2 septembre 2005
Voilà quelques heures que j’ai quitté la Nouvelle Orléans. J’ai quitté par bateau l’appartement dans lequel je me trouvais au moment du désastre, puis j’ai été ditigé par hélicoptère jusqu’à un camp de réfugiés. Je recommande à quiconque souhaite se faire une idée de l’attitude des autorités locales et fédérales à l’égard des victimes de l’ouragan Katrina de visiter l’un de ces camps de réfugiés-ères.
Dans le camp de réfugiés-ères que je viens de quitter, des milliers de personnes (dont 90% de Noirs et de pauvres) quattaient dans la boue et la saleté entourés de barrières de métal, sous un soleil de plomb, surveillés par des soldats armés. Lorsqu’un bus arrivait, il s’arrêtait au hasard, la police lui ouvrait un accès, et les gens se ruaient dans sa direction, sans disposer d’informations sur sa destination. (...) Il n’y avait aucun effort de la part des personnes en charge du camp pour organiser son fonctionnement de manière rationnelle, en créant par exemple des files devant les bus, en facilitant la circulation de l’information concernant les personnes disparues, en mettant en place des services spéciaux pour les enfants et les infirmes, en créant des lignes téléphoniques ou en installant de simples poubelles.
Une culture subversive
Pour comprendre les dimensions de la tragédie en cours, il est indispensable de comprendre la Nouvelle Orléans. Les personnes qui n’y ont jamais vécu sont passées à côté d’une ville incroyablement vivante. Il s’agit d’un lieu doté d’une énergie et d’une culture sans pareil. C’est un endroit peuplé à 70% d’Afro-étasunien-ne-s, où la résistance à la suprématie blanche a suscité l’émergence d’une culture généreuse et subversive. Du jazz au blues, en passant par le hip-hop, les fêtes du Mardi gras et les parades dans la ville, la Nouvelle Orléans est un centre d’art et de musique, de danse et de sexualité libérée.
La Nouvelle Orléans est une ville de bienveillance et d’hospitalité, où une simple promenade dans un quartier peut durer des heures du fait de conversations spontanées engagées avec les passant-e-s. La prise en charge par les communautés en présence des personnes dans le besoin est fréquente. Les familles élargies et les réseaux sociaux ont pris le relais des pouvoirs publics locaux et nationaux, qui ont abdiqué la responsabilité qui était la leur au moment de la mise en place de l’Etat providence. La Nouvelle Orléans est un endroit où les gens que l’on croise dans la rue non seulement vous demandent comment vous allez, mais attendent sincèrement la réponse que vous allez leur donner.
Une ville du tiers-monde ?
Mais la Nouvelle Orléans est également une ville d’exploitation économique et sociale, de ségrégation raciale et de peur. Sa population est d’environ 500’000 habitant-e-s. Le nombre de meurtres commis cette année est de 300, la plupart localisés dans des quartiers majoritairement peuplés de Noirs. La police dit ne plus rechercher ceux qui les perpètrent, car, dit-elle, ils sont habituellement assassinés quelques jours plus tard par des bandes rivales.
Il existe une atmosphère d’intense hostilité et de méfiance entre les Noirs et la police de la Nouvelle Orléans. Au cours des mois récents, des officiers de police ont été accusés d’à peu près tous les crimes possibles, du trafic de drogues à la corruption, en passant par le vol. Deux policiers ont été notamment accusés de viol (en uniforme), et plusieurs jeunes désarmés assassinés par les forces de l’ordre. (...)
La cité compte un taux d’analphabétisme de 40%. Plus de 50% des jeunes Noirs n’atteindront pas la fin de leurs études obligatoires. La Louisiane dépense en moyenne 4724 dollars pour l’éducation de chaque enfant et est classée au 48e rang national pour le niveau des salaires des enseignant-e-s. L’équivalent de plus de deux salles de classes est supprimé chaque jour dans le système éducatif public, et environ 50’000 enfants sont absents des classes chaque jour. Nombre de jeunes Noirs sont enfermés à la « Angola Prison », une ancienne plantation où les internés exercent le travail jadis effectué par les esclaves. 90% de ceux qui entrent dans cette prison y décèdent. La Nouvelle Orléans est désertée par l’industrie, la plupart des emplois se trouvent dans le secteur des services et sont mal payés et précaires.
Un révélateur
Les conflits raciaux ont toujours été omniprésents dans la vie politique de la Louisiane. Le désastre que nous vivons à l’heure actuelle est dû à ce racisme, à la négligence et à l’incompétence des politiciens. L’ouragan Katrina est une étincelle qui a révélé au grand jour la cruauté des rapports ethniques et de classe, et la corruption qui règne dans la ville. L’ensemble de ce désastre est lié au racisme, du traitement des réfugiés-ères au portrait des victimes brossé par les médias.
La classe politique de Louisiane est notoirement corrompue. Mais, avec la tragédie de cette semaine, nos dirigeants ont atteint un niveau d’incompétence inconnu jusqu’ici. Alors que Katrina approchait, le gouverneur de l’Etat a demandé à la population de prier pour la transformer en ouragan de deuxième catégorie. Alors que nous étions enfermés dans un immeuble deux jours après le passage de Katrina, nous avons allumé notre radio et attendu les instructions des autorités sur l’attitude à adopter. Nous avons appris que le gouverneur s’était borné à appeler à un jour de prière en faveur des victimes. Tandis que les rumeurs et la panique se propageaient, les autorités n’ont jamais constitué une source d’information solide et fiable.
Les riches sont parvenus à fuire la Nouvelle Orléans rapidement. Ceux qui n’avaient nulle part où aller ont été laissés là où ils étaient. Les médias locaux et nationaux ont passé la semaine à les diaboliser. En tant qu’amoureux de la Nouvelle Orléans et des gens qui y habitent, c’est sans doute la partie de cette tragédie qui me blesse le plus profondément. Il ne devrait pas être permis de qualifier de « pillards » des personnes qui prennent de la nourriture dans un magasin fermé, dans une ville désespérée et affamée. Or, c’est exactement ce que firent les médias au cours de cette semaine. Les politiciens ont engagé des troupes pour protéger les commerces plutôt que pour contribuer aux opérations de sauvetage.
Les victimes de l’ouragan ont été transformé-e-s par les médias en criminels noirs hors de contrôle. Comme si le fait de prendre une radio dans un commerce doté d’une police d’assurance était un crime plus grand que la négligence et l’incompétence gouvernementales, qui ont fait des milliards de dégâts et ont détruit la ville. Les exploité-e-s de la Nouvelle Orléans sont utilisés comme boucs émissaires pour masquer des crimes bien plus importants.
Négligences criminelles
Les politiciens locaux et nationaux sont les véritables criminels. Depuis le milieu du 19e siècle, on connaît les dangers d’inondation qui guettent la Nouvelle Orléans. Les inondations de 1927, qui, au même titre que les événements de cette semaine, renvoient à des enjeux politiques et au racisme, illustrent ce danger. Cependant, le gouvernement a toujours refusé de dépenser de l’argent pour protéger cette ville majoritairement noire. Alors que la FEMA (Federal Emergency Agency) et d’autres organismes ont attiré l’attention sur le danger imminent, et fait des propositions pour financer la consolidation de la ville, l’administration Bush refuse depuis 2001 de financer cette consolidation, et a ignoré les avertissements des scientifiques concernant le danger croissant de désastre naturel du fait du réchauffement climatique. Et alors que les digues entourant la ville menaçaient de céder, l’absence de réponse coordonnée au niveau national a aggravé les négligence des politiciens locaux.
Dans les mois à venir, des milliards de dollars vont arriver à la Nouvelle Orléans. Cet argent peut être employé pour impulser un « New Deal » pour la ville, basé sur l’investissement public, la création d’emplois stables, des nouvelles écoles, des programmes culturels et la restauration des lieux de vie. Ou alors, la ville peut être revitalisée au moyen de nouveaux hôtels, des casinos, avec des chaînes de magasins, et des parcs à thèmes remplaçant les anciens quartiers, les centres culturels et les clubs de jazz.
Bien avant Katrina, la Nouvelle Orléans avait été en proie à un ouragan de pauvreté, de racisme, de désinvestissement, de désindustrialisation et de corruption. A présent que l’argent arrive et que les yeux du monde sont rivés sur Katrina, il est nécessaire que les progressistes se saisissent de l’opportunité pour lutter en faveur d’une reconstruction de la ville basée sur la justice sociale. La Nouvelle Orléans est un endroit unique au monde, nous devons lutter pour sa renaissance.
Jordan Flaherty, syndicaliste et responsable de la revue Left Turn Magazine (www.leftturn.org).
– Traduction : Razmig Keucheyan
Intertitres : réd
– Source : www.solidarites.ch
Deux photos sur le site de Michel Collon :
Médias et pillards : le jeu des 2 erreurs www.michelcollon.info
Ouragan Katrina : la leçon de Cuba et l’ aide qu’ elle a offerte sans publicité.
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L’ouragan Katrina : un tournant dans l’histoire politique des Etats-Unis, par John Peterson.
– Dessin : Christian Pigeon www.sudptt.fr