Rien n'y manque, ni l'analyse sociologique et idéologique, ni la prise en compte des mentalités individuelles ou collectives, ni l'appréciation des responsabilités des acteurs principaux et des groupes, ni la lucidité combative quant à la stratégie possible pour sortir de l'impasse. L'ensemble est riche de toutes sortes d'enseignements, notamment sur les erreurs à éviter, pour une gauche de transformation sociale (quel que soit le pays concerné), décidée à sortir du carcan euro-étazunio-capitaliste : "Oui. Je ne suis pas althussérien, mais dans ce cas la notion d’obstacle épistémologique est valide. Le mantra de l’européisme de gauche, la croyance à un « bon euro » bloque toute compréhension sur les alternatives possibles." Ou encore : "Le paradoxe du cas grec, c’est que, malgré qu’il se soit terminé par un désastre, il nous a donné à certains moment une idée de ce que pourrait être une alternative. La séquence du référendum fut vitale pour relancer le processus de radicalisation populaire. Il a montré une manière appropriée de combiner le succès électoral et la mobilisation populaire. Ce fut un événement important : la première fois qu’un peuple a répondu « Non » à un ultimatum des pouvoirs gouvernants en Europe, du moins à cette échelle. Nous devons rester fidèles à la signification de cet événement et rejeter le récit dominant, nous demandant de feindre que cela n’est jamais arrivé." Communiqué par Autrement.
Entretien avec la New Left Review (no 297, janvier-février 2016)
New Left Review (NLR) : Syriza arriva au pouvoir en janvier 2015 comme parti anti-austérité – l’opposition politique la plus avancée en ce moment contre le durcissement des politiques déflationnistes imposées par l’axe Bruxelles-Paris-Francfort. Six mois plus tard, le gouvernement de Tsípras se vit forcé d’appliquer le plan d’austérité le plus dur que la Grèce ait jamais connu. Ce fut le résultat prévisible de la contradiction existant dans le programme de Syriza : rejeter l’austérité, mais maintenir l’euro. Pourquoi Tsípras fut-il si incapable de promouvoir le maintien de la Grèce dans l’Union européenne, mais hors de l’eurozone, la position adoptée par la Suède, le Danemark, la Pologne et une demi-douzaine d’autres pays européens ?
Stathis Kouvélakis (SK) : Premièrement, on ne doit pas sous-estimer la popularité de l’euro dans les pays périphériques du sud de l’Europe – Grèce, Espagne, Portugal -, pour lesquels l’adhésion à l’Union européenne (UE) signifiait l’accession à la modernité politique et économique. Pour la Grèce, en particulier, cela signifiait faire partie de l’Occident d’une manière différente à celle du régime postérieur à la guerre civile imposée par les Etats-Unis. Cela paraissait une garantie du nouveau cours démocratique : après tout, jusqu’en 1974, la Grèce n’avait pas connu un régime politique similaire à celui des autres pays occidentaux, après des décennies d’autoritarisme, de dictature militaire et de guerre civile. La Communauté européenne offrait aussi la promesse de combiner la prospérité avec une dimension sociale, supposément inhérente au projet, et c’est ainsi que fut conclu l’accord politique surgi après la chute de la junte. L’adhésion à l’euro paraissait la conclusion logique de ce processus. Disposer de la même monnaie que les pays les plus avancés – avoir dans le porte-monnaie la même monnaie que les Allemands ou les Hollandais, malgré le fait de ne pas avoir cessé d’être un travailleur ou un retraité grec mal payé -, cela avait un énorme pouvoir sur l’imagination des gens. Un fait que ceux d’entre nous partisans depuis le début de la crise de sortir de l’euro tendaient à sous-estimer.
Même maintenant, après cinq ans de l’une des thérapies de choc les plus dures jamais – et la première imposée à un pays d’Europe occidentale -, l’opinion publique reste divisée sur la question de l’euro, malgré l’existence d’une majorité beaucoup plus exiguë en faveur de rester dans l’eurozone. Cet état d’esprit révèle aussi une forte mentalité subalterne dans la société grecque, mentalité qui remontre probablement à la formation de l’Etat en 1830 ; une idéologie très assumée par les élites grecques, qui se sont toujours senties inférieures à leurs homologues européens et tendent à démontrer leur fidélité ; ces élites ont toujours pensé devoir quelque chose aux puissance occidentales. Et de fait, chaque fois que leur pouvoir s’est vu menacé, l’intervention extérieure a joué un rôle décisif dans le maintien de l’ordre social existant, plus particulièrement dans la décennie des années 1940 et durant la période antérieure au coup d’Etat militaire de 1967.
Deuxièmement, en contraste avec la position de la Suède, du Danemark et du Royaume-Uni, pour la Grèce l’abandon de l’euro serait extrêmement conflictuel, vu qu’il signifierait la rupture avec les politiques néo-libérales des mémorandums. Si l’on prétend être sérieux à ce propos, il faut être préparé à une confrontation. Depuis 2 012, quand Syriza est devenu le principal parti d’opposition, avec des possibilités d’entrer au gouvernement, il était clair que Tsípras ne voulait pas cette confrontation, car il acceptait le maintien dans l’eurozone. La position initiale de Syriza se résumait par deux mots d’ordre : « Aucun sacrifice pour l’euro » et « L’euro n’est pas un fétiche ». Cela laissait ouverte la question de savoir jusqu’où on pouvait ou on devait aller dans la confrontation avec l’Eurogroupe et la Troïka. Néanmoins, cette ligne fut laissée de côté peu après les élections de juin 2012.
En été 2015, Tsípras utilisa l’argument de la peur, en insinuant que la sortie de l’euro signifierait le chaos. Début juin, après que l’Eurogroupe ait rejeté les termes de la proposition grecque, bien que tous la comprenaient déjà comme une capitulation, Paul Mason demanda au proto-ministre des finances de Syriza, Euclides Tsakalotos, ce qui se passerait si la Grèce abandonnait l’euro. Tsakatolos répondit que cela signifierait un retour aux années 1930, celles de la montée du nazisme ! Tsípras lui-même parla d’un « suicide collectif ». De telles déclarations révèlent que, pour les dirigeants de Syriza, une telle éventualité était impensable, un trou noir. C’était hors de leurs conceptions, étranger à leur stratégie, qui avait déjà écarté la possibilité d’un affrontement catégorique. Je crois que c’était la seule chose très claire pour eux. Le point principal du « tournant vers le réalisme », décidé par les dirigeants après avoir perdu les élections de juin 2012 par une marge étroite, était de montrer que l’option de la sortie avait été définitivement abandonnée. Antérieurement, il semblait y avoir une certaine ambiguïté à ce propos, et même certaines hésitations ; mais celles-ci ont disparu après les élections de juin 2012, ce qui se justifiait implicitement en insistant sur le fait qu’il ne fallait pas effrayer les électeurs les plus modérés, dont l’appui était nécessaire pour gagner les prochaines élections.
NLR : Vous dites que l’abandon de l’euro aurait supposé un affrontement sans pitié, mais pour Schäuble, au contraire, cela semblait signifier une sortie plus facile pour la Grèce. Il paraissait penser que l’eurozone serait plus cohérente sans la Grèce et a offert une assistance concrète.
SK : Bon, premièrement nous n’avions pas assez d’informations sur ce qui est arrivé exactement, quels étaient les termes de l’offre faite par Schäuble et dans quelle mesure ils représentaient la position de tout le gouvernement allemand. Nous savons que Schäuble a parlé de deux possibilités : accepter le troisième mémorandum ou sortir de l’euro, ce pour quoi il paraissait disposé à offrir une aide ; mais il est difficile de croire que cela n’aurait pas été accompagné de conditions.
NLR : Cette possibilité aurait-elle dû être explorée ?
SK : Absolument. A l’époque la Plateforme de gauche (1) l’avait dit. De fait, l’un des principaux arguments utilisés contre nous par Tsípras consista à dire que nous étions du côté de Schäuble. Ce fut répété hystériquement durant tout l’été 2015. Mais il fallait explorer cette possibilité. De fait, Panagiotis Lafazanis et d’autres camarades ont proposé, lors du Conseil des ministres du mois de mai, que le gouvernement devait envoyer un représentant pour mener des conversations informelles avec Schäuble, mais Tsípras a rejeté cette proposition. Il s’est refusé catégoriquement à discuter cette possibilité.
NLR : Parlons de la formation idéologique de Syriza comme parti. L’eurocommunisme y a-t-il joué un rôle dominant ?
SK : Politiquement il n’y a pas de continuité linéaire entre l’eurocommunisme et Syriza. La majorité des membres de Synaspismos, qui formaient le gros de Syriza, venait du Parti communiste orthodoxe. Tous ces gens – Tsípras, Yannis Dragasakis, Maria Damanaki (première dirigeante de Synaspismos), ou Dimitris Vitsas (secrétaire politique, jusqu’à récemment) – venaient du KKE, qu’ils ont quitté en 1991. La coalition Syriza, formée en 2004, comprenait beaucoup d’autres composantes – des groupes trotskystes, maoïstes, altermondialistes, etc., ainsi que les restes du Parti communiste de l’intérieur, les eurocommunistes de AKOA. Mais la culture intellectuelle qui imprégnait Synaspismos était dominée par des intellectuels traditionnels provenant des millieux eurocommunistes, et cela eut un impact. De fait, l’institut théorique du parti porte le nom de Nicos Poulantzas.
NLR : Pourriez-vous nous expliquer plus en détail les étapes de l’évolution de Syriza après les élections de juin 2012, lors de son apparition comme principal groupe d’opposition avec 27 % des suffrages ?
SK : Après les élections de 2012, on pensait généralement que l’arrivée de Syriza au gouvernement, d’une manière ou d’une autre, était seulement une question de temps. La direction de Tsípras prit des décisions très claires, et dans un certain sens très énergiques, en été 2012, sur la ligne du parti et sur le type de parti qu’elle voulait. Premièrement, ils avaient besoin de transformer une coalition hétéroclite d’organisations très disparates en un parti unifié : c’était généralement assez reconnu et il n’y avait pas de grandes divergences à ce propos. Ils voulaient aussi profiter du processus d’unification pour transformer très profondément la culture du parti et sa structuration. Au lieu de s’efforcer de recruter des gens qui s’étaient illustrés dans les mobilisations sociales de cette époque, l’objectif était d’ouvrir les portes à un type de personnes souhaitant adhérer à un parti en croyant que celui-ci a de sérieuses possibilités d’arriver au pouvoir ; les mentalités et les habitudes clientélistes sont très profondément ancrées dans la société grecque, y compris dans les classe populaires ; il y a une espèce de micro-gestion des relations sociales.
NLR : Cela incluait des gens qui avaient appartenu auparavant au PASOK et qui l’avaient vu s’effondrer ?
SK : Oui. Ce processus incluait aussi l’incorporation de figures associées à la classe politique. Cela ne se faisait pas pour gagner des votes, parce qu’en termes électoraux ces personnes étaient totalement discréditées. C’était un signal à l’intention des élites : nous sommes en train de nous transformer en un parti normal. Il s’agissait de personnes provenant de l’entourage du PASOK, qui avaient participé aux gouvernements de Simitis ou de Papandreou. Elles n’étaient pas nombreuses, parce que cela suscita une réaction au sein de Syriza. Pour citer quelques exemples : Panagiatis Kouromblis, maintenant ministre de l’Intérieur et de la reconstruction administrative ; Alexis Mitropoulos, vice-président du Parlement dans la législature antérieure ; ou Christos Spirtzis, ex-président de la Chambre technique de Grèce et actuel ministre des Transports et des infrastructures publiques, bien connu pour ses liens avec des intérêts commerciaux dans le secteur de la construction. Tsípras et Dragasakis établirent des liens très étroits avec Louka Katseli, qui avait été une figure de haut niveau dans les gouvernements du PASOK. Bien qu’elle n’ait pas rejoint Syriza, il y eut une collaboration officielle avec elle, et maintenant elle est gouverneur de la Banque nationale de Grèce. Ce processus s’est répété aux niveaux intermédiaires du parti. La direction de Syriza a fait tout son possible pour introduire ces personnes sur les listes électorales de 2015, bien qu’elle n’ait remporté qu’un succès partiel, vu les fortes réactions des branches locales et des exécutifs régionaux.
Transformer Syriza en un parti centré sur son dirigeant fut le second aspect du processus. L’objectif était de passer d’un parti militant de la gauche, avec une forte culture de débat interne, d’hétérogénéité, de participation aux mouvements et aux mobilisations sociales, à un parti de membres passifs qui pourrait être plus facilement manipulé par le centre, et plus enclin à s’identifier avec la figure du dirigeant. De manière surprenante, les deux plus grandes réunions du parti – la première conférence nationale en novembre 2012, et le congrès de fondation en juillet 2013 – furent convoquées toutes deux à toute allure : nous ne disposions que d’un mois pour les préparer. Certes, il fallait agir rapidement, vu la conjoncture politique, mais ces procédés expéditifs ont servi à créer des structures énormes, trop grandes pour prendre efficacement des décisions. 3500 délégués ont participé au congrès de fondation. Le premier comité central avait 300 membres, le second 200, et on continuait à discuter comme le réduire. Il était clair que la direction voulait éradiquer la culture politique militante et avancer dans la construction d’une machinerie électorale verticaliste.
NLR : Comment cela se combinait-il avec le réalignement politique que vous venez de mentionner ?
SK : La restructuration du parti s’accompagna du tournant à droite. Depuis l’été 2012, la position sur l’euro s’est transformée en une déclaration constante de fidélité à l’eurozone. Cela est devenu évident lors des voyages de Tsípras auprès des institutions globales, principalement aux Etats-Unis – l’institut Brookings, etc. -, mais aussi dans des endroits plus fermés comme le Club Ambrosetti, qui a joué un rôle crucial dans la politique italiennes des années 1970 et dans le développement du « compromis historique ». Le débat fut clos en octobre 2013, à l’Ecole Lyndon Bain Johnson des affaires publiques, Austin (Texas), où Tsípras fit sa fameuse déclaration : « La Grèce ne doit pas sortir de l’eurozone : ce serait un désastre pour l’Europe ». La dérive était aussi notable sur la question de la dette. Eric Toussaint, qui joua un rôle important dans la Commission d’audit de la dette, créée par la présidente du Parlement Zoe Konstantopoulou, a confirmé l’existence d’un changement clair au sein de la direction de Syriza en été 2012 : celle-ci a modifié sa position antérieure de refuser la dette et d’organiser une campagne internationale contre sa légitimité. Les formules dans les documents du parti n’ont pas changé, mais on pratiquait le double discours habituel : dans le programme, des déclarations sur le socialisme, sans sacrifices pour l’euro ; nous allons avancer à n’importe quel prix, etc. ; mais cela ne s’exprimait plus publiquement, surtout de la part de Tsípras et de son entourage.
Deuxièmement, à partir de 2012, le type de pratique politique favorisé par la direction de Tsípras ne dépassait plus le cadre du parlementarisme. Il était clair que Syriza voulait renverser la coalition de Samaras, mais seulement par des tactiques parlementaires, en se centrant sur les élections présidentielles de fin 2014 (2). Ils ne voulaient pas une stratégie de mobilisations populaires pour faire avancer ce processus. Certes, la grande vague des mobilisations en 2010, 2011 et début 2012 avait baissé, précisément parce que les énergies s’étaient tournées maintenant vers le niveau politique. Mais il n’y avait absolument aucune perception de défaite de ces mobilisations ; on pensait seulement que nous ne pouvions pas tout obtenir grâce à l’occupation des places et que nous avions besoin d’une alternative politique et électorale. De 2013 à 2015, à plusieurs moment, on aurait pu relancer des mobilisations : quand Samaras a fermé la radiodiffusion publique ERT en juin 2013 ; lors de l’assassinat de Pavlos Fyssas par Aube Dorée en septembre de cette année ; lors de la grève des travailleurs des transports début 2013, et possiblement aussi lors des grèves des enseignants en juin et septembre 2013.
A ce moment, la direction de Tsípras a aussi commencé à construire des ponts pour faciliter l’incorporation de gens appartenant au noyau de l’appareil d’Etat – des cercles militaires et diplomatiques – et à souligner sa loyauté aux principes fondamentaux de l’Etat grec. Son entourage a fait des approches à l’aile la plus centriste de Nea Democratia, autour de Kostas Karamanlis ; l’un des résultats fut l’élection de Prokopis Pavlopoulos, une figure emblématique de ce groupe, comme président de la République en février 2015. La première rencontre entre Tsípras et Shimon Peres eut lieu en août 2012. Bien sûr, cela n’avait été approuvé, ni ne l’aurait été à ce moment, par aucun organe du parti. Ce fut aussi à ce moment que Tsípras attira dans son entourage diverses figures militaires et diplomatiques qui ont clairement orienté son approche des questions internationales et géopolitiques.
NLR : Tsípras avait-il alors une autonomie complète par rapport au parti ?
SK : Son opération n’a pas remporté un succès total. Tsípras n’a jamais réussi à faire ce que Pablo Iglesias a fait au sein de Podemos, où il n’y a pas un seul député appartenant à l’aile gauche du parti. Iglesias a réussi à exclure totalement du groupe parlementaire le secteur regroupé autour de Anticapitalistas - des personnes comme Teresa Rodríguez et l’opposition qui s’était manifestée à l’assemblée de Vistalegre -, qui n’était pas d’accord avec son modèle d’un parti extrêmement verticaliste. Il y eut beaucoup de résistance au sein de Syriza, parce que le parti ne s’était que partiellement transformé jusqu’à l’été passé et était resté en grande partie un groupe d’activistes qui avaient passé leur vie dans la gauche radicale grecque.
Mais les positions-clé étaient détenues par des personnes de l’ancienne direction de Synaspismos, qui étaient complètement autonomes y compris par rapport aux organes dirigeants du parti. L’entourage de Tsípras n’était contrôlé par aucun organe du parti. Cela s’est passé ainsi, par exemple, avec la commission du programme, essentiellement dominée par la commission économique, dirigée par Yannis Dragasakis. Il s’agit d’une figure quasi-balzacienne, obscure et publique en même temps : un homme qui agit toujours dans les coulisses ou derrière des portes fermées, mais qui a en même temps une image d’être très sérieux et raisonnable, alors qu’en réalité c’est tout le contraire. Il était supposé être en charge de la commission qui devait élaborer le programme de Syriza, avec le résultat qu’au début de l’automne 2014, alors que les élections s’approchaient, Syriza n’avait toujours pas de manifeste. La raison était politique et non technique : Dragasakis voulait avoir les mains totalement libres. Il savait qu’il ne pouvait pas mettre par écrit le programme qu’il désirait réellement, car le parti ne l’accepterait pas, mais il était le plus ouvert à dire que la seule option possible était la gestion améliorée du cadre des mémorandums.
NLR : Quel bagage politique avait-il ?
SK : Dragasakis était une figure importante du Parti communiste grec (KKE), entré dans un gouvernement de coalition avec Nea Democratia en 1989. Il fut alors ministre de l’Economie. Avec le temps, il profita de ses liens avec la nomenklatura des pays d’Europe de l’Est pour faciliter des accords commerciaux entre les entrepreneurs grecs et les nouvelles élites économiques ayant émergé dans ces pays dans les années 1990. Il avait aussi des liens étroits avec les milieux d’affaires grecs, spécialement avec les banquiers. L’élite économique grecque considérait Dragasakis comme un homme-clé dans Syriza, quelqu’un en qui ils pouvaient avoir confiance, ce qui n’était certainement pas le cas de Tsípras qu’ils ne connaissaient absolument pas. Tsípras avait été une figure de second rang dans Synaspismos jusqu’à ce qu’en 2008 il soit tiré du néant par Alekos Alavanos, qui lui offrit la co-direction comme tentative de revitaliser le parti.
NLR : Néanmoins, Tsípras ne fut-il pas la figure-clé dans l’évolution de Syriza ?
SK : Absolument. De fait, Dragasakis avait quitté le secrétariat du parti en 2010, lorsque les choses paraissaient figées. Tsípras l’a fait revenir et le mit à la tête de la commission économique, bien qu’en réalité Dragasakis, malgré son titre, ne connaît rien en économie. Néanmoins, la responsabilité politique était entre les mains de Tsípras. C’est clair comme le cristal.
NLR : Alors, comment fut élaboré le programme de Thessalonique (septembre 2014) ?
SK : Tout le monde savait que les élections auraient probablement lieu dans les prochains mois, raison pour laquelle Syriza avait désespérément besoin d’un programme. Durant l’été, fut distribué un document de 150 pages, prétendument rédigé par Dragasakis : mais en réalité ce n’était qu’un copié-collé de documents émanant des différentes commissions du parti, bref un désastre. On rédigea donc en tout hâte un programme d’urgence pour le présenter en septembre à la foire annuelle internationale de Thessalonique, où les dirigeants politiques grecs ont l’habitude de faire certaines déclarations programmatiques. La Plateforme de gauche s’y impliqua et, sur diverses questions, le groupe des 53 (la gauche du bloc majoritaire) poussa dans la même direction. Le résultat fut que le programme de Thessalonique a prédit le désastre qui s’approchait. D’un côté, une série de promesses rompant clairement avec la politique d’austérité : nationalisation des banques, renégociation de la dette avec un fort amortissement, restauration du salaire minimum et de la législation du travail liquidée par les mémorandums ; la fin de la surimposition appliquée ces dernières années, particulièrement aux familles à bas et moyens revenus ; développement de l’emploi public ; rétablissement de l’électricité pour les familles auxquelles elle avait été coupée ; repas extras dans les écoles, etc.
Mais, revers de la médaille, toutes les mesures impliquant un coût fiscal devaient être appliquées dans le cadre d’un budget équilibré et sans nouveaux impôts, notamment sur le capital. Certaines propositions, comme l’emploi dans le secteur public, devaient être financées avec des subventions de l’UE, ce qui présupposait un accord avec celle-ci. Si on lit attentivement le programme, il était clair que la ligne réelle de la direction était celle du « compromis honorable », un terme adoré par Dagrasakis. La contradiction intrinsèque entre la proclamation d’un moyen terme entre les mémorandums et ce qu’étaient, en principe, les promesses de Syriza était déjà comprise dans le programme de Thessalonique.
NLR : Les structures de pouvoir de l’UE, non contraintes à rendre des comptes, s’étaient étendues et durcies de 2010 à 2015 : objectifs fiscaux obligatoires et ajustement structurel pour tous, non seulement pour les pays de la Troïka. L’adversaire que les gauches grecque et européennes affrontent est donc très puissant, hautement mobilisé et bien armé dans les termes de son programme et des outils à sa disposition. Y eut-il une reconnaissance ou une analyse de ce fait par le gouvernement de Tsípras ?
SK : Oui et non. Je crois qu’une des raisons pour lesquels la direction de Syriza a commencé à reculer en 2012, c’est qu’elle avait compris qu’au cas où elle aurait gagné les élections il se serait produit une confrontation qu’elle ne pouvait contrôler. Jusqu’alors, ils avaient seulement surfé sur la dynamique de la situation. Derrière le verbiage sur la nécessité d’écraser le néo-libéralisme, ils ont pris peur en voyant la réalité. Ce fut le moment de vérité. En même temps, ils avaient beaucoup d’illusions sur ce qu’ils pouvaient obtenir de l’Europe. Lorsque Tsípras a rencontré ceux qui étaient d’une certaine manière les adversaires réels, les représentants des cercles de pouvoir européens et étatsuniens, la logique de ses déclarations était : « Ecoutez, je laisse de côté mon radicalisme, qui vous ennuie avec raison, mais dans lequel je ne crois pas réellement. Maintenant, je vois les choses de manière différente, et je suis prêt à être un bon garçon, beaucoup plus raisonnable que l’on ne pense, mais je dois obtenir quelque chose en échange ». Il croyait réellement pouvoir obtenir quelque chose, c’était clair.
On pourrait dire que le résultat fut objectivement la pire trahison politique perpétrée par une force de gauche contemporaine, au moins en Europe. Mais « trahison » est un terme insuffisant. Il a des connotations morales et psychologiques qui ne sont pas particulièrement utiles pour l’analyse politique. Il suggère aussi que les faits correspondaient à un plan, ce qui dans ce cas n’est pas certain. Le plan, lorsque Tsípras a pris ses fonctions en janvier 2015, était : « Nous allons essayer, même si c’est difficile, de trouver un bon compromis, et ensuite nous tenterons d’avancer ». Ils furent totalement surpris par son impuissance absolue et son incapacité à obtenir quelque chose de réel. On pourrait l’appeler ingénuité, mais pour les mêmes raisons ce n’est pas un terme très utile. Plus que « ingénuité », il s’agit de l’état d’esprit d’une gauche ayant déjà accepté une position subalterne. Un exemple : en avril 2015, quand devant l’insistance des créanciers Tsakalotos remplaça Varoufakis à la tête de l’équipe des négociateurs grecs, Amélie Poinsot – une journaliste française hautement qualifiée de Mediapart – lui demande ce qui l’avait le plus surpris comme ministre. Tsakalotos répondit qu’il s’était préparé très à fonds pour son premier voyage à Bruxelles et qu’il avait présenté un document soigneusement étudié, mais qu’il regrettait le bas niveau du débat : « Les autres ministres des finances se limitaient à réciter des règles et des procédures ! ». Il vivait dans une sorte de pesanteur à la Habermas, qui présupposait une volonté de trouver un terrain commun, un « accord gagnant-gagnant », le jargon des premiers mois de Syriza. Il leur manquait non seulement la perception de l’antagonisme de classe, mais jusqu’au minimum du réalisme élémentaire, dont toute figure politique a besoin pour survivre.
NLR : N’est-il pas arrivé quelque chose de similaire à Varoufakis ?
SK : Varoufakis est une figure très complexe. Comme nous le savons maintenant, il faisait en coulisses des choses, qui indiquaient sa conscience de la nécessité d’aller au-delà des déclarations publiques. Néanmoins, il a signé l’accord du 20 février 2015, il l’a défendu énergiquement et il fut le premier à déclarer, déjà en février 2015, que la Grèce devait assumer les 70 % du mémorandum. Bien qu’il ait une grande responsabilité dans ce qui est arrivé, il eut une perception très clair de la situation et il était disposé à adopter une attitude de plus grande confrontation dans ce cadre ; de fait, c’est la raison pour laquelle Tsípras l’a nommé. Tsípras s’est rendu compte que, même s’il s’agissait d’une pure comédie, une telle position était nécessaire, bien que seulement à des fins de légitimation ou possiblement pour obtenir quelques concessions. Dragasakis aurait été incapable de remplir ce rôle. Il fallait une personnalité plus marquée comme Varoufakis.
NLR : Pour trouver un bon compromis ?
SK : Oui, pour tenter d’atteindre cette chimère.
NLR : Le premier pas de la Banque centrale européenne (BCE), durant la semaine où Syriza arriva au gouvernement, fut de durcir les conditions des prêts aux banques – étranglant l’économie grecque, pendant que le capital fuyait le pays. Quelle appréciation faites-vous de la politique du gouvernement ? Qu’aurait-il pu faire ?
SK : Clairement, établir un contrôle des capitaux. James Galbraith, qui faisait partie d’une petite équipe créée par Varoufakis pour travailler des scénarios et des propositions, a dit dans une importante entrevue, l’été passé, qu’il avait suggéré, à ce moment, à Tsípras d’établir un contrôle des capitaux, et que Tsípas rejeta catégoriquement cette idée, vu que « cela aurait mis en péril l’appartenance de la Grèce à l’eurozone ».
NLR : Mais Chypre a imposé des contrôles de capitaux durant quasiment deux ans et restait néanmoins dans l’eurozone.
SK : Exactement. Il était clair que l’entourage de Tsípras ne voulait prendre aucune mesure d’autodéfense. Certes, l’établissement du contrôle des capitaux signifie que l’euro n’est pas exactement équivalent aux autres monnaies. Mais ç’aurait été un pas vital. Un assaut massif contre les banques s’était mis en place ; les capitaux quittaient le pays, et les liquidités du système bancaire se basaient exclusivement sur le mécanisme de prêt d’ultime recours, une fois que le principal canal financier avait été coupé par la BCE, début février. Toute l’ambiance durant les premières semaines de février fut extrêmement conflictuelle. Les négociations furent très difficiles. A Athènes, les gens avaient commencé à descendre dans la rue pour appuyer Syriza ; il y eut même une certaine solidarité dans d’autres villes européennes. Un scénario de confrontation paraissait donc crédible, mais il était en train de s’épuiser en raison de la pression sur le système bancaire grec. Les contrôles des capitaux auraient pu l’interrompre et éviter la capitulation du 20 février, lorsque Syriza accepta l’extension du protocole. L’entourage de Tsípras a tenté de vendre cet accord comme un compromis pour gagner du temps, mais personne ne pouvait les croire : ils avaient rejeté les mesures d’autodéfense élémentaires, qui venaient non seulement des rangs de la Plateforme de gauche – dès le début, nous avions demandé le contrôle des capitaux -, mais aussi de personnes de leur propre équipe.
NLR : Avec l’accord du 20 février, Syriza a abandonné son rejet du second mémorandum de la Troïka et, par contre, le prolongea durant quatre mois, jusqu’au 30 juin 2015, en promettant d’honorer tous les paiements aux créanciers. D’autre part, les fonds de secours (7,2 milliards d’euros) prévus par le mémorandum seraient livrés seulement si la Grèce menait à bien toutes les mesures : baisses des retraites, licenciements, etc. Durant cette période de trois semaines, il n’était jamais clair ce que Tsípras et Varoufakis étaient en train de négocier. Ont-ils changé leurs demandes ?
SK : Ils étaient en train de négocier ce qu’ils appelaient un « programme pont » pour tenir jusqu’en juin. Ils espéraient que ce programme ne serait pas soumis aux mêmes conditions. Ils voulaient gagner du temps jusqu’en été, parce qu’ils savaient que les paiements de la dette seraient ensuite inférieurs, vu que la majorité des paiements en 2015 devaient être effectués entre février et août. La tactique de Varoufakis fut de négocier en permanence, jusqu’à ce que les chaînes du mémorandum se relâchent. Il pensait sérieusement jouer cette carte jusqu’à la limite la plus éloignée possible, en croyant réellement que Schäuble et l’eurogroupe feraient des concessions substantielles, vu que le coût idéologique pour eux serait sinon trop grand. Mais il sous-estimait complètement l’asymétrie de la situation : la sophistication apparente de toutes les théories des jeux cachait un manque de réalisme politique élémentaire.
NLR : Naturellement, Schäuble et les autres ministres des finances se cramponnèrent à la lettre de l’accord du 20 février : pas un centime de ce prêt de 7,2 milliards de « sauvetage », jusqu’à ce qu’ils aient totalement accomplies les mesures du mémorandum. Même ainsi, le gouvernement de Syriza a maintenu le paiement des intérêts ?
SK : Oui, Tsípras n’a obtenu aucun argent de l’eurozone durant toute cette période. Raison pour laquelle Syriza s’appropria toutes les réserves effectives des institutions publiques – hôpitaux, écoles, municipalités, universités – pour les livrer au FMI et à la BCE, afin de payer les intérêts échus chaque mois. Ainsi, les 7,2 milliards d’euros ont été payés exclusivement grâce aux réserves nationales ; la Grèce fut le seul pays au monde qui a payé sa dette publique de cette manière. Aucun dirigeant grec n’avait agi ainsi auparavant, bien que les fonds de secours n’auraient certainement pas été refusés à Papandreou, ni à Samaras. Mais il est instructif de constater que Tsípras ait préféré donner cet argent plutôt que d’envisager la possibilité d’une rupture.
NLR : Schäuble a dit de Tsípras, au moment de l’accord du 20 février 2015 : « J’aimerais savoir comment il vend cela chez lui ». Comment Tsípras a-t-il fait ?
SK : En ôtant de l’importance à cela. Le discours de Tsípras et de son entourage semblait suggérer : « Ils nous l’ont imposé contre notre volonté, bien que nous ayons fait tout ce qui était possible, il n’y avait pas d’autre option. Mais vu que cela va contre nos croyances, nous déploierons toute l’inventivité des descendants d’Ulysse pour éluder et miner ces conditions, pour les tourner dans un sens positif dans le cadre des limitations existantes. Oui, nous l’avons approuvé formellement, mais au plus profond de nous-mêmes, nous ne croyons pas au document que nous avons signé ». C’est ce que Tsípras a plus ou moins dit à Costas Lapavitsas en avril 2015, juste après que Varoufakis ait envoyé la seconde liste de réformes, comprenant des mesures qui pouvaient avoir un sévère effet récessif. Quand Costas Lapavitsas l’indiqua à Tsípras, celui-ci répondit : « Ecoute, nous dirons que nous allons faire cela, mais crois-tu réellement que nous le ferons ? ». Quand l’Eurogroupe dit que les Grecs n’étaient pas sérieux, il y avait là une certaine part de vérité. C’est l’astuce du subordonné qui dit : « Oui, bien sûr », mais qui ensuite évite d’agir. Tsípras jouait à ce jeu. C’est ainsi qu’il a vendu sa capitulation à l’électorat en septembre 2015.
NLR : Comment décririez-vous les relations de Syriza avec les médias grecs ?
SK : C’est un point-clé. Nous utilisons le terme diaploki – littéralement « interconnection » - pour décrire la collusion des intérêts privés et publics, dont les médias sont le centre géométrique. Bien sûr, c’est un phénomène beaucoup plus large, probablement mondial. Les journaux et les chaînes de télévision grecs appartiennent à des entrepreneurs qui font des affaires avec l’Etat et entretiennent des relations directes et privilégiées avec les politiciens. Il ne faut pas oublier de dire que les médias de communication furent massivement hostiles durant l’ascension de Syriza. En 2012, la couverture de la campagne électorale avait des effluves latino-américaines, où les chaînes de télévision transmettaient un message putschiste : ce n’est pas un parti de gouvernement légitime, nous ferons n’importe quoi pour éviter qu’il arrive au pouvoir. Le niveau de violence symbolique était incroyable. Le ton de la chaîne publique ERT était plus mesuré, mais celle-ci a toujours été dirigée par les gouvernements successifs : co-gérée, si l’on peut dire, par Nea Democratia et le PASOK. Pour obtenir un travail, y compris comme nettoyeur, il fallait être affilié à l’un de ces deux partis. C’est parfaitement normal en Grèce ; c’était le cas dans la majeure partie du secteur public.
La figure-clé dans la stratégie de Syriza par rapport aux médias a été le collaborateur le plus proche de Tsípras, Nikos Pappas. Son père fut une figure connue du KKE (intérieur) et joua un rôle important dans l’insurrection étudiante de 1973 ; il devint un fonctionnaire du parti à plein temps après la chute de la Junte, toujours dans l’aile la plus droitière, la plus européiste. Dans les années 1990, son fils était actif au sein de la Jeunesse de Synaspismos, où il a connu Tsípras ; ils ont le même âge.
Il a étudié l’économie en Ecosse et obtenu un travail dans l’appareil du parti lorsqu’il rentra à Athènes. Pappas était chargé essentiellement du travail sale. Il s’arrangea pour exploiter la relation délicate des magnats des médias avec la loi et les banques. Beaucoup de ces cliques ne payaient jamais leurs impôts et devaient beaucoup d’argent à l’Etat. Même la radio publique ne suivait pas les procédures légales ; il n’y avait aucune procédure pour les appels d’offres. Leurs entreprises étaient très mal gérées, aucune d’elles n’est réellement rentable. Ils doivent des milliers de millions aux banques. Raison pour lesquelles un gouvernement peut les faire chanter facilement, en les menaçant de couper leurs lignes de crédit, etc. Ils savaient qu’en cas d’arrivée de Syriza au gouvernement ils pourraient être menacés. Mais Syriza voulait aussi un modus vivendi, et Pappas a commencé rapidement à conclure des accords. « Vous devez de l’argent, ce que vous faites est illégal. J’ai des informations concernant votre présence sur la liste Lagarde – c’est-à-dire des comptes non déclarés dans des banques suisses ; vous allez donc engager dix personnes que je vous recommanderai, et vos médias diront ceci et son contraire ». Ce genre de choses a totalement été institutionnalisé. Arriver à un accord avec les médias de communication faisait partie de l’élaboration d’un accord stable et permanent avec la bourgeoisie grecque. Politiquement parlant, c’était le centre de tout le projet.
NLR : Mais les canaux de télévision privées n’ont-ils pas continué à se comporter de manière absolument injurieuses ?
SK : Réellement non. Le changement s’est produit en 2014 lors des élections européennes et régionales remportées par Syriza. A partir de ce moment, il n’y avait aucun doute : Syriza allait gagner les prochaines élections nationales, et l’attitude des principaux moyens de communications privées a changé. La ligne était maintenant : Tsípras est plus raisonnable que les gens ne pensent, mais il doit se défaire de son aile radicale la plus incorrigible, particulièrement la Plateforme de gauche. Les médias internationaux semblaient penser de même
NLR : Entre temps, ERT avait été fermée par Samaras en été 2013, n’est-ce pas ?
SK : Certainement, ce fut une question d’heures. Ils l’ont annoncé à cinq heures de l’après-midi et ils la fermèrent à neuf heures, je crois. L’émission se termina, mais la police anti-émeutes n’entra pas pour évacuer l’édifice jusqu’en novembre : ainsi le bâtiment resta occupé durant plusieurs mois et se transforma en un centre fréquenté pour toutes sortes de mobilisations, concerts, manifestations… Les employés créèrent un canal de télévision alternatif, qui continua de fonctionner on-line après que la police ait coupé les émetteurs. Ce fut extraordinaire : un grand édifice central occupé en permanence par ses travailleurs, qui développaient un modèle d’information alternative. Si Syriza avait eu la volonté politique nécessaire, il aurait pu transformer cette expérience en quelque chose qui aurait changé la dynamique de la situation, mais il ne le fit pas. Lafazanis fut l’unique figure importante de Syriza qui visitait le bâtiment tous les jours.
En avril 2015, Syriza a rouvert ERT et réengagé la majorité des personnes qui avaient été licenciées, mais il est revenu à l’ancien modèle d’une entreprise de radiodiffusion contrôlée par l’Etat. La figure qu’il désigna pour la diriger, Lambis Tagmatarchis, était un membre ornemental du groupe corrompu des médias du PASOK durant les années de Simitis et de Papandreaou. Il n’y eut aucune intervention de la troïka pour le faire nommer. Ce fut une décision totalement indépendante.
NLR : Quels aspects positifs de son programme le gouvernement de Syriza a-t-il mis en pratique, de janvier à juillet 2015 ?
SK : Très peu. Le niveau de l’activité législative est descendu à des extrêmes sans précédent. Durant cette première période, seuls dix ou douze projets de loi ont été approuvés. La majorité d’entre eux était positive, mais très limitée : un paquet minimum pour faire face à la crise humanitaire, approximativement un sixième du paquet annoncé dans le programme de Thessalonique, y compris le rétablissement de l’électricité mais en se centrant exclusivement sur les cas les plus désespérés ; la taxe d’entrée de 5 euros à l’hôpital – - une mesure très haïe du mémorandum – fut annulée ; les prisons de haute sécurité furent abolies, ce qui fut positif ; fut aussi annulée la réforme du code de la nationalité. Les retards dans le paiement des impôts pouvaient maintenant être acquittés par une centaine de paiements mensuels – ces retards étaient énormes, environ 90.000 millions d’euros, soit la moitié du produit intérieur brut (PIB) - ; mais cette mesure fut partiellement révoquée par le troisième mémorandum. Dans plusieurs cas, les ministres de la Plateforme de gauche ont pu impulser des initiatives. Par exemple, Lafazanis bloqua la privatisation du terrain autour du Pirée et de l’entreprise nationale de l’énergie.
NLR : Quel rôle joua la Plateforme de gauche dans la critique publique de la direction ?
SK : A mon avis, nous n’avons pas fait ce que nous aurions dû faire. Vu que les figures les plus connues de la Plateforme de gauche siégeaient au Conseil des ministres, elles étaient absorbées par leurs responsabilités gouvernementales et ne pouvaient pas jouer le même rôle politique public qu’auparavant. Nous avons tenté de les remplacer avec la promotion d’autres personnes qui avaient plus de liberté pour s’exprimer, mais ce ne fut pas facile. Néanmoins, tous les débats internes durant cette période furent très publics : quand les sites web de la Plateforme de gauche critiquaient les décisions du gouvernement, ce qui était fréquent, cela devenait une nouvelle de premier plan. Au comité central, nous avons attaqué férocement l’accord du 20 février, et nous avons clairement affirmé que nous n’accepterions aucune reddition.
Le comité central s’est réuni trois fois entre janvier et juillet ; la dernière réunion, après la capitulation, fut un échec total. Même si les motions de la Plateforme de gauche ont obtenu 40 % des votes, lors de la première réunion, et 44 %, lors de la seconde, ce qui signifiait l’appui d’autres courants à nos positions. Ces amendements étaient d’authentiques textes alternatifs, exprimant notre total désaccord avec ce que faisait le gouvernement. Notre proposition consistait à attirer toute la gauche du bloc majoritaire, y compris non seulement une partie du Groupe des 53, mais aussi des figures comme Zoe Konstantopoulou, Manolis Glezos ou les maoïstes ; y compris des personnes comme Yannis Milios qui, bien qu’étant anticapitaliste, se refusait à toute discussion sur la nécessité d’abandonner l’euro. La Plateforme de gauche a agi alors comme pôle d’attraction, spécialement parmi la base, mais le parti n’a pas joué de rôle significatif. La Plateforme de gauche n’a pas réagi à la marginalisation du parti comme elle aurait dû le faire. Nous aurions dû présenter notre propre programme alternatif. Nous avons décidé en avril de préparer un texte, auquel Lapavitsas avait commencé de travailler, mais la direction de la Plateforme de gauche ne lui a jamais donné le feu vert. Et ensuite nous avons été dépassés par les événements en juin et durant la période avant le référendum.
NLR : Quels étaient les principaux points du programme ?
SK : Il se serait agi d’une feuille de route concrète articulée autour des quatre mesures que nous avions constamment préconisée depuis le début de la crise : non-paiement de la dette, nationalisation des banques, imposition du contrôle des capitaux et préparation d’une monnaie alternative, dans cet ordre. Cela aurait aussi supposé l’adoption de mesures législatives unilatérales : le rétablissement de la législation du travail, en établissant une taxe spéciale sur le capital pour démontrer une claire volonté politique. Le feu vert n’est jamais arrivé, parce que cela aura signifié la sortie du gouvernement des quatre ministres de la Plateforme de gauche. Mais ils auraient dû au moins se préparer à cette sortie. La direction de Tsípras fut implacable, alors que nous nous en tenions aux règles : en argumentant dans les sections et au comité central, en publiant du matériel sur nos sites web, en organisant des réunions… Mais ils avaient marginalisé le parti et ne rendaient des comptes à personne. Le processus des prises de décision restait confiné à l’intérieur du cabinet : en réalité, même pas dans sa totalité, mais dans les cercles informels autour de Tsípras et Dragasakis, ce que nous appelons le « para-centre du pouvoir ». Pour moi, c’était plus facile d’être plus ouvert, de forcer les limites de ce qui pouvait se dire, vu que je n’étais pas membre du gouvernement ; mais nous aurions dû ouvrir d’autres fronts en livrant une guerre non conventionnelle.
Certainement, cela aurait nécessité un appui plus large, bien au-delà du parti. J’ai étudié un bon nombre de situations latino-américaines en cherchant des points de comparaison et de réflexion. Au Chili, où la gauche de l’Unité populaire a tenté de mobiliser les gens au-delà des appareils partidaires, la revue Chile Hoy a joué un rôle important dans le regroupement des personnes à la gauche du Parti socialiste avec les mouvements sociaux, des éléments de la gauche radicale chrétienne, de l’extrême gauche, etc. Ce type de possibilités est nécessaire pour mettre en pratique une stratégie non conventionnelle qui peut réellement déstabiliser la direction. Je ne veux minimiser ni notre responsabilité collective, ni la mienne personnellement ; mais il y a d’autres responsables de l’échec. La coalition d’extrême gauche Antarsya a des activistes potentiellement très intéressants, qui auraient pu contribuer à une autre issue, mais ils étaient trop sectaires. Pour les sectaires, les plus proches d’eux apparaissent toujours comme le plus grand obstacle, raison pour laquelle au lieu de chercher à construire quelque chose avec nous – et, lorsque la confrontation finale s’approchait, cherche à débloquer la situation -, ils passaient leur temps à dénoncer la Plateforme de gauche plus fortement que la direction de Syriza. Et, bien sûr, le sectarisme extrême du KKE a contribué à l’évolution négative depuis 2010. On aurait pu éviter la coalition avec les Grecs indépendants si, en 2012, le KKE avait accepté une ligne unitaire minimum avec Syriza. Cela aurait regroupé toutes les forces de gauche issue de la matrice communiste dans une nouvelle dynamique politique, qui aurait eu des possibilités réelles dans ces circonstances. C’est exactement ce que le KKE ne voulait pas, parce que cela aurait ouvert une dynamique plus imprévisible qu’ils ne pouvaient imaginer.
NLR : Une autre tâche consistait à indiquer les coûts et les bénéfices réels de l’abandon de l’euro, pour que les Grecs puissent prendre une décision en connaissance de cause.
SK : Oui. Je ne suis pas althussérien, mais dans ce cas la notion d’obstacle épistémologique est valide. Le mantra de l’européisme de gauche, la croyance à un « bon euro » bloque toute compréhension sur les alternatives possibles. Un niveau d’expérience technique est bien sûr nécessaire dans ce cas ; y compris si cela signifie qu’il ne soit pas facilement accessible au public en général, la connaissance de son existence agit puissamment comme argument dans l’opinion publique. C’est aussi nécessaire, et ce ne doit pas continuer d’être une discussion entre experts. Ce fut la responsabilité de la Plateforme de gauche, et notre bilan est mixte. Nous avons fait une bonne partie du travail, dans le sens que tout le monde savait depuis le début de la crise qu’il nous semblait que la solution devait impliquer la sortie de l’euro et une confrontation totale avec la Troïka et avec l’oligarchie grecque. Nous avons lutté de manière cohérente sur cette base depuis 2010. Néanmoins, nous n’avons pas pu présenter une vision alternative élaborée de manière adéquate et un contre-programme qui déclencherait un débat public plus large.
NLR : A l’époque, la Plateforme de gauche fut-elle claire par rapport à la position de Tsípras durant cette période ?
SK : Dès le début, nous savions que la capitulation était une option possible. Notre calcul était que l’Eurogroupe et la Troïka pourraient vouloir tellement humilier Tsípras que même celui-ci dirait non, ou que pourraient être créées des conditions où il devrait le faire parce que les autres allaient trop loin. Mais nous avons mal jugé la temporalité du processus : la guerre d’usure à laquelle recourut le gouvernement, avec toutes ces pseudo négociations, a duré des mois. Après l’accord du 20 février, un climat de passivité et d’épuisement s’est imposé. Nous avons aussi sous-estimé les effets concrets et symboliques de l’appropriation des réserves publiques pour payer la dette jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien dans les caisses. Quand il n’y avait plus d’argent, je ne sais pas ce que nous aurions pu faire, même si nous avions pris le contrôle de la situation. Nous aurions dû réagir à ce moment, mais nous ne l’avons pas fait. Plus nous étions proche du moment critique, cathartique, que représentaient le référendum et la capitulation qui l’a suivi, moins nous avions de possibilités de contrôler la situation.
Lors de l’annonce du référendum, nous pensions que notre vision l’avait emporté. Nous avions estimé qu’arrivé à un point mort Tsípras prendrait finalement une initiative de ce type et qu’elle libérerait des énergies. C’est exactement ce qui s’est passé durant cette semaine folle : le référendum a déclenché dans toute la société une radicalisation qui s’est exprimée dans le vote. A fin juin, Tsípras était prêt à accepter l’ultimatum de l’Eurogroupe, mais il y avait un état d’esprit rebelle partout, pas seulement au sein du parti, mais aussi hors de celui-ci, et Tsípras ne pouvait pas capituler sans offrir au moins un simulacre de bataille. Pour lui, c’était le référendum. Mais il n’avait pas anticipé la radicalité qui se produirait, avec le contrôle des capitaux, la fermeture des banques, les gens qui faisaient la queue pour obtenir dans les automates le maximum de 60 euros par jour.
La manifestation du vendredi 3 juillet à Athènes – deux jours avant le référendum – fut l’une des plus grandes de l’histoire grecque. Elle fut extrêmement impressionnante, non seulement en nombre, mais par son esprit combatif et son état d’esprit. Le mouvement des places avait aussi attiré beaucoup de gens, mais l’état d’esprit était alors plus dispersé et moins militant.
Maintenant, il y avait une foule politisée, appelant à la bataille. Cette nuit-là, Tsípras quitta son bureau de premier ministre, la maison Maximou, pour se rendre sur la place Syntagma, située juste en face. Lorsqu’il entra sur l’avenue conduisant à la place, la foule s’étendait sur des kilomètres, jusqu’à l’hôtel Hilton. Une foule immense le mena à Syntagma, lui faisant un triomphe à la Perón. Le résultat fut que Tsípras s’effraya beaucoup physiquement. Il commença à transpirer et abrégea des trois quarts le discours qu’il avait préparé. Ce devait être une intervention de quarante minutes et il parla seulement huit minutes, improvisant beaucoup sur le thème que les Grecs aiment l’Europe et autres balivernes. L’ambiance était exactement celle que la Plateforme de gauche avait prévue, mais elle arrivait trop tard, tant en terme des possibilités matérielles existant à ce moment, ainsi que dans le sens que, pour Tsípras, c’était réellement un épilogue, une préparation à la capitulation finale, une manière de dire qu’il avait joué toutes les cartes possibles et qu’il avait démontré ne rien pouvoir faire de plus.
NLR : La direction de Syriza était divisée sur le référendum ?
SK : Oui. Les éléments les plus corrompus ou les plus droitiers du gouvernement étaient contre la convocation du référendum. Dragasakis s’y opposait férocement ; Stathakis s’est exprimé dans le même sens ; Panousis, à l’époque ministre de l’Intérieur, s’y opposait aussi. Ils pensaient que le risque était double. Premièrement, que la situation devienne incontrôlable et que Tsipras se verrait attaqué, même si on comprenait que ce n’était pas sa proposition. Deuxièmement, ils étaient conscients de l’imminence de la capitulation et ils pensaient qu’un référendum ne ferait qu’en augmenter les coûts. J’ai parlé à quelques intellectuels proches de Dragasakis qui ont publié à ce moment un texte dans la presse grecque, demandant à Tsípras d’annuler le référendum. Ainsi, en nous introduisant dans l’esprit d’Alexis Tsípras, nous voyons que la situation était à un point mort, que le délai du 30 juin était sur le point d’échoir, qu’il avait déjà fait sa meilleure tentative de capitulation avec le texte de 47 pages qu’il a présenté fin mai ; l’Eurogroupe l’avait rejeté et répondit avec le paquet Juncker, exigeant essentiellement que la Grèce accepte toutes les conditions de la Troïka. C’était un ultimatum : tu prends ou tu laisses. Et on sentait clairement qu’à l’intérieur du parti les gens n’étaient pas disposés à l’accepter. De manière plus générale, la même chose se produisait dans l’opinion publique : les parlementaires de Syriza et les sections locales recevaient des messages bien au-delà des cercles d’activistes. Les gens étaient très mécontents des négociations de l’Eurogroupe, des milliers de personnes ont signé des appels sur les réseaux sociaux, disant : « Tsípras, reviens maintenant ! Prends le prochain vol ! ». L’idée du référendum était dans l’air, impulsée en réalité par quelques membres du gouvernement, pas spécialement par nous.
NLR : Yorgos Papandreou n’avait-il pas eu cette idée, en 2011 ?
SK : Oui, d’une certaine manière. Mais Tsakalotos et d’autres avaient aussi dit : « Pourquoi pas un référendum sur l’austérité, s’il s’agit de cela ? ». Quant à Tsípras, l’unique certitude que nous avons c’est qu’il ne pensait qu’aux tactiques. Il y a deux possibilités qui ne s’excluent pas : premièrement, il pensait pouvoir obtenir ce que je dis : un signe supplémentaire de l’appui populaire pour améliorer sa position dans les négociations. La question posée était suffisamment vague – Non ou oui au paquet Juncker – pour ne pas poser la question de la rupture avec l’euro. Il a dû s’imaginer que tout se passerait dans une atmosphère relativement contrôlée et calmée ; il a complètement sous-estimé l’effet de la fermeture des banques, du manque de devises, etc., lorsque la BCE a fait monter la pression en coupant le mécanisme de financement urgent des banques. La tension monta subitement le lundi 29 juin avec la fermeture des banques. A ce moment, il était clair, je le pense, que Tsípras attendait une victoire du oui ou, en tout cas, une victoire du non par une marge très étroite.
La seconde possibilité, c’est qu’il avait déjà pris la décision de signer le troisième mémorandum, mais qu’il croyait nécessaire une preuve de vaillance au dernier moment pour la légitimer ; pour pouvoir dire : « Ecoutez, j’ai utilisé toutes les armes que nous avions et je n’ai pas pu obtenir plus ; il n’y a pas d’autre alternative ». C’était ses intentions. La vérité est qu’il s’est senti totalement assommer par la dynamique déclenchée par le référendum. Il était dans la situation de l’apprenti-sorcier qui a libéré des forces ayant ensuite leur propre dynamique autonome. En quelques heures, il a démoli tous les ponts et le cadre du consensus qu’il avait construit durant trois ans. Peut-être, la chose la plus utile du documentaire trompeur de Paul Mason sur YouTube, #ThisIsACoup – quoique, bien sûr, ce ne fut pas un coup d’Etat ! -, c’est l’image des figures-clé du gouvernement, commotionnées et agacées, lorsqu’ils ont vu les résultats du référendum, l’échelle du vote Oxi [Non]. Cela en dit beaucoup sur ce que ces personnes avaient en tête. Et le contraste entre eux et Varoufakis, tout réjoui, qui, dans sa forme politique peu fiable, était néanmoins disposé à aller un pas plus loin. Finalement, Varoufakis n’accepta pas la capitulation – il n’y était pas prêt, malgré son opposition à la sortie de l’euro, ou tout au moins très réticent à l’envisager. C’est pour cette raison qu’il est parti.
NLR : Après l’extraordinaire 61 % de non au référendum du 5 juillet, non seulement Tsípras, mais quasi tous les députés de Syriza votèrent pour la capitulation : seuls deux parlementaires de Syriza votèrent contre et huit autres s’abstinrent. Fut-ce une surprise ? Y eut-il de la part du public des représailles contre eux, après une votation si explicite ?
SK : Ce ne fut pas une surprise ; mais cela a suscité un énorme traumatisme. Des activistes du district de Fócida, près de Delphes, une région relativement pauvre, m’ont raconté que dans les petits villages les représentants de Syriza sortaient de la maison à 5 heures du matin et rentraient très tard pour éviter de rencontrer qui que ce soit. Ils avaient honte. A Athènes, durant des jours, les membres du parti n’apparurent pas à leurs postes de travail, parce qu’ils ne pouvaient pas regarder leurs collègues en face. Des figures très connues n’osaient pas aller faire leurs achats dans leurs quartiers. La Grèce s’est convertie en un pays de fous où, le 6 juillet, on nous demandait d’oublier ce qui s’était passé le jour d’avant ; un pays où le premier ministre rencontrait les vaincus et acceptait tous leurs termes ! Dès le 14 juillet, après la dernière réunion de l’Eurogroupe, le parti a commencé à se désintégrer, ses membres l’abandonnaient massivement. Maintenant Syriza est l’ombre de ce qu’il fut. Il n’avait jamais été un parti de masse, à proprement parler, et son nombre maximum de membres fut de 35.000. Comme point de comparaison, Nea Democratia a 400.000 membres enregistrés ; le PASOK en avait bien plus avant 2009. La majorité des activistes ont quitté Syriza ; ceux qui y sont restés ont un poste gouvernemental ou travaillent pour le parti. Il a totalement perdu sa base syndicale, qui a rejoint l’Unité populaire. Le seul secteur social où Syriza n’a presque pas perdu est le secteur académique, comme effet de l’étatisation, de la décomposition idéologique et de la folle europhilie qui fait partie de la condition symbolique de tout professeur universitaire grec.
NLR : Syriza approuva le mémorandum en août. Tsípras convoqua immédiatement des élections pour le 20 septembre. Compte tenu du résultat du référendum, pourquoi le score électoral d’Unité populaire fut-il si mauvais ?
SK : Premièrement, nous aurions dû agir plus rapidement. Nous avons tenu une réunion privée du Courant de gauche, la principale composante de la Plateforme de gauche, le 16 juillet, et nous y avons pris la décision de quitter Syriza. Nous pensions que notre position se renforcerait si nous attendions jusqu’à ce que le mémorandum soit réellement approuvé, pour déclarer : c’est quelque chose qu’on ne peut accepter. Mais ce fut une erreur tactique de retarder cette prise de position jusqu’en août, une fois que les élections avaient été convoquées. De toute évidence, Tsípras manipula le calendrier pour les convoquer le jour après l’approbation du référendum, de sorte que nous avions seulement quatre semaines pour mettre en route une nouvelle formation politique. L’électorat ne savait pas ce qu’était l’Unité populaire. Les gens pouvaient identifier une figure comme Lafazanis, mais dans les centres de vote ils disaient : « Qui sont-ils ? », et beaucoup étaient surpris de savoir que nous avions quitté Syriza. Un autre facteur-clé fut que, même après la rupture, nous n’avons présenté aucun programme alternatif développé. Il y eut un manque de confiance chez la direction centrale de l’Unité populaire ; ils se comportaient comme s’ils étaient toujours l’opposition interne de Syriza. Ils ne s’étaient pas suffisamment libérés de cette ligne de pensée et de cette pratique.
Voici quelques raisons. Une autre fut la démoralisation régnante. Les personnes totalement opposées à ce qui s’était passé sont simplement restées à la maison le jour des élections. La participation tomba à un minimum historique. Tsípras gagna avec seulement 1,9 millions de votes. En 2009, pour faire une comparaison, le PASOK avait obtenu plus de 3 millions. L’Unité populaire n’est pas une force insignifiante. Elle compte plus de 5.000 membres, avec un noyau militant diversifié : le gros de ses forces provient de la Plateforme de gauche, mais il y a aussi un courant du Groupe des 53 de Syriza, qui comprend des figures importantes des campagnes en faveur des immigrants et des droits sociaux, ainsi que les « althussériens » de Antarsya. Mais elle a été affaiblie par l’absence de représentation parlementaire, ce qui signifie que les médias ne sont pas obligés de nous prendre en compte. Bien sûr, cela entraîne aussi des conséquences financières ; le parti est beaucoup plus faible en termes de ressources que de capacité combative. Néanmoins, dans des occasions comme le récent anniversaire de l’insurrection de l’Ecole polytechnique ou les protestations sociales, l’Unité populaire a démontré qu’elle a une meilleure capacité de mobilisation que le plus ou moins « Nouveau » Syriza, comme nous pourrions l’appeler.
NLR : Quels sont les termes du troisième mémorandum impulsé maintenant par le « nouveau » Syriza ?
SK : La Grèce est maintenant un semi-protectorat : une sorte de grand Kosovo. Il y a un nouveau paquet d’austérité, avec plus de coupes et d’impôts, pour une économie qui a déjà perdu un quart de son PIB. Le gouvernement grec a perdu son pouvoir législatif, vu que chaque projet de loi doit être approuvé par le Quartet avant d’être présenté au Parlement. Quant au pouvoir exécutif, l’organe de collecte des impôts, le secrétariat général des dépôts publics, il est maintenant totalement « indépendant » du gouvernement élu et, en réalité, il est contrôlé par des personnes nommées par Bruxelles. Les décrets émis par le Secrétariat ont la même valeur que les décisions du Conseil des ministres, selon les termes du mémorandum. Ensuite, on trouve le Conseil de discipline fiscale, avec cinq membres, qui fonctionne selon la même ligne. Il ne doit rendre de comptes à aucune autorité gouvernementale, il est étroitement surveillé par le Quartet et peut imposer des coupes dans les dépenses, s’il suspecte une possible déviation des objectifs fiscaux, qui exigent un 3,5 % de superavit dès 2018. Privé de ses leviers, l’Etat grec est aussi dépossédé de ses actifs restants. Les aéroports ont déjà été vendus à une entreprise allemande, dont l’actionnaire principal est l’Etat fédéral de Hesse (République fédérale d’Allemagne). Les banques ont été vendues essentiellement à des fonds vautour. Les saisies d’habitation recommenceront en février [2016]. Syriza est très fier des mesures obtenues qui sont supposées protéger le 25 % des hypothèques ; cela signifie que le 75 % d’entre elles restent exposées à la récupération par les banques.
Le gouvernement de Tsípras tente de gagner du temps en faisant traîner les négociations, spécialement sur la réforme des retraites, un thème explosif parce que les retraites sont déjà très basses en Grèce ; de plus, pour des centaines de milliers de foyers, qui comprennent au moins deux ou trois générations, elles constituent l’unique source de revenus. Syriza joue avec les délais imposés par le Quartet : d’abord décembre, ensuite janvier ; chaque nouveau délai est présenté comme une sorte de victoire. Ensuite, il y a l’agriculture. La Grèce est le dernier pays d’Europe occidentale avec un secteur primaire significatif : les petits paysans représentent environ 10 % de la population. Il existe un plan délibéré pour éliminer ce secteur grâce à des impôts excessifs, pour le restructurer, le concentrer et l’ouvrir à l’agrobusiness, jusqu’ici inexistant en Grèce. Le type de capitalisme grec à petite échelle, qui a existé durant des décennies, est éliminé aussi dans les services. La côte est vendue à prix soldé, que ce soit pour des opérations immobilières ou à l’industrie touristique à grande échelle ; en Grèce, le secteur touristique est dominé essentiellement par des entreprises familiales. L’objectif, c’est une Grèce avec une main-d’œuvre bon marché, sans droits sociaux, avec quelques ruines et quelques plages. Un mélange de Bulgarie et de Tunisie, avec le régime politique du Kosovo, comme je le disais. C’est le futur que Syriza nous prépare.
NLR : Ainsi, il faut dire que Syriza a chaussé les bottes du PASOK comme parti grec représentant du centre-gauche néo-libéral ?
SK : En d’autres temps, le PASOK fut bien meilleur. Durant de nombreuses années, les gens l’associaient à d’importantes améliorations sociales : l’état de bien-être construit dans les années 1980 et la profonde démocratisation survenue alors. A la différence d’autres pays européens, les dernières années 1970 et les premières années 1980 furent une bonne époque en Grèce. Il y avait une confiance réelle sur le fait de pouvoir suivre notre propre voie de changement social et d’indépendance nationale. Ce fut une période créative : les avancées dans des domaines comme le droit du travail et l’éducation figuraient parmi les plus progressistes d’Europe. Il y avait une sensation d’optimisme qui s’est prolongée durant des décennies ; même dans les années 2000, cela signifiait pourtant quelque chose, malgré la corruption. La corruption produit aussi des corrompus ; le PASOK a corrompu la société grecque et les classes populaires, et l’effet fut dévastateur. Mais ensuite le PASOK fut dévoré par les mémorandums. Comme le dieu Moloch, ceux-ci ont constamment besoin de nouveaux sacrifices. Sur ce point, Syriza a remplacé le PASOK de Yorgos Papandreou comme victime suivante du sacrifice.
NLR : A quelle figure politique peut-on maintenant comparer Tsípras ? Quelle différence y a-t-il entre lui et Renzi, par exemple ?
SK : Renzi ne vient pas de la gauche ; il n’a jamais prétendu être une figure radicale. On pourrait plutôt comparer Tsípras à Achille Ochetto, le dirigeant du Parti communiste italien, qui a liquidé toute la tradition du parti. Ochetto visita le siège de l’OTAN à Bruxelles et dit : « C’est le centre de la paix mondiale ». Il a visité Wall Street et dit : « C’est le temple de la civilisation ». Aucun social-démocrate, ni même un conservateur n’aurait jamais dit de telles choses. Le marxiste italien Costanzo Preve a signalé que les anciens gauchistes qui se désintègrent par l’intérieur cessent de croire à quoi que ce soit. Après avoir pris des décisions qui les mettent dans une position où la totalité de leur cadre de valeurs est vouée à l’effondrement, ils en arrivent à faire des choses qu’aucun politicien social-démocrate bourgeois ou de droite ne tenterait. Ils ressemblent aux anciens nomenclaturistes du COMECON qui ont dirigé les réformes néo-libérales les plus féroces : quand leur monde intérieur s’effondre, ils se transforment en porteurs d’un nihilisme qui les rend capables de n’importe quoi pour se maintenir au pouvoir. Tsípras, qui a construit toute sa position politique en promettant d’abolir les mémorandums, s’est converti maintenant en leur loyal serviteur.
Le nihilisme politique peut produire des choses étonnantes. Le gouvernement de Syriza est devenu l’un des plus agressifs de la région. Le tournant pro-israélien en Grèce fut initié par Konstantinos Mitsotakis dans les années 1990, et ensuite approfondi par Simitis et Papandreou. Syriza avait promis de rompre la coopération militaire avec les Israéliens. Durant les six premiers mois, il y eut des tentatives de moindre importance de développer une certaine indépendance dans la politique extérieure, mais une continuité discrète fut maintenue dans les relations avec Israël. Maintenant, le ministère des affaires étrangères a publié un communiqué exprimant son désaccord avec la politique de l’UE consistant à étiqueter de manière différente les produits des territoires occupés. Tsípras a visité Jérusalem et l’a reconnue comme capitale d’Israël ; même les Etatsuniens n’ont pas fait cela. En septembre 2015, la Grèce a participé à des manœuvres militaires, d’un niveau sans précédent en Méditerranée orientale, avec Israël, l’Egypte, les USA et Chypre. C’est une orientation stratégique : ils sont paniqués par la situation régionale et ils pensent que l’alignement avec les Etatsuniens et les Israéliens procure une certaine sécurité. C’est ce que je veux dire en parlant de nihilisme : Schäuble a demandé des coupes dans les retraites ou des saisies d’habitations pour les livrer aux banques, mais il n’a jamais demandé la soumission à Netanyahu.
NLR : Quelles leçons la gauche européenne devrait-elle tirer de l’expérience de Syriza ?
SK : Premièrement, il est impossible de lutter contre l’austérité ou le néo-libéralisme dans le cadre de l’union monétaire existante et, très probablement, de l’Union européenne comme telle. Une rupture est indispensable. Deuxièmement, la pratique politique des partis de la gauche radicale a un besoin vital de combiner la politique parlementaire et les mobilisations populaires ; quand ces mobilisations perdent, la politique parlementaire devient vaine, et en réalité cela renforce l’actuel effondrement de la politique représentative. Troisièmement, on a besoin d’une réinvention adéquate d’une vision anti-capitaliste large de la société : ni un retour aux vieilles recettes, ni une tabula rasa mythique.
Il était prévisible que la déroute en Grèce se propagerait comme une onde de choc négative au reste de l’Europe. Bien qu’il y ait d’autres facteurs, je crois que cette défaite a joué un rôle dans le fait que Podemos dit ne pas vouloir rompre avec l’euro, pas même avec le pacte de stabilité, et ait révisé sa position sur la dette. Actuellement, Podemos ne préconise même pas une rupture avec l’austérité comme condition pour une collaboration au niveau gouvernemental. Iglesias dit qu’il s’agit de dépasser le PSOE et d’orienter la social-démocratie vers la gauche. Les Portugais ont tiré une conclusion similaire ; là, l’impact de la défaite de Syriza est bien plus évident. Je peux comprendre que l’accord conclu avec les socialistes par le Bloc de gauche et le Parti communiste portugais était jusqu’à un certain point un mouvement tactique : la droite avait perdu la majorité au Parlement et il s’agissait de permettre aux socialistes d’aller au gouvernement ; sinon, la droite aurait repris à nouveau les commandes. Mais pour les formations de la gauche radicale, c’est une erreur fondamentale d’assumer une ligne qui, pour la social-démocratie, est simplement complémentaire. Nous n’avons pas besoin que les partis de la gauche radicale arrivent à un accord avec la social-démocratie pour limiter les saisies hypothécaires, augmenter le salaire minimum à 50 euros, annuler quelques redondances dans le secteur public, etc. Si nous croyons réellement que c’est le meilleur que nous pouvons obtenir, il faudrait opérer dans le cadre de la social-démocratie et essayer d’obtenir quelques améliorations concrètes. Néanmoins, pour un courant politique qui est supposé avoir une vision alternative pour la société, accepter cela comme horizon peut équivaloir à renoncer à cette vision.
Voilà le danger que le reste de la gauche radicale affronte en Europe maintenant, après la tentative manquée de Syriza : le danger de renoncer à l’idée même d’un changement plus radical. Mais tout le monde n’arrive pas aux mêmes conclusions. Mélenchon a organisé des débats à Paris sur la nécessité d’un plan B. Je crois qu’il est parvenu à des conclusions plus correctes à partir du cas grec, et il a dénoncé la capitulation de Tsípras. Maintenant, il parle ouvertement de la nécessité pour tous les partis de la gauche radicale européenne d’élaborer des plans alternatifs incluant l’option d’abandonner l’euro et la préparation pour une confrontation à grande échelle. Il y a une conférence similaire à Madrid organisée par la gauche de Podemos – Anticapitalistas – et d’autres forces de la gauche radicale en Espagne, qui inclut aussi une partie de la gauche radicale catalane, et. Ainsi, il y a des forces qui tirent les conclusions pertinentes.
Le paradoxe du cas grec, c’est que, malgré qu’il se soit terminé par un désastre, il nous a donné à certains moment une idée de ce que pourrait être une alternative. La séquence du référendum fut vitale pour relancer le processus de radicalisation populaire. Il a montré une manière appropriée de combiner le succès électoral et la mobilisation populaire. Ce fut un événement important : la première fois qu’un peuple a répondu « Non » à un ultimatum des pouvoirs gouvernants en Europe, du moins à cette échelle. Nous devons rester fidèles à la signification de cet événement et rejeter le récit dominant, nous demandant de feindre que cela n’est jamais arrivé.
1) La Plateforme de gauche était un bloc au sein de Syriza, dirigé par Panagiotis Lafazanis, ministre de l’Energie dans le premier Conseil des ministres de Tsípras, de janvier à juillet 2015. Lui et les 25 autres parlementaires de la Plateforme de gauche ont rompu avec le parti en août 2015.
2) Le Parlement élit le président grec à une majorité qualifiée, que Samaras n’avait pas.
Traduit de la version espagnole : Stathis Kouvelakis, « Ascenso y caida de Syriza », www.rebelion.org/noticia.php?id=213364&titular=ascenso-y-ca%EDda-de-syriza-
Version anglaise initiale, parue dans la New Left Review, 97, January-February 2016 : Stathis Kouvelakis, « Syriza’s Rise and Fall », https://newleftreview.org/II/97/stathis-kouvelakis-syriza-s-rise-and-fall
Sur Stathis Kouvelakis :
http://www.preavis.org/breche-numerique/auteur347.html