« Un après-midi, c’était déjà la fin du printemps, nous étions réunis chez Jeanne [une résistante qui vit dans un appartement en dessous de celui de Céline. Authentique]. Elle nous avait servi une sorte de liquide, chaud et foncé qui ressemblait vaguement à du café. Je me trouvais sur le canapé à côté de la fille aux yeux « océan-sur-la-grève-un-matin-de-tempête » et de Fabrice [pseudo d’un résistant]. Jeanne s’était assise par terre, sur le tapis.
Racine [pseudo d’un résistant] arriva peu après. Il avait beaucoup réfléchi, pris sans doute quelques conseils, et il avait évolué. Bref, il était venu spécialement pour nous dire son désaccord [sur le projet d’assassinat].
En vérité, Jeanne qui n’avait jamais été acquise au projet, lui avait parlé de notre réunion et comme il lui répondait qu’il ne voulait pas être mêlé à cette affaire, qu’il désapprouvait maintenant, elle avait ajouté : « J’aimerais que tu viennes leur parler. Il y aura justement le « courrier de province » [une résistante].
Quand Racine entra, je commis l’erreur de me lever pour l’accueillir et il en profita pour prendre ma place sur le canapé. Dopé par le contact d’une hanche féminine dont j’avais senti la chaleur avant lui, il attaqua sans lambiner.
L’Histoire, professa-t-il, foisonnait d’exemples qui nous montraient comment de grands esprits (philosophes, mathématiciens, physiciens, chimistes, poètes, etc.) avaient été punis de mort. Aujourd’hui, quand on les nomme, qui est condamné par l’opinion ? Les victimes ? Non, les exécuteurs. Le peuple met sur la balance la faute reprochée, la gravité de la sanction, et ce que les condamnés avaient apporté à l’humanité, ce qu’ils auraient encore donné s’ils avaient vécu. Il développa longuement cet argument, puisant de temps à autre son inspiration dans les yeux de sa voisine. Il m’agaçait beaucoup.
Après ces généralités, qui ne représentaient que l’exorde de son plaidoyer, il passa aux choses plus précises : l’humanité ne s’est toujours pas remise de la mort de Socrate, mais elle se réjouit que d’autres vies aient été épargnées, comme celles de Galilée, de Rabelais dont l’œuvre fut interdite, de Luther, excommunié et dont des écrits ont été brûlés, de Hugo, et tant d’autres encore.
Fabrice intervint doucement pour objecter que Racine mélangeait tout : Socrate, injustement contraint au suicide alors qu’il travaillait pour le bien de tous, Galilée qui avait dû son salut à l’abjuration de ses découvertes. Rabelais et Luther surent négocier, Hugo choisit l’exil.
Or, ici, maintenant, il était question d’un propagandiste qui œuvrait contre son pays, n’exprimait aucun remords, ne daignait même pas se prêter à un simulacre de concession, refusait la moindre nuance et pantouflait tranquillement au-dessus de la tête de résistants dont quelques-uns seraient morts avant la fin de la guerre, percés par l’acier de balles guidées par les mots. Les mots qui tuent. Un proverbe bédouin ne dit-il pas : « Tu peux mourir du venin, mais c’est le serpent qui te tue » ?
Enfin, il persifla en s’étonnant que Racine n’ait pas cité le fameux mot de Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec vos idées, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez les défendre ».
Est-ce que Racine se battrait pour que Céline puisse librement appeler à l’extermination de Français ?
Racine remua sur sa chaise et haussa ses épaules.
— Je ne défends pas ses discours, je ne suis pas prêt à le tuer. Voilà tout.
— Si au moins il avait dit un mot, un seul, sur la liste Otto, ajouta Fabrice.
Deux sourcils interrogateurs se levèrent au-dessus des yeux « océan-sur-la-grève-un-matin-de-tempête » [surnom d’une résistante].
— La liste Otto ?
— Otto Abetz, expliqua Jeanne. C’est l’ambassadeur d’Hitler à Paris. Avec le concours de la Propaganda Staffel, il a dressé une liste de livres et de titres à interdire.
— Les critères de censure sont larges, précisa Fabrice ; il suffit que l’auteur soit juif, communiste, anarchiste, gaulliste, franc-maçon, homosexuel, étranger ou vaguement suspect pour une raison ou une autre. Otto ratisse large. Sont interdits par exemple les livres de Bergson, Blum, Cendrars, Claudel que Céline surnomme Ciboire, Mauriac, Maurois, Troyat, et beaucoup de classiques, morts depuis belle lurette.
— Des centaines de milliers de livres ont été saisis, ajouta Jeanne. Peut-être des millions.
— C’est l’Index, dit Fabrice.
Et il ajouta, car il savait le latin :
— Librorum prohibitorum.
Quelqu’un avait dit un jour que Fabrice avait quitté le séminaire pour entrer dans la Résistance. Mais il n’en parlait jamais et ne se confiait pas. On ne le voyait pas prier ni entrer dans les églises. Seul indice : il ne faisait pas la cour aux femmes.
— Ils saisissent les livres et ils les brûlent en riant, enragea la fille aux yeux océan.
— Savez-vous, demanda « le séminariste », que le mot autodafé vient du portugais et qu’il signifie acte de foi ?
— La foi en Mein Kampf, dit Jeanne. La bible de la race supérieure.
Racine ne parlait plus. Je l’observais à la dérobée ; il paraissait absent. À quoi, pensait-il ? Se disait-il : laissons passer l’orage ? Quand mes compagnons auront fini de bavarder, mes mots ayant fait leur chemin, ils y regarderont à deux fois ?
C’est sûrement ce qu’il espérait. Tant qu’on s’insurgeait sur le sort réservé aux livres par les nazis, on oubliait l’écrivain. Sa faute, par comparaison, paraîtrait vénielle. Le coupable ne mériterait pas la mort. L’idée que Racine pouvait raisonner ainsi m’insupportait. Je décidai d’intervenir.
J’avais passé la journée de la veille dans la région de Marseille, où je devais établir des contacts. J’en rapportais l’histoire suivante dont seule une partie était vraie, le reste relevant de la licence pédagogique et de l’imagination aiguillonnée par la jalousie.
— Dans un village de Provence, je connais un charpentier, Maurice X. qui a dénoncé ses voisins qu’il soupçonnait d’appartenir à la Résistance, et presque la moitié de son village qui écoutait la BBC. Je ne sais plus combien d’hommes ont été fusillés, beaucoup ont subi la torture. Quelques-uns ont été déportés. Et des femmes aussi. La mère d’un maquisard de 17 ans, que le charpentier avait désigné à l’occupant, m’a hébergé. Elle m’a demandé de venger son garçon envoyé dans un camp. Rien de plus facile, le sycophante habitait seul dans son atelier à la sortie du village. Ce n’est pas seulement, me dit-elle, une question de vengeance, mais, s’il vit, il continuera. Le village entier va y passer.
Je me suis renseigné sur le charpentier et voilà ce que j’ai appris : cet homme-là est un artiste. Ses charpentes sont connues dans toute la région. D’un seul coup d’œil, les gens du cru peuvent, au milieu de dix ou vingt toits, dire : c’est du Maurice X. Il n’a pas son pareil pour choisir le bois bien sec, de bonne épaisseur. Il sait calculer comme pas un la quantité de poutres nécessaires. Une de trop, c’est dépense inutile et poids superflu sur les murs, une de moins, le toit présenterait quelque faiblesse qui se révélera un jour. Il calcule la pente au degré près, en fonction de la pluviosité ou des chutes de neige, phénomènes qui peuvent varier d’un canton à l’autre. Lui seul connaît cela, presque d’instinct. Il possède l’art d’offrir à la tuile l’inclinaison qui interdira tout glissement, la fera resplendir au soleil, évitera pour toujours les gouttières. Ses avant-toits sont assez larges pour protéger les façades des intempéries sans pour autant obscurcir l’intérieur des maisons. Il travaille vite, comme guidé par ses mains incroyablement habiles. Sur chacun de ses chantiers, on trouve en permanence des spectateurs ébahis : retraités, vacanciers, enfants sortant de l’école. Ses concurrents viennent l’observer à la dérobée. Car, chacun le sait, il fabrique une œuvre. Il le fait avec des gestes pleins de noblesse et une belle impression de bonheur sur le visage. Ce charpentier est un génie : avant lui, aucun toit n’avait atteint une telle perfection, après lui, personne n’en fera de semblables. Sur la porte de son atelier, un écriteau porte l’inscription : « Interdit aux chiens et aux juifs ». Car, il sait plaisanter, le charpentierissime ! Habile et rieur. S’il n’avait pas existé, l’humour et le paysage architectural français en eussent été appauvris.
— Tu m’emmerdes, dit Racine.
Exactement ce que je voulais faire. Aussi, ignorant sa remarque, j’en vins à la conclusion qu’il redoutait.
— Bref, le collabo pourri et l’artiste sublime cohabitent à l’intérieur de ce type et, ne pouvant éliminer l’un sans porter atteinte à la création charpentière, je les ai laissés vivre tous les deux.
— Tu te crois drôle ?
Il bougea sur le canapé pour se coller davantage à sa voisine ; elle se leva et se dirigea vers la cuisine en déclarant qu’elle allait boire un verre d’eau. Je poursuivis, en élevant la voix pour qu’elle continue à entendre.
— Dans ce village, il y a également un peintre en bâtiment qui fabrique des couleurs à nulle autre pareilles : un collabo, aussi. Je ne l’ai pas touché, de peur de priver le village de contrevents aux teintes superbes. Et je ne vous dis rien des chaussures de ce cordonnier qui a fait pendre deux des nôtres, ni du pain du boulanger, un milicien qui a su faire disparaître l’autre boulanger, un résistant. Et la cantatrice ? Ah ! la cantatrice, un timbre inouï ; elle roucoule du Wagner dans le lit du chef local de la Gestapo et s’interrompt juste pour demander qu’on la débarrasse de son mari. Mais elle a une voix, une voix…
— Arrête ! Les collabos, il faut les éliminer, créateurs ou pas, artistes ou pas, je n’ai jamais dit le contraire.
— Sauf s’ils sont des écrivains. Le charpentier, zigouillé ! Le Louis-Ferdinand. Céline, épargné ! En enfer le peintre en bâtiment, le boulanger, le cordonnier, la cantatrice, mais au pinacle l’écrivain, sur un socle doré, le front ceint de lauriers, des muses nues alanguies aux pieds du génie.
— C’est une exception, merde ! Tu as lu ses livres ? Tu aurais voulu qu’ils ne soient jamais écrits ?
— Tu fais passer l’esthétisme avant l’éthique. Il serait donc possible d’appeler au génocide, si le texte est bien écrit ? Interdiction de décapiter au hasard dans la rue, sauf si la trajectoire du sabre est parfaite ? À condition qu’ils soient superbement emballés, on pourrait jeter des paquets de merde sur les passants. On s’extasierait de recevoir dans l’œil un crachat arc-en-ciel ? Et ne serais-je pas reconnaissant à un nouveau Michel-Ange d’user d’un tisonnier rougi pour sculpter dans mon dos une autre Pietà ? ».
….
Maxime VIVAS
Note 1
« Un récit vivant et subtil. » Le Monde des livres.
« Le désormais célèbre prix du zinc s’enorgueillit à juste titre d’avoir couronné des écrivains comme Thierry Jonquet […] Cette année, le choix des lecteurs, qui sont aussi les jurés de ce prix, s’est porté sur Maxime Vivas pour son roman, « La cathédrale au fond du jardin ». Régine Deforges. L’Humanité.
« Et vous restez là avec une foultitude de pensées et de réflexions nées de la lecture de ce remarquable petit livre ! » Bernard Poirette, RTL.
« Petit livre par le nombre de pages, mais grand par l’esprit… Un véritable bonheur de lecture. » Paul Maugendre, site Polar Mauvaisgenres.
« Avec une documentation sérieuse sur Roger Vailland, sur Céline et sur l’époque, l’auteur réorganise le passé comme il aurait pu être ! Dans à peine 140 pages, le romancier réussit le tour de force de faire revivre les heures sombres de l’occupation…Excellent roman. » La Croix du Midi.
« Le style est parfait, le récit haletant » La Nouvelle Vie Ouvrière ».
« Maxime Vivas mêle subtilement Histoire et fiction, au fil d’une intrigue hyper originale. Epoustouflant. » Zurban (Hebdo Culture-spectacle, Paris).