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Quand la Russie se débarrassera-t-elle de son talon d’Achille : la cinquième colonne ? (New Eastern Outlook)

La Russie, sous Poutine, a montré qu’elle ne craint personne... Alors pourquoi cette déférence envers les banksters qui tiennent la Banque centrale de la Russie sous leur l’emprise ?

« ...Ce qui est clairement ressorti cette fois, de mes entretiens à Saint-Pétersbourg, c’est que les événements se rapprochent d’un tournant décisif Marche ou crève, suite auquel soit la politique économique est officiellement mise entre les mains des cercles compétents de l’économie nationale telles que celui de Boris Titov, Andrey Klepach et Sergey Glazyev, soit elle succombera au poison insidieux du Consensus de Washington et au mythe libéral du marché libre. » F.William Engdhal

Pendant trois jours, en juin, du 16 au 18, j’ai eu l’occasion de participer en tant que panéliste au Forum économique international annuel de Saint-Pétersbourg, en Russie.

Je suis allé en Russie à plusieurs reprises depuis le coup d’État de février 2014 en Ukraine, organisé par les États-Unis, et les escalades délibérées des militaires de l’OTAN entraînant des tensions économiques et des sanctions contre la Fédération de Russie. Le forum de cette année, mon deuxième en tant que participant, m’a donné une occasion rare de parler avec les principaux représentants de tous les secteurs de l’économie – depuis les PDG du secteur russe de l’énergie, de la Compagnie des chemins de fer russes, du fournisseur national d’électricité RAO EES Rossia, jusqu’au nombreuses petites et moyennes entreprises, pour finir avec un large éventail d’économistes. Cela a aiguisé ma perception de la précarité de la situation de la Russie aujourd’hui.

Ce qui est devenu plus clair pour moi, au cours des trois jours de discussions à Saint-Pétersbourg, est précisément la vulnérabilité de la Russie. Son talon d’Achille est l’idéologie dominante qui contrôle tous les postes clé de l’économie du gouvernement de la Fédération de Russie, sous le premier ministre Dmitri Medvedev. Aux termes de la Constitution russe adoptée dans le chaos des années Eltsine et énormément influencée, sinon littéralement rédigée, par des conseillers du FMI étrangers à la Russie, la politique économique est sous la responsabilité du Premier ministre et de ses divers ministres de l’Économie, des Finances et ainsi de suite. Le président russe, Vladimir Poutine aujourd’hui, est responsable de la défense et de la politique étrangère.

C’est la Banque centrale de Russie qui rend pratiquement impossible la fourniture du flux de crédit pour investir véritablement de toute urgence dans les infrastructures nécessaires sur la vaste étendue du territoire de la Russie. La Banque centrale de Russie a reçu deux tâches, constitutionnellement mandatées quand elle a été créée comme entité indépendante du gouvernement russe dans les premiers mois de la Fédération de Russie, suite à l’éclatement de l’Union soviétique. Elle doit contrôler l’inflation intérieure russe et la stabilité du rouble par rapport aux principales monnaies étrangères. Comme les banques centrales occidentales, son rôle est presque purement monétaire, et non économique.

En juin 2015, lorsque j’ai participé pour la première fois au forum de Saint-Pétersbourg, le taux de base de la Banque centrale russe était de 11%. Au summum de la soi-disant crise du rouble en janvier 2015, il avait atteint 17%. L’été dernier, on s’attendait à ce que Elvira Nabiullina, la gouverneure de la Banque centrale depuis 2013, commence à ramener, assez rapidement, les taux centraux à des niveaux gérables, surtout à un moment où les taux de base des banques centrales comme la Banque centrale européenne, la Réserve fédérale américaine et la Banque du Japon étaient les plus faibles depuis 500 ans, à zéro ou même négatifs. En outre, depuis janvier 2016, le prix du pétrole, un facteur important dans la force de rouble car la Russie est le plus grand exportateur de pétrole au monde, a augmenté de plus de 60% par rapport au creux de $30 le baril qu’il connaissait alors, il est proche de $50 six mois plus tard.

Cette baisse des taux par la Banque centrale russe n’a pas eu lieu. Au contraire, cela tue lentement l’économie. Après un an d’attente, au début de juin 2016, la Banque centrale de Russie sous le gouvernorat de Nabiullina a effectué sa première baisse des taux... le ramenant au niveau toujours mortel de 10,5%. Peut-être devrait-on noter que la monétariste Nabiullina a été nommée, par le magazine londonien Euromoney, meilleur gouverneur de Banque centrale de l’année 2015. Cela devrait être considéré comme un mauvais présage pour la Russie. Tout aussi inquiétant était la louange adressée par la direction du FMI à Washington pour la gestion monétariste de Nabiullina lors de la crise du rouble du début 2015.

Opération réussie... le patient est mort

Ce que j’ai vécu dans mes discussions, lors de la conférence cette année – qui a connu une participation record de plus de 12 000 hommes d’affaires et autres à travers le monde – c’est le sentiment que coexistent deux gouvernements russes opposés. Tous les postes économiques et financiers importants sont fermement occupés actuellement par des économistes libéraux monétaristes, accros au libre-marché, qui pourraient être dénommés Le Jardin d’enfants de Gaïdar. Egor Gaïdar a été l’architecte, avec Jeffrey Sachs – un économiste de Harvard soutenu par Soros – du choc radical thérapeutique à l’origine des difficultés économiques qui ont frappé le pays dans les années 1990, plongeant la population dans une pauvreté massive et le pays dans l’hyperinflation.

Aujourd’hui, Le Jardin d’enfants de Gaïdar abrite l’ancien ministre des Finances, Alexeï Koudrine, un autre favori du magazine Euromoney, qui lui a attribué le titre de ministre des finances internationales de l’année 2010. Il abrite aussi le ministre de l’Économie, Alexey Ulyukaev, et le vice-Premier ministre de Medvedev, Arkady Dvorkovic. Dvorkovic, diplômé de l’Université Duke en Caroline du Nord, est un protégé qui a directement servi au cours de ses premières années sous Egor Gaïdar. Puis, en 2010, sous le président russe Medvedev, Dvorkovic a proposé un schéma fou pour faire de Moscou un centre financier mondial, avec l’aide de Goldman Sachs et des grandes banques de Wall Street pour s’occuper de tout. On pourrait appeler ça inviter le renard dans le poulailler. Le credo économique de Dvorkovic est « Moins d’État ! ». Il était le lobbyiste en chef de la campagne d’adhésion à l’OMC de la Russie, et a essayé de faire adopter la privatisation rapide des actifs qui restaient encore la propriété de l’État.

C’est aujourd’hui le groupe de base autour du Premier ministre Dmitri Medvedev qui étrangle toute véritable reprise économique russe. Ils suivent le script occidental écrit à Washington par le Fonds monétaire international et le Trésor américain. Qu’ils le fassent, à ce stade, avec l’honnête conviction que c’est le mieux pour leur nation ou, à contrario, par haine psychologique profonde pour leur pays, je ne suis pas en mesure de dire. Les effets de leurs politiques, comme je l’ai appris dans mes nombreuses discussions ce mois-ci à Saint-Pétersbourg, sont dévastateurs. En effet, ils imposent eux-mêmes des sanctions économiques à la Russie, bien pires que celles des États-Unis ou de l’UE. Si le parti Russie unie de Vladimir Poutine perd les élections du 18 septembre, ce ne sera pas dû à ses initiatives de politique étrangère, pour lesquelles il jouit encore de sondages de popularité supérieurs à 80%. Ce sera parce que la Russie n’a pas nettoyé les écuries d’Augias du Jardin d’enfants de Gaïdar.

Obéir au Consensus de Washington

Suite à diverses discussions, j’ai été choqué d’apprendre que la politique officielle de l’équipe économique de Medvedev et de la Banque centrale est aujourd’hui de suivre les politiques d’austérité budgétaire standards du Consensus de Washington, mises en œuvre par le FMI. Et ceci en dépit du fait que la Russie, il y a des années, a remboursé les prêts du FMI et n’est plus sous ses conditionnalités, comme c’était le cas pendant la crise du rouble en 1998.

Non seulement cela, la Russie a un des plus faibles ratios de dette d’État par rapport au PIB de tous les grands pays dans le monde, seulement 17%, tandis que les États-Unis bénéficient d’un ratio de 104%, et les pays de la zone euro d’un niveau d’endettement moyen de plus de 90% du PIB, loin des 60% exigés par le Traité de Maastricht. Au Japon, ce ratio atteint la valeur astronomique de 229%.

La politique économique officielle de la Banque centrale de Russie aujourd’hui, avec ses taux absurdement élevés, est de ramener le taux d’inflation actuel, de seulement 8%, à son objectif de 4%, par une politique explicite d’austérité budgétaire et de réduction de la consommation. Au cours de l’histoire, aucune économie n’a réussi une politique économique par une réduction forcée de la consommation, et certainement pas la Grèce ni aucune nation africaine. Pourtant, la Banque centrale de Russie, en pilotage automatique, chante religieusement les chants de la mort grégoriens du FMI, comme s’ils étaient une formule magique. Si la Russie continue sa politique dans cette voie monétariste, il se pourrait bien que l’expression cynique « L’opération a été un succès, mais le patient est mort » s’accomplisse.

Le Club Stolypine 

Il y a, autour de Medvedev, une opposition cohérente, expérimentée et de plus en plus importante contre cette cabale libérale occidentale. Ils sont actuellement représentés par ce qu’on appelle le Club Stolypine, créé par un groupe d’économistes nationaux russes en 2012, afin d’élaborer des stratégies alternatives globales pour réduire la dépendance de la Russie au dollar et stimuler la croissance de l’économie réelle.

J’ai eu l’honneur de me trouver dans un groupe rassemblant plusieurs membres et fondateurs de ce groupe. Il comprenait un co-fondateur du Club Stolypine, Boris Titov, un homme d’affaires russe ouvertement adversaire idéologique de Koudrine, qui est président de l’organisation russe Business Russia. Il insiste sur la nécessité d’augmenter la production nationale de biens, de stimuler la demande, d’attirer des investissements, de réduire les impôts et les taux de refinancement de la Banque centrale. Titov est aujourd’hui une figure centrale des dernières initiatives de la Russie en Chine. Il a servi en tant que président de la partie russe du Conseil d’affaires russo-chinois, et il est membre du Présidium du Conseil national pour la gouvernance d’entreprise.

Mon groupe comprenait également des membres éminents du Club Stolypine : Sergeï Glaziev, conseiller du président de la Fédération de Russie, et Andrey Klepach, vice-président de la Banque VEB pour le développement. Klepach, un co-fondateur du Club Stolypine, était auparavant sous-ministre de l’Économie de la Russie et directeur du département de prévision macroéconomique du ministère du Développement économique et du Commerce. Mon impression est que ce sont des gens sérieux et dévoués, qui comprennent que le cœur de la vraie politique économique nationale est le capital humain et le bien-être de la population, pas l’inflation ou d’autres données économétriques.

Les obligations Stolypine

À ce stade, pour étendre mes remarques à l’audience de Saint-Pétersbourg, je voudrais vous faire part d’une proposition pour mettre la vaste et riche économie de la Russie et de sa population sur une trajectoire de croissance positive, malgré les sanctions et les taux d’intérêt élevés de la Banque centrale.

Tous les éléments nécessaires sont là. Le pays a la plus grande étendue de terres de toutes les nations du monde. Il a sans doute les plus riches ressources minérales inexploitées et de métaux précieux. Il a quelques-uns des meilleurs esprits scientifiques et ingénieurs dans le monde, une main-d’œuvre qualifiée, des gens agréables et très intelligents.

Ce qui manque est la coordination de tous ces instruments pour faire une symphonie économique nationale harmonique. Bien sûr, il y a une crainte d’être accusé de retourner au Gosplan soviétique, la planification centrale par trop de gens dans des positions de gouvernement. Les cicatrices du traumatisme national soviétique ne sont que partiellement guéries par les années de règne de Poutine, qui ont permis aux Russes de se sentir à nouveau respectés dans le monde.

Les cicatrices ne sont pas seulement les conséquences des vicissitudes du communisme. Elles viennent aussi de la manière dont les États-Unis, sous le président George H.W. Bush, au début des années 1990 et ensuite sous chaque président depuis, ont humilié et méprisé la Russie et tout ce qui est russe. Malheureusement, ces cicatrices, consciemment ou inconsciemment, entravent encore beaucoup de titulaires des postes de responsabilité à travers le pays.

Du côté positif, il y a beaucoup de modèles réussis de développement économique sans dette. L’un d’entre eux est l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, menée dans les années 1950 par l’autorité de crédit spéciale de l’État – Kreditanstalt für Wiederaufbau – qui a restauré l’Allemagne à partir des cendres de la guerre avec des taux d’intérêt subventionnés. Il a également été utilisé pour reconstruire l’ancienne République démocratique allemande après la réunification en 1990.

Il y a le modèle de réussite dans les années 1960 sous le président français Charles De Gaulle, appelé Planification, où chaque région, avec des représentants de tous les grands groupes sociaux, paysans, petites et moyennes entreprises, syndicats, grandes entreprises, a discuté des priorités régionales et a envoyé la conclusion des débats à un organisme central pour rédiger le plan quinquennal. Cinq ans, non pas à cause de l’imitation soviétique, mais parce que les grandes infrastructures exigent un minimum de cinq ans et que la correction possible des plans inefficaces ou obsolètes a besoin d’une période courte de cinq ans.

Je proposerais l’établissement d’une autorité unique de l’État pour le développement national des infrastructures, indépendant de la Banque centrale de Russie et du ministère des Finances. Idéalement, il y aurait un Conseil impartial de supervision, composé des ressortissants russes les plus respectés et expérimentés en matière économique de chaque région. Il serait peut-être judicieux de placer ce Conseil directement sous la responsabilité du Président. Il pourrait adopter les meilleures pratiques des deux modèles décrits ci-dessus, ainsi que d’autres succès au cours des dernières années, comme la Corée du Sud après les années 1950.

Le modèle développé par Piotr Arkadievitch Stolypine, du club éponyme d’économistes nationaux d’aujourd’hui, est approprié. En tant que président du Conseil des ministres, désigné par le tsar Nicolas II, Stolypine a servi à la fois comme Premier ministre et ministre de l’Intérieur de 1906 à 1911. Il a introduit des réformes agraires réussies pour créer une classe de propriétaires terriens de métairies axées sur le marché, et la construction d’une seconde partie du monumental Transsibérien de Sergeï Witte, le long du fleuve Amour, frontière avec la Chine. Il a commencé à transformer l’économie de la Russie de façon spectaculaire.

Je proposerais que cette autorité de l’État, suggérée pour le développement national des infrastructures, soit aussi habilitée à émettre des Obligations Stolypine spéciales pour financer une grande variété des projets d’infrastructure nationaux convenus, qui permettraient d’accélérer l’intégration économique eurasienne et la création de vastes nouveaux marchés avec la Chine, le Kazakhstan, le Belarus, jusqu’à l’Inde et l’Iran.

Les Obligations Stolypine seraient délivrées aux seuls ressortissants russes, fourniraient un taux d’intérêt attrayant et équitable, et ne seraient pas transférables aux détenteurs d’obligations étrangères. En raison de ce financement interne, elles ne seraient pas vulnérables aux guerres financières hybrides occidentales. La dette contractée ne serait pas un problème, en raison de la qualité de l’investissement et en raison du niveau actuel extraordinairement bas de l’endettement de l’État russe. L’urgence des situations exige des solutions extraordinaires.

La vente des obligations spéciales serait effectuée directement par la nouvelle autorité d’État ainsi constituée, et non par l’intermédiaire des banques, augmentant ainsi la possibilité de taux d’intérêt attractifs pour la population russe. Les obligations pourraient être distribuées au public par l’intermédiaire du réseau national de bureaux de poste, ce qui réduit les coûts de distribution. Comme l’ont fait l’Allemagne et d’autres pays déjà avec beaucoup de succès, les obligations pourraient être garanties par quelque chose que la Russie possède en quantité, ses terres.

Parce que les obligations iront exclusivement aux projets d’infrastructure jugés priorité nationale, ils seraient anti-inflationnistes. Ceci est dû à la potion magique des investissements d’infrastructure du gouvernement. En permettant une circulation plus efficace des personnes et des marchandises à travers toute la Russie, l’économie nationale pourra atteindre des zones où, par manque d’infrastructures modernes, rien n’existe aujourd’hui. De nouveaux marchés s’ouvriront et les coûts de transport seront nettement plus bas.

Les nouvelles entreprises et emplois créés par la construction des infrastructures fourniront au budget de l’État des recettes fiscales élevées issues d’une économie prospère. C’est l’opposé du modèle courant anti-inflation de la Banque centrale – réduction de la consommation –, qui a échoué. Ces investissements en expansion saperont à leur tour la puissance actuelle de la Banque centrale sur l’économie nationale, jusqu’à ce que les membres de la Douma – le Parlement russe – se rendent compte qu’il est temps de se débarrasser de la loi de 1991 régissant la Banque centrale et de rétablir l’État dans son rôle souverain sur la monnaie, ce qui est l’un des attributs essentiels de la souveraineté.

Objectivement aujourd’hui, la Russie possède tout ce dont elle a besoin pour devenir un géant économique mondial prospère et un leader technologique, en plus de la décision déjà prise de devenir chef de file mondial de l’exportation de produits agricoles naturels sans OGM.

Ce qui est clairement ressorti cette fois de mes entretiens à Saint-Pétersbourg, c’est que les événements se rapprochent d’un tournant décisif Marche ou crève, suite auquel soit la politique économique est officiellement mise entre les mains des cercles compétents de l’économie nationales telles que celui de Boris Titov, Andrey Klepach et Sergeï Glazyev, soit elle va succomber au poison insidieux du Consensus de Washington et au mythe libéral du marché libre. Après mes entretiens privés récents, je suis dans une perspective optimiste pour ce qui concerne un changement positif.

Article Original paru dans New Eastern Outlook

Traduit par jj, relu par nadine pour le Saker francophone

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(Cité dans : Labor’s Untold Story, de Richard O. Boyer and Herbert M. Morais, NY, 1955/1979.)

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