Femmesdechambre.be : Pensez-vous établie l’utilisation d’armes chimiques contre sa population par le régime syrien ?
Bahar Kimyongür : L’utilisation d’armes chimiques, oui. Les enquêteurs de l’ONU l’ont clairement établi. Par le régime syrien, non. Affirmer cela, c’est aller un peu vite en besogne.
D’abord, aucun enquêteur n’a été capable de déterminer les lieux exacts des tirs ni de communiquer les noms, ni même le nombre exact de victimes du gaz sarin. La présomption de culpabilité étant la norme absolue quand un massacre non identifié survient en Syrie, on peut légitimement douter de la version franco-américaine du massacre chimique du 21 août. Human Rights Watch incrimine la 104e brigade de la garde républicaine postée sur le Mont Qassioune sans même avoir été sur le terrain.
L’ONG américaine dit aussi que sur le plan technologique, les rebelles sont d’office exclus du banc des accusés car ils seraient incapables de fabriquer du gaz sarin et de l’utiliser aussi massivement. Simple déduction, si la petite secte Aoum, marginale et maladroite, peut se servir de gaz sarin et tuer 12 personnes dans un métro de Tokyo, je ne vois pas pourquoi une rébellion syrienne surpeuplée et suréquipée militairement ne peut pas tuer 20 à 100 fois plus…
D’autant que les principaux groupes rebelles syriens disposent d’armes sophistiquées saisies dans les stocks de l’armée gouvernementale : des batteries de missiles sol-sol, des tanks, des canons, des lance-roquettes multiples etc.
Il y a quelques jours, l’État islamique d’Irak et du Levant (EIIL), groupe terroriste lié à Al-Qaeda, a saisi plusieurs batteries de missiles anti-aériens S-125 Neva dans la base 66 de la région de Hama. C’est dire à quel point ces combattants peuvent être efficaces …
Rappelons par ailleurs que plusieurs groupes rebelles affichent depuis un an leur intention de gazer les forces loyalistes. Ensuite, le nombre d’experts qui doutent de la version officielle de l’Élysée et de la Maison Blanche n’est pas négligeable. Citant des sources russes, le journaliste britannique Robert Fisk affirme que les projectiles qui auraient servi à disséminer les gaz toxiques le 21 août pourraient provenir des stocks d’armes libyens, égyptiens ou yéménites. Et justement, les milices libyennes qui ont renversé et assassiné Kadhafi sont loin d’être radines en matière d’envoi d’armes vers la Syrie.
Quant au journaliste italien Domenico Quirico et son compagnon d’infortune belge Pierre Piccinin, tous deux otages pendant cinq mois de la rébellion syrienne, ils sont formels : des dirigeants rebelles ont revendiqué l’attaque tout en regrettant le nombre élevé de victimes. Les indices accablant les rebelles sont trop nombreux pour être ignorés …
FDC : Comment estimez-vous la place et l’ampleur réelle des groupes islamistes radicaux au sein des forces rebelles ?
B.K. : L’islamisme n’est pas le terme le plus approprié pour qualifier ces groupes, pour la simple raison qu’ils n’ont pas le monopole de l’Islam. Il s’agit plutôt de sectes pratiquant le takfir, c’est-à-dire la guerre contre les hérésies musulmanes.
Ces groupes disent défendre le sunnisme. Or, les sunnites syriens sont eux aussi la cible de leur idéologie exclusive. Dans les zones que ces groupes contrôlent, la population est obligée de se soumettre aux diktas d’un émir, ou d’une choura de prédicateurs au discours incompatible avec le mode de vie des sunnites syriens.
Si l’Islam sunnite syrien est modéré, c’est en partie parce que l’État syrien a garanti l’équité entre les cultes et le droit à la différence. Si une frange de l’Islam sunnite s’est toutefois radicalisée, c’est aussi parce que le régime a été impitoyable envers les courants islamiques qui échappaient à son contrôle. Cela dit, sans le cadrage de l’État syrien, les musulmans et les minorités non musulmanes de Syrie auraient été depuis longtemps à la merci d’usurpateurs appuyés par les théocraties du Golfe et par le courant takfiri syrien qui s’est enhardi ces dernières années avec le succès fulgurant du djihadisme international.
Rappelons que le mouvement social syrien a été pollué dès le début du conflit par l’idéologie takfirie qui est d’une violence inouïe à l’égard des prétendus « apostats », en particulier les alaouites et les chiites.
Dans nos médias, il n’y a pas eu un seul mot sur les objectifs de ces groupes, sur leur rejet de la citoyenneté syrienne, c’est-à-dire l’idée que des musulmans, des alter- ou des non-musulmans soient mis sur un pied d’égalité. Bien avant la militarisation du conflit, des groupes sectaires voulaient imposer la prière au sein de l’armée, détruire le socle idéologique sur lequel se construit la Syrie plurielle, pratiquer l’apartheid confessionnel et forcer les minorités à se convertir à un Islam strictement inspiré par la sunna.
À cet égard, les médias occidentaux ont fait la sourde oreille ; tantôt en nous faisant croire que le takfirisme n’existait pas en Syrie, tantôt en nous racontant que c’est le régime qui le favorisait pour saboter le mouvement démocratique syrien. Les complotistes attitrés du Monde, de Libération et de France 24 se sont gardés de pointer la haine anti-chiite inoculée par les chaînes satellitaires du Golfe. Cette aversion profonde découle de la frustration wahhabite de voir une formation chiite telle que le Hezbollah capable d’humilier Israël en libérant le Sud-Liban le 25 mai 2000, puis en forçant Tsahal à battre en retraite lors de l’agression de juillet 2006.
Lorsqu’en février 2010, soit un an avant le début de la révolte syrienne, le leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, et le président iranien de l’époque, Mahmoud Ahmadinejad, se sont affichés aux côtés du président syrien à Damas, les roitelets du Golfe ont senti la terre se dérober sous leurs pieds.
Il leur fallait agiter le spectre du complot chiite-alaouite et provoquer un sursaut identitaire bâti sur le sunnisme victimaire pour affaiblir leur ennemi iranien. Grâce à une formidable campagne de désinformation, en partie relayée par les télévisions Al-Arabiya et Al-Jazeera, leur plan a réussi. L’hostilité anti-iranienne fabriquée à Doha et Riyad a été l’un des catalyseurs de la fronde anti-régime de mars 2011.
Mais chez nous, on a fait comme si de rien n’était… On nous a cachés le nom véritable et l’objectif politique de la multitude de groupes armés actifs au sein et à côté de la soi-disant Armée syrienne libre. Qui plus est, en Syrie, le takfir n’est pas une exclusivité d’Al-Qaeda.
Rappelez-vous du terroriste qui a éviscéré un soldat syrien et a fait mine de manger son cœur en menaçant de génocider tous les alaouites : il faisait partie d’une succursale de l’Armée syrienne libre (ASL) et non d’Al-Qaeda.
En résumé, il y a certes des rebelles laïcs qui combattent le régime syrien mais des mouvements rebelles laïcs en Syrie, ça n’existe pas. Le 25 septembre dernier, les romantiques révolutionnaires de l’Élysée et de l’opposition syrienne en exil en ont fait l’amère expérience lorsque les 13 principaux groupes rebelles dits « modérés » ont déclaré vouloir imposer la charia à la société syrienne.
FDC : Pourquoi l’Occident devrait-il intervenir en Syrie et pas ailleurs (en RDC, Tibet, Palestine, etc.) ?
B.K. : L’Occident n’a pas vocation à semer « le bien sur terre ». Personne ne lui a octroyé ce droit. Il faut par ailleurs en finir avec cette propagande qui fait croire que l’Occident est resté passif dans le conflit syrien.
C’est précisément l’ingérence à outrance de l’Occident qui a corrompu l’opposition syrienne et radicalisé le régime de Damas. Le seul rôle salutaire que peut encore jouer l’Occident est d’ordre diplomatique. Plus Hollande et Obama se tairont, plus vite la Syrie se relèvera.
FDC : Quelle est la légitimité de l’Occident (USA + EU) et ses alliés arabes (Qatar, Arabie Saoudite) à intervenir militairement dans le monde ?
B.K. : Aucune. La non-ingérence est une règle d’or dans le droit international. Mais ce principe est systématiquement violé par les décideurs étasuniens et européens …
La question centrale qu’il faudrait se poser est : « Pour qui et pourquoi faudrait-il intervenir en Syrie ? ».
Malgré la puissance de feu de l’armée syrienne, près de la moitié des victimes de cette guerre sont des loyalistes, civils ou militaires. On nous dit que « le dictateur assassine son peuple » mais la rébellion syrienne en fait tout autant … Par conséquent, si nous cessons de livrer des missiles Milan ou des Red Arrows aux rebelles par l’intermédiaire de l’Arabie saoudite ; si nous barrons la route aux djihadistes qui affluent en Syrie depuis la Turquie, le Liban ou la Jordanie, le peuple syrien sera épargné, les réfugiés syriens pourront rentrer chez eux et les belligérants pourront s’asseoir et négocier.
L’équation est simple … mais n’arrange ni Paris ni Washington, qui misent plutôt sur la guerre d’usure à défaut d’avoir un allié solide et indéfectible dans le conflit.
FDC : Assiste-t-on depuis deux ans à une épuration ethnique des chrétiens en Syrie ?
B.K. : Pas exactement. Certains groupes rebelles ont tenté de rassurer les chrétiens, de garantir la liberté de culte et la protection de leurs biens dans une Syrie post-baassiste.
L’avantage des Chrétiens à court terme est de disposer d’une religion et d’un livre qui leur sont propres. Cette singularité les met provisoirement à l’abri de l’Inquisition takfirie. Ce qui n’est pas le cas des alaouites, des druzes ou des chiites, coupables aux yeux des bataillons djihadistes de se référer à l’Islam sans reprendre la totalité du dogme islamique, ce qui les rend plus détestables que les autres communautés syriennes.
A l’inverse des minorités musulmanes hétérodoxes, les chrétiens ont le choix entre leur conversion à l’Islam et à la sunna, le paiement d’un impôt appelé « dhimmi » ou la mort…
Néanmoins, en 30 mois de conflit, les Chrétiens ont subi de nombreuses attaques terroristes. Plusieurs dizaines d’églises ont été délibérément profanées, certains hommes d’églises ont été exécutés ou enlevés contre rançons, des femmes chrétiennes ont été obligées de porter le voile et l’on rapporte, ça et là, des tentatives de conversions forcées.
Comparée au sort des « musulmans hérétiques », la terreur anti-chrétienne reste relativement limitée. Celle-ci est davantage destinée à chasser les Chrétiens de Syrie qu’à les exterminer. Les takfiris nous avaient prévenu : « Les alaouites au tombeau, les chrétiens à Beyrouth » était leur cri de ralliement dans les manifestations anti-régime …
FDC : Comment analysez-vous la proposition russe de placer l’arsenal chimique syrien sous surveillance internationale ? Étape salutaire vers un règlement politique ou répit provisoire avant une reprise de la guerre ?
B.K. : Le ministre syrien de la réconciliation Ali Haidar a très justement rappelé que les armes chimiques sont les armes nucléaires du pauvre.
Nous savons de source sûre que le président syrien a obtenu des engagements de la Russie dans la protection de la Syrie face à l’expansionnisme israélien comme condition préalable au démantèlement de son arsenal chimique.
Cette proposition est un coup de maître de la diplomatie russe. Celle-ci a permit d’épargner l’humanité d’un embrasement régional voire d’une guerre nucléaire, de sauver la face d’Obama et Hollande après leurs menaces d’expéditions punitives aux conséquences improbables et de relancer le processus de négociations appelé Genève 2.
FDC : Quelle principale piste de résolution du conflit, la communauté internationale devrait-elle défendre aujourd’hui ?
B.K. : Le régime syrien est une dictature paradoxale qui offre de nombreux avantages à la population : liberté de culte, protection des minorités et du patrimoine historique, promotion de l’art et de la culture, système médical performant, souveraineté alimentaire, enseignement de qualité, sécurité sociale, etc.
L’envers de ces réalités consiste en un climat de suspicions et de violences insupportables : tortures, disparitions forcées, exécutions extrajudiciaires, menaces et intimidations contre les opposants, impunité, censure.
L’opposition syrienne a eu raison de se révolter. Mais l’escalade militaire a éclipsé toute perspective de démocratisation du pays. Ni le départ ou même l’assassinat du président syrien ne changeront la donne, pour la simple raison que Bachar El-Assad est soutenu par des millions de Syriens qui se battront pour leur survie.
De plus, les belligérants sont désormais confrontés à un ennemi commun : Al-Qaeda et ses nombreux satellites syriens. Comme en Irak, les groupes rebelles syriens seront amenés à créer, de concert avec l’armée syrienne, des « sahwas ». C’est-à-dire des unités de combat anti-terroristes. Les sahwa sont apparus en Irak suite aux massacres commis par Al-Qaeda contre la population. Mais le défaut des sahwas irakiens fut leur encadrement par l’occupant américain, celui-là même qui favorisa l’émergence d’Al-Qaeda dans le pays…
Sur le plan militaire et de résolution du conflit syrien, un front patriotique anti-terroristes, alliant loyalistes et rebelles transfuges, pourrait paver le chemin de la réconciliation et de la transition politique.
Sur le plan diplomatique, la conférence de Genève 2, élargie à l’Iran, semble être la seule issue réaliste au conflit. Néanmoins, une initiative Sud-Sud sous forme de conférence internationale parrainée par les Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), les gouvernements progressistes d’Amérique latine réunis dans l’Alba (Alliance bolivarienne pour les Amériques), l’Africa Forum et les États arabes non-alignés comme l’Algérie ou le Liban aurait sans doute été plus efficace …
De toute manière, en isolant Washington et Paris dans le dossier syrien, la communauté internationale a clairement fait savoir qu’elle souhaitait privilégier la paix et la diplomatie.
Olivier Mukuna, le 29 septembre 2013.