Qu’est-ce qui arrive à une société lorsque la pensée est vidée de son sens et dédaignée au profit de l’émotion brute ? [1] Qu’est-ce qui arrive lorsque le discours politique crée des bunkers plutôt que des passerelles ? Qu’est-ce qui arrive lorsque les sphères de la morale et de la spiritualité cèdent la place à une instrumentalisation la plus crue de la logique de marché ? Qu’est-ce qui arrive lorsque le temps devient un fardeau pour la majorité et survivre devient plus crucial que d’essayer de vivre dignement ? Qu’est-ce qui arrive lorsque le terrorisme national, l’obsolescence généralisée, et la mort sociale deviennent les nouveaux critères et caractéristiques qui définissent une société ? Qu’est-ce qui arrive à un ordre social gouverné par une « économie du mépris » qui accuse les pauvres d’être responsables de leur situation et se vautre dans une culture de l’opprobre ? [2] Qu’est-ce qui arrive lorsque la solitude et l’isolement deviennent les modes d’existence les plus répandus ? Qu’est-ce qui arrive à un système politique lorsqu’il se retranche dans des citadelles privées et n’est plus en mesure de faire le lien entre les souffrances individuelles et les questions sociales plus larges ? Qu’est-ce qui arrive à la pensée lorsqu’une société est accro à la vitesse et à la sur-stimulation ? Qu’est-ce qui arrive à un pays lorsque les principes qui y président sont la violence et l’ignorance ? Ce qui arrive est que la démocratie s’étiole, non seulement dans son idéal, mais aussi dans sa réalité, et l’action individuelle et sociale s’expriment par les armes dans le cadre d’un spectacle plus large et d’une matrice de violence. [3]
Les forces qui banalisent et contribuant à une telle violence sont trop nombreuses pour être citées, mais on y trouve notamment : l’absurdité de la culture de la célébrité ; le fléau de la consommation effrénée ; les pédagogies répressives légitimées par l’Etat qui tuent l’imagination des élèves ; une culture de l’immédiateté qui accélère le temps pour ne laisser aucune place à la réflexion ; l’éducation réduite à la formation ; la transformation des médias traditionnels en un mélange de publicité, de propagande et de divertissement ; l’émergence d’un système économique qui fait valoir que seul le marché peut fournir des remèdes aux problèmes sans fin qu’il provoque, la pauvreté et le chômage massifs, les écoles en décomposition et une guerre contre la jeunesse des minorités les plus défavorisées ; le recours croissant au secret d’Etat et à l’état de surveillance pour induire la peur ; et une machine à rêves Hollywoodienne qui repose rarement sur quoi que ce soit mais produit un spectacle sans fin de violence abrutissante. La mémoire historique a été réduite à un parc à thème tandis qu’une culture de la récompense immédiate produit un niveau d’amnésie sociale sans précédent.
Comme nous l’avons appris lors du récent débat entre Donald Trump et Hillary Clinton (un milliardaire et une millionnaire), l’ignorance est l’ADN de l’autoritarisme et sert à nous détourner de la vérité et à occulter les rouages du pouvoir. L’ignorance délibérée comme arme politique est devenue la norme et une forme de pédagogie publique qui constitue la base de ce que Noam Chomsky qualifie de « parti stupide » et qui oeuvre sans cesse à la création d’une « nation stupide. » [4] Trump, bien sûr, prouve que la bêtise est à la mode et qu’elle est profondément ancrée dans une culture plus large tandis que Hillary capitalise sur son penchant pour la mauvaise foi en faisant semblant de soutenir des politiques qu’elle méprise en réalité, comme lorsqu’elle déclare qu’elle va augmenter les impôts pour ses copains de Goldman Sachs et autres membres de l’élite financière. A peine croyable de la part d’une femme qui « a gagné des millions de dollars pour des discours devant les banques de Wall Street et des sociétés d’investissement (et) a été payée $675.000 pour une série de discours chez Goldman Sachs. » [5] Aucune trace de pensée radicale ni même de vérité. Seulement une politique de la stupidité et de l’évasion et un spectacle médiatique vantant des horizons politiques limités, corrompus, et malsains.
La fabrique de l’ignorance rend également invisible la corruption de l’élite financière, ce qui leur permet de piller les ressources et de qualifier l’accumulation de capital comme une bénédiction divine. Et il y a pire. La fabrique de l’ignorance, aidée par les séductions voraces des machines à broyer l’imagination marchandisées par les multinationales, favorise une culture de plaisirs superficiels par le biais d’un cycle incessant de consommation et de mise au rebut. La société américaine est désormais dominée par un paysage marchandisé omniprésent de machines de broyer l’imagination qui va des films et jeux vidéo de Hollywood jusqu’à la télévision grand public, les magazines, les informations et les médias sociaux. Ces machines à désir abrutissantes reposent sur la vitesse et les sensations immédiates et fonctionnent principalement comme des unités à fabriquer de l’ignorance en créant un brouillard de distractions qui favorise l’amnésie sociale qui efface de la mémoire et du discours public les forces structurelles, systémiques et sociales tout en renforçant ce qu’on pourrait appeler l’impuissance organisée et les souffrances humaines massives. C’est la substance d’une politique d’occultation qui efface la présence des pauvres, des chômeurs, des « 11 millions d’Américains environ qui sont recyclés chaque année dans le circuit carcéral, » des jeunes Noirs, des immigrés, des catastrophes écologiques, de la lutte des classes, du terrorisme d’Etat, de la montée de l’Etat policier, et de la montée de l’état de guerre. [6] Tandis que les rouages de la mort sociale s’accélèrent, l’investissement le plus précieux de l’Amérique, les jeunes, disparaissent de la scène. Des machines à broyer néolibérales telles que Fox News font clairement apparaître que la jeunesse ne représente plus un investissement social dans une société qui méprise les investissements à long terme ainsi que les appels désordonnés de cette jeunesse qui demande à être intégrée dans le processus démocratique. La guerre en cours contre la jeunesse passe par un effacement de l’avenir, du moins d’un avenir alternatif, ainsi que de toute idée qui pourrait laisser entrevoir un avenir alternatif.
Couplé à un ère de précarités et d’incertitudes sans fin qui ne leur offre que peu d’emplois décents, où ils sont étranglés par des dettes, où ils font face à un avenir de travail précaire et d’isolement, les jeunes ont peu de place à accorder à la politique parce qu’ils sont plus préoccupés par leur survie qu’aux combats politiques ou à tenter d’imaginer un autre avenir. Dans le même temps, les armées de chômeurs et de travailleurs précaires se retrouvent coincés dans une spirale d’un tassement des salaires, de réductions des aides sociales, et sont de plus en plus paralysés par l’angoisse et une colère rampante. Dans une telle situation, la réflexion et l’action éclairées deviennent plus difficiles et toute idée de politique associée à une justice économique et sociale disparaît. De plus, la politique devient toxique lorsqu’elle est dominée par des discours décomplexés, racistes et haineux, tels que ceux étalés dans la campagne de Trump. Canaliser cette colère et l’éloigner des problèmes réels qui la provoquent est devenu le principal rôle attribué aux nouveaux autoritarismes montants. Ce discours toxique prend de l’ampleur et s’accélère, pris entre les incantations suprémacistes de Trump et de ses fanatiques et le vocabulaire trompeur de Hillary Clinton et ses bailleurs de fonds de l’élite financière qui adhèrent au néolibéralisme sauvage et ses fausses déclarations d’attachement à la liberté, au droit de choisir au soi-disant vertus de la militarisation. La mort civique est là devant nos yeux tandis que les idéaux de la démocratie disparaissent dans une élection où l’autoritarisme sous ses diverses formes règne sans honte. Penser dangereusement et agir avec courage civique deviennent des actes de plus en plus rares tandis que la violence de l’Etat, la généralisation de l’obsolescence et la raréfaction des moyens d’expression deviennent les traits dominants d’une politique autoritaire qui s’intensifie en produisant des mouvements néo-fascistes qui ne sont plus cantonnés dans les marges mais occupent désormais le centre de la vie politique.
Une tragédie menace notre société tandis que les forces qui cultivent l’impuissance et la résignation se renforcent parmi les éléments de la population qui en sont réduits à simplement lutter pour survivre à la violence symbolique d’une culture de la cruauté et de la violence d’Etat. Le risque de voir son expression étouffée, soit par les forces qui veulent imposer le silence soit par la répression étatique, affaiblit la dissidence et ouvre la voie aux séductions d’un dogmatisme qui manie le langage du déclin, en parlant de la grandeur perdue de l’Amérique (ou de la France - Ndt), tout en employant le vocabulaire convenu du nationalisme blanc et de la pureté raciale. Comment expliquer autrement l’attrait du discours d’un Trump qui veut imposer le profilage racial comme un moyen pour rétablir l’ordre et la loi ?
L’imposition d’une pensée conformiste est la première étape de la victoire de la forme sur le fond, du théâtre sur la politique et de la transformation de la politique en une forme de star-system. Le refus de penser favorise la multiplication des sans-voix, ce qui constitue un autre marqueur de l’impuissance. Dans ce vide moral et politique, les codes, la rhétorique et le langage de la suprématie blanche progressent grâce à la peur élevée au rang de spectacle et aux menaces implicites d’une répression d’Etat. Dans une telle situation, l’émotion prend le pas sur la raison, les idées se déconnectent de la réalité, et la mode devient une justification pour rejeter à la fois la mémoire historique, les arguments informés et la pensée critique. Il n’y a plus de pensée pour contester le « bon sens ». Dans les médias traditionnels, la prolifération sans fin et sans complexe de mensonges nourrit l’audimat et l’information se voit étouffée par des « têtes parlantes » caricaturales qui se sont ralliées aux « exigences incontestables de la résignation tranquille. » [7] Dans un tel environnement, la vérité d’un événement n’est pas ouvert à la discussion publique ou à un jugement éclairé, du moins dans les appareils des médias officiels qui produisent, distribuent et font circuler des idées qui s’affichent comme autant d’expressions du bon sens. Par conséquent, il ne reste plus qu’un brouillard d’ignorance et une brume d’indifférence politique et morale.
Les étasuniens vivent un moment historique dans lequel il est crucial de penser dangereusement, d’autant plus que cette pensée a le pouvoir de déplacer les questions, de fournir les outils pour analyser les contextes historiques et relationnels, et « repousser les frontières ... de l’imagination humaine. » [ 8] Stuart Hall a raison lorsqu’il insiste sur le fait que la pensée dangereuse est cruciale « pour modifier l’échelle de perception... …. de percer la confusion que « le réel » propose et de trouver une autre voie. C’est comme observer avec un microscope pour découvrir les relations cachées. » [9] Dans ce cas, la capacité critique de la pensée devient dangereuse lorsqu’elle réussit à agir sur la « narrative du bon sens et à déstabiliser les stratégies de domination », et à œuvrer pour promouvoir des stratégies de transformation. [10]
Comme le fait remarquer Adorno, une telle pensée « s’exprime pour ce qui n’est pas étroit d’esprit – ce que le « bon sens » est très certainement. » [11] En tant que tel, la pensée dangereuse est non seulement analytique dans sa recherche de la compréhension et de la vérité, elle est également critique et subversive, en ayant toujours recours à l’autocritique et à la critique sociale nécessaires pour examiner ses propres motivations et les fondamentalismes toxiques qui infectent le corps politique. Selon Michael Payne, la pensée dangereuse (ou la théorie critique dans ce cas) doit s’exprimer sous forme de conseils, de dialogue et d’ouverture à d’autres opinions, plutôt que d’être « assénée de façon péremptoire. » [12] Bien sûr, cela ne signifie pas que la pensée dangereuse aboutit forcément à l’action, mais d’un autre coté, toute action qui s’écarte de cette pensée est vouée à l’échec.
À une époque où le discours public est façonné par des cris, des rages et des émotions incontrôlées, l’auto-réflexion devient un fardeau et élimine toute pensée critique censée servir à « élever... les êtres humains au-dessus de la perception de leurs sens pour arriver à distinguer apparence et réalité. »[13] Salmon Rushdie a raison de considérer que penser dangereusement est une sorte de nécessité politique dont le but est de « repousser les limites et prendre des risques et donc, parfois, de changer la façon dont nous percevons le monde. »[14] Comme Hannah Arendt l’a souligné, l’attention accordée aux autres, la capacité de réfléchir et de critiquer est fondamentale pour un changement radical et une nécessité dans une démocratie saine. Dit autrement, les cultures formatives qui rendent une telle réflexion possible avec des espaces où le dialogue, le débat et la dissidence peuvent s’exprimer sont essentielles à la production de citoyens informés critiques et activement engagés.
Malheureusement, la pensée « non-dangereuse » traverse les clivages idéologiques et politiques. Par exemple, il y a une nouvelle sorte d’amnésie historique et sociale qui se répand chez certains secteurs de la résistance aux Etats-Unis. Beaucoup de progressistes ont oublié les leçons des mouvements précédents pour un vrai changement qui vont des mouvements anti-guerre du Vietnam et de libération des Noirs aux mouvements radicaux de libération des femmes et des homosexuels des années ’70. Le réflexe de s’appuyer sur l’Histoire comme source d’apprentissage avec de vastes ressources pour bâtir sur une héritage historique, de développer des mouvements de masse et de prendre au sérieux la tâche pédagogique de la conscientisation, est en déclin. La politique contemporaine est devenue plus personnelle, se réduisant souvent à des discours et des expressions d’émotions fortes qui tournent autour de traumatismes. Les héritages historiques de la résistance ne se limitaient pas à une recherche de reconnaissance et de confort cantonnés sur des îlots politiques isolés les uns des autres. Au lieu, nos prédécesseurs appelaient à une transformation radicale du capitalisme et des sociétés autoritaires. De plus, ils avaient compris que la réalité de la domination se perçoit par la compréhension globale d’une société et de comment les différentes questions sont reliées entre elles. George Monbiot illustre ce point en argumentant qu’il ne faut pas répondre aux différentes crises provoquées par le néolibéralisme comme si ces crises étaient apparues chacune de son coté, isolées les unes des autres, car une telle réponse ne fait que renforcer l’anonymat du néolibéralisme. Il écrit :
« Son anonymat est à la fois le symptôme et la source de sa puissance. Il a joué un rôle majeur dans un nombre remarquable de crises : la crise financière de 2007, 2008, la délocalisation de la richesse et du pouvoir, dont les Panama Papers n’offrent qu’un aperçu, le lent effondrement de la santé publique et de l’éducation, l’épidémie de la solitude, l’effondrement des écosystèmes, la montée de Donald Trump. Mais nous répondons à ces crises comme si elles avait émergé indépendamment les unes des autres, apparemment ignorants que nous sommes du faut qu’elles ont toutes été soit provoquées soit exacerbées par une même philosophie cohérente ; une philosophie qui a - ou avait - un nom. Quel plus grand pouvoir que celui qui s’exerce anonymement ? » [15]
Cette politique de déconnexion est renforcée par le fait que les mouvements sociaux de masse courent le risque d’être sapées par une politique qui se résume de plus à des questions personnelles. Par exemple, chez un trop grand nombre des progressistes, la douleur personnelle provoque une mise en retrait vers une intériorisation qui met l’accent sur les traumatismes. Robin Kelley nous met en garde, en soulignant que trop souvent « la gestion du traumatisme n’exige pas le démantèlement du racisme structurel » et les grandes questions de « l’oppression, de la répression et de la soumission » sont remplacées par « des mots tels que Troubles de stress post-traumatique, micro-agressions, et événements déclencheurs. » [16] Kelley ne suggère pas que la douleur de la souffrance personnelle doit être ignorée. Il met seulement en garde « contre ... les conséquences de l’encadrement de tous les griefs « en termes de traumatismes personnels. » » [17]
Un traumatisme personnel dans ce cas peut commencer par des appels légitimes pour des espaces libres de racisme, de harcèlement sexuel et d’autres formes cachées, mais moralement et politiquement inacceptables, d’agression. Au mieux, il servira comme porte d’entrée vers le militantisme politique ; mais lorsqu’il devient moins un point de départ justifiable qu’un point d’arrivée, il commence à saboter toute notion viable de politique radicale. Kelley a raison d’insister sur le fait que « le traumatisme peut facilement déraper vers une perception de soi-même comme une victime et un objet plutôt que comme un facteur de changement. » [18] De plus, un langage qui se cantonne dans les zones de confort, les traumatismes personnels et les déclencheurs peut facilement devenir un univers discursif et parsemé de pièges et de trappes qui finit par reproduire une politique d’intimidation et de conformisme, tout en oubliant que les pratiques pédagogiques et la politique qui va avec, lorsqu’elles sont au service d’une transformation radicale, sont toujours sources d’angoisses et d’inquiétudes.
Les Progressistes doivent éviter à tout prix la renaissance d’une pratique politique dans laquelle notre façon de penser et d’agir serait déterminée par nos origines, nos expériences personnelles, et la biologie. Lorsque les individus s’enferment dans leurs propres expériences, l’imagination politique s’affaiblit, et une autre politique émerge qui risque de cultiver l’exclusion et le sectarisme, d’affaiblir la compassion et éliminer l’empathie, de rendre plus difficile l’écoute de l’autre. Une politique qui met l’accent sur la douleur personnelle peut devenir aveugle devant ses propres limites et peut paraître offrir, à tort, un accès à la vérité et le réconfort d’un discours politique enfermée dans des certitudes.
Dans de tels cas, les murs s’érigent à nouveau tandis que les discours sur la biologie et l’exclusion fusionnent pour monter la garde aux frontières de la justice morale et de l’absolutisme politique. Autrement dit, les éléments de la militarisation de la pensée s’étalent au grand jour dans les cercles présumés de résistance tels que l’enseignement supérieur, où une culture croissante de pureté politique délimite un espace où la politique se résume au personnel et où se loge un discours de « sensiblerie armée » et « d’ignorance armée ». [19] La première cause de l’ignorance armée est une sorte de réflexion qui affiche une empathie pour l’autre, une volonté d’entrer dans le débat public et le dialogue avec ceux qui existent hors des bunkers d’exclusion de communautés imaginaires. Leon Wieseltier fait valoir que « le grief est parfois la cause de cécité, ou même pire. » [20]
Dans ces conditions, l’empathie faiblit et n’est accordée qu’à ceux dans lesquels on se reconnaît soi-même, qui se raconte elle-même sans cesse depuis les hauteurs d’un moralisme inattaquable et des sphères abrutissantes de ses propres intérêts. En outre, la politique s’effondre dans les cercles privatisés d’un essentialisme brut qui dédaigne les formes de discours public dans lequel les frontières disparaissent et l’exercice de la délibération publique est considérée comme fondamentale pour une démocratie réelle. Bien sûr, il y a plus à l’œuvre ici que ce que l’on pourrait appeler l’atrophie de la pensée critique, l’auto-réflexion, et la théorie, il y a aussi la dégénérescence de l’organisme lui-même.
A quoi ressemble une pensée lorsqu’elle se transforme en un parasite pédagogique dans le corps de la démocratie ? À un certain niveau, elle devient toxique, aveuglant les guerriers idéologiques devant leur propre ignorance militante et rhétorique anti-démocratique. Dans le même temps, elle annihile toute tentative de développer les sphères publiques qui communiquent entre eux plutôt que de défendre des politiques individuelles emmurées par des notions étouffantes d’essentialisme et drapées dans des appels à l’orthodoxie que se font passer pour un zèle révolutionnaire. Ce qu’il faut retenir est que la pensée « non dangereuses » imite la pédagogie de la répression tout en adoptant une posture faussement révolutionnaire alors que tout en elle est contre-révolutionnaire. Au final, ce qui transpire est une sorte d’impuissance théorique qui remplace le courage de penser dangereusement par un discours de dénonciation et un langage débordant de notions binaires réconfortantes comme le bien et le mal.
Il y a plus en jeu que la simple légitimation des pires formes de non-pensée, il y a aussi le risque intolérable d’un l’effondrement moral de la politique ainsi que de la disparition de tout vestige de démocratie. Penser dangereusement avec une audace critique consiste à la fois à rechercher la vérité et à s’engager à reconnaître qu’aucune société n’est totalement aboutie et qu’il est donc fondamental pour mener une lutte toujours inachevée, ce qui rend l’impossible d’autant plus possible. Pas l’un ou l’autre, mais les deux. Une telle pensée devrait être employée à la fois pour comprendre et aborder les bouleversements majeurs auxquels nous sommes confrontés et de les relier aux problèmes politiques, structurels et économiques plus larges.
Penser dangereusement peut rendre la pédagogie plus politique en cartographiant toutes les formes de pouvoir et de comment ce dernier pourrait avoir des comptes à rendre pour ses actions. Penser dangereusement, c’est plus que faire une lecture critique de la culture de l’écran et d’autres textes, c’est aussi réfléchir à comment la connaissance, le désir et les valeurs deviennent des outils précieux au service de la justice économique et politique, comment le langage fournit un cadre pour faire face au pouvoir et ce que cela signifie que de développer un sentiment de compassion pour les autres et la planète. La pensée dangereuse est plus qu’un mode de résistance, c’est la base d’une culture formative et pédagogique du questionnement et d’une politique qui prend au sérieux la façon dont l’imagination peut devenir le centre d’une pratique de la liberté, de la justice et du changement démocratique.
Henry A. Giroux
Traduction par VD et son nombril pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles