grands centres intellectuels de la Roumanie et le plus ancien centre universitaire du pays (Wikipédia) ? Il se trouve donc que ce sont ces fiers critiques qui fustigent « une communauté recroquevillée sur elle-même », qui font preuve de recroquevillement mental, enfermés qu’ils sont dans leurs fantasmes et préjugés.
Cristian Mungiu est célébré comme le plus talentueux des cinéastes roumains parce qu’il contribue à répandre cette image glauque, nécessaire au confort mental des spectateurs de l’Ouest, mais qui justifie aussi des entreprises de régénération musclée de la part de l’Occident : on apprend que les EU ont débarqué en Roumanie un corps expéditionnaire destiné à l’Ukraine, autre pays à maintenir fermement du bon côté de la force.