Au moment où François Hollande dissipait ses « malentendus » avec Netanyahu, des réfugiés palestiniens étaient en quête de cimetières au Liban pour enterrer leurs morts. Ils n’ont où se réfugier nulle part et leur cause semble avoir été définitivement mise aux enchères par des monarchies pétrolières, plus soucieuses d’abattre leurs rivaux arabes que d’échafauder des plans d’émancipation de peuples en butte à la famine, à l’occupation et à la domination étrangère la plus humiliante. Leurs cimetières étant surpeuplés, n’ayant pas les moyens d’être enterrés avec les Libanais (dans leurs cimetières, l’emplacement coûte entre 1 500 et 5 000 dollars), les exilés de Palestine sont forcés d’empiler les corps des défunts dans les camps.
L’exiguïté territoriale du Liban - un mouchoir de poche de 10 452 km2 - laisse peu d’espace aux morts. Encore moins lorsqu’ils sont palestiniens. Contrairement aux Palestiniens établis en Syrie ou en Jordanie, ceux du Liban vivent dans des conditions misérables et insalubres et leur taux de mortalité est bien plus élevé que la moyenne du Liban. Par ailleurs, leur taux de chômage frôle les 60% et les deux tiers vivent avec moins de 5 dollars par jour.
En 2009, un rapport de l’International Crisis Group, une organisation de prévention et de résolution des conflits armés, décrivait les camps comme une « bombe à retardement ». C’est notamment le cas de Nahr el-Bared, un camp palestinien de 20 000 habitants, situé à une dizaine de kilomètres de Tripoli, la grande ville du nord du Liban. « Le camp possède trois cimetières mais ils sont tous pleins. La seule solution est d’empiler les corps. Tous les quatre ou cinq ans, les familles rouvrent les tombes, récupèrent les ossements, les enferment dans une boîte qu’ils placent dans un coin de celles-ci et ajoutent un autre cadavre. Dans le cimetière de Khaled Abdel Walid, les tombes peintes en vert sont collées les unes aux autres. Il faut les enjamber pour se frayer un passage. » (*)
Nahr el-Bared n’est pas une exception. Les douze camps palestiniens, éparpillés sur le sol libanais, font face au même problème. Que faire alors ? « Comme il n’y a plus de place, il faudrait brûler nos corps et jeter les cendres à la mer. Quand il y a un vrai besoin, on doit légaliser ce qui est interdit », réclame un réfugié palestinien. En 1986, en pleine « guerre des camps », les autorités religieuses musulmanes avaient autorisé les habitants de Sabra et Chatila à « manger les chats et les chiens », rappelle la même source. A l’exception des cimetières, les Palestiniens du Liban souffrent également de l’interdiction d’acheter des terres. Lors d’une récente rencontre à Istanbul, consacrée à la propriété dans nos pays, un jeune confrère universitaire libanais, Samer Ghamroun, auteur d’une remarquable enquête sur les pratiques de transmission de la propriété chez les réfugiés palestiniens du Liban, a révélé qu’en 2001 une nouvelle loi immobilière (**) a prohibé l’acquisition de la propriété immobilière par les réfugiés palestiniens après 53 ans « durant lesquels cette acquisition restait possible quoique réglementée, comme pour tous les étrangers ». Cette loi est, pernicieusement, destinée à encourager les investissements étrangers et arabes promus par « des personnes portant la nationalité d’un Etat reconnu par le Liban », ce qui exclut de façon totalement inattendue les réfugiés palestiniens associés à une « entité » et non encore à un Etat. Bien mieux, ils sont placés sur un pied d’égalité avec l’Etat hébreu dont le Liban ne reconnaît pas l’existence. Même avec leur argent, on n’en veut pas ! Par ailleurs, l’acquisition immobilière au profit des Palestiniens serait mal vue en raison de ce qu’ils sont « majoritairement musulmans sunnites ».
Lorsqu’on approfondit la réflexion et le débat, on découvre d’autres facettes de la question. L’honnêteté intellectuelle commande de dire qu’au risque de diluer et de disperser « physiquement » la cause palestinienne, s’exprime en toile de fond l’interdiction du « tawtin » ou interdiction constitutionnelle de l’implantation des Palestiniens. C’est, au demeurant, l’argument qu’invoque le Conseil constitutionnel libanais pour rejeter un recours déposé par une dizaine de députés hostiles à la loi de 2001. L’organe de contrôle de la constitutionalité des lois avait rappelé que l’objectif déclaré de la loi était la prévention de l’implantation des Palestiniens, principe consacré par la Constitution de 1990. Qu’advient-il alors des Palestiniens qui ont acquis des propriétés immobilières avant la loi de 2001 ? Ceux qui n’ont pas eu la présence d’esprit ou le temps d’inscrire leur transaction au registre foncier, comme l’exige une vieille loi de 1926, doivent s’en remettre au bon vouloir de leur vendeur, brader leurs biens ou les inscrire au nom de proches libanais ou de connaissances libanaises. Les autres ne peuvent transmettre leur bien à des héritiers palestiniens étant, au mieux, suspendus à un « vide juridique » ou se voient automatiquement transmettre le même bien au patrimoine du waqf sunnite. Cependant, une tolérance des autorités en charge de la gestion du waqf permet aux héritiers réels, et non formels, de poursuivre la jouissance du bien légué depuis une dizaine d’années. Moralité de la chose : « Le patrimoine immobilier du waqf islamique sunnite croît de manière inversement proportionnelle à celui des réfugiés palestiniens dépossédés sans contrepartie. » Les mêmes « injustices » frappent les enfants libanais issus d’une mère libanaise et d’un père palestinien qui ne peuvent aucunement prétendre à l’héritage.
Les Palestiniens espèrent préserver leurs droits en recourant à moult subterfuges, au rang desquels le recours à l’écrit supposé procurer des garanties (pour l’acheteur) même s’il n’est pas opposable aux tiers. Par ailleurs, on assiste à une multiplication de contrats conclus par devant des instances tierces (les comités populaires des camps de réfugiés), même si ces instances n’ont pas mandat pour leur donner une valeur juridique. Aussi, assiste-t-on à une institutionnalisation des transactions, à travers leur centralisation et enregistrement, outre des tentatives d’informatisation. Enfin, le dispositif de protection est, tant bien que mal, adossé à un recours aux formules et catégories du droit positif libanais. Une « précarité juridique soudaine et imprévue » s’installe ainsi, attachée au foisonnement d’actes para-legem ou contra-legem (parallèlement ou contrairement au droit) produits par les réfugiés palestiniens après 2001.Voilà une situation dont ne peut pâtir aucun autre investisseur, même apatride. C’est la seule exception connue à l’adage « l’argent n’a pas d’odeur ».
A. B.
(* ) http://www.lecourrier.ch/102696/des_refugies_en_quete_de_cimetieres_au_liban
(**) Loi 296, publiée au Journal officiel n°15 du 5 avril 2001. Le « brouillon » de la communication de Samer Ghamroun, doctorant à l’ISPENS Cachan, porte le titre fort évocateur : « Etre propriétaire quand on n’en a pas le droit : Pratiques de transmission de la propriété chez les réfugiés palestiniens du Liban ».