L’enfumage parlementaire
Il n’y a pas encore longtemps, les stratèges, promoteurs et bénéficiaires de la corruption, évoluant sur la scène haïtienne, croyaient avoir gagné la bataille de PetroCaribe. Au vrai, préjugeant de l’inertie collective et de la roublardise de l’intelligence haïtienne, ils n’avaient pas tort. Et pour cause, ils avaient mobilisé des ressources non négligeables et exercé des pressions considérables pour intimer les plus entêtés et faire en sorte que le dossier soit enterré. En haut lieu, il y a eu une manifeste volonté d’enfumer la vérité sur plus de trois milliards de dollars, tirés du programme dénommé Petrocaribe, mis en place par le Venezuela pour soutenir les efforts de développement des pays de l’Amérique Latine et de la Caraïbe.
On se rappelle qu’à plusieurs reprises, le président haïtien, Jovenel Moïse, assurant la continuité du régime responsable de la majeure partie de cette corruption, s’était prononcé contre le suivi de ce dossier en arguant qu’il s’agissait de persécutions politiques. Et même, qu’il avait pris soin d’ajouter, lors de son passage en France en décembre 2017, qu’il disposait d’alliés fidèles dans toutes les institutions du pays (et peut-être aussi ailleurs) pour bloquer tous les dossiers qui ne lui sont pas favorables. Et le Sénat de la République n’avait pas pris de temps pour lui donner raison.
Il y a eu certes les deux rapports volumineux, préparés par deux commissions sénatoriales distinctes, qui avaient tenté de mettre en évidence des irrégularités, des malversations, des détournements et des actions frauduleuses de dilapidation des fonds du trésor public dans le cadre de ce dossier. Cependant, la majorité parlementaire, acquise au pouvoir en place, avait décidé, en février 2018 dernier, de surseoir sur la procédure d’enquête parlementaire, en expédiant, comme une formalité administrative, le rapport final à la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSCCA). Une manière institutionnelle, à l’haïtienne, de jeter le dossier aux oubliettes.
Le réveil citoyen
Mais la roue de l’histoire tournant, les évènements des 6 et 7 juillet 2018, ayant conduit à la démission du gouvernement du premier ministre Jack Guy Lafontant, semblent avoir provoqué un vrai déclic dans l’opinion publique et contribué à un sursaut citoyen. Des lignes ont bougé, des voix longtemps silencieuses se sont élevées et la rue semble vouloir prendre le relais. Un slogan retentit sous forme d’interrogation revendicative : KoteKobPetwokaribeA ? Les réseaux sociaux s’en emparent. Des groupes virtuels portant ce slogan comme cri de ralliement citoyen se sont formés et alimentent le débat. Des messages se propagent. Tout invite à la contestation.
Pourtant, ce n’est pas encore le grand réveil qui doit enflammer l’horizon et faire reculer l’obscurité. Mais c’est un bon début qu’il faut entretenir, encadrer et surtout orienter vers un engagement véritable. Il faut structurer le mouvement sur des bases objectivantes où la clarté, la transparence, la responsabilité, mais aussi et surtout l’honnêteté agiront comme catalyseurs pour accroitre son potentiel d’influence. Il s’agit de rester crédible pour susciter l’adhésion. Il s’agit de se montrer exemplaire pour prôner la rupture. Il s’agit de se montrer inclusif pour mobiliser davantage. Il s’agit de se montrer cohérent pour que le factuel prenne le pas sur le virtuel. Mais il s’agit de se montrer honnête. Car c’est un mensonge éhonté de laisser croire que la bataille contre la dilapidation des fonds de PetroCaribe a commencé avec #KoteKobPetwokaribeA ? C’est même une insulte à l’endroit de ceux et celles qui, depuis 2015, et bien avant, n’avaient pas cessé de questionner les dérives de corruption du gouvernement de Laurent « Gargote ».
Mais, dans l’univers haïtien, toute chose étant par ailleurs inégale et différenciée : peut-être que les premiers n’avaient pas les bons sponsors pour bénéficier de l’éclairage des panneaux publicitaires et accrocher ainsi les regards ? En agitant ces questions, nous cherchons à restituer la vérité et faire en sorte que le courage de ceux et celles qui ont battu le pavé entre 2013 et 2016, et l’intelligence de ceux et celles qui ont porté le dossier devant les tribunaux pour qu’il ne meure pas ne soient pas gommés du récit de cette lutte…que les acteurs médiatiques vont à coup sûr réécrire.
D’ailleurs on peut se demander, combien parmi ceux qui « tweetent » et qui se reconnaissent dans le très médiatique hashtag #KoteKobPetwokaribeA ? ont porté formellement plainte devant les tribunaux ? Ne convient-il pas d’être cohérent ? Si on demande aux tribunaux d’agir, il faut au moins qu’on soit nombreux à porter plainte pour symboliquement donner du poids au dossier en montrant aux juges, dont on n’est guère certain de leur intégrité, que la volonté collective est inébranlable et manifeste.
Questionner pour clarifier
Qu’on se le tienne pour dit, il ne s’agit pas de provocation gratuite, mais d’une urgence de clarification. Car la thématique de la demande de justice sur le dossier de PetroCaribe est plus récurrente que fulgurante. Au vrai, la contestation qui accompagne le mouvement KoteKobPetwokaribeA ? n’est qu’une résurgence citoyenne qui doit être entretenue pour qu’elle devienne un engagement permanent et non plus fulgurant.
C’est une invitation à descendre en profondeur dans la contestation pour ne pas rester à la surface. Il faut refuser d’être, une nouvelle fois, une écume de vague qui vient bousculer les saletés de la dernière marée basse. Nous devons faire mûrir cette contestation par le regroupement de toutes les intelligences disponibles. Et de préférence de celles qui sont engagées dans la bataille non pour un simple changement de façade, mais pour une vraie régénération d’Haïti. Nous devons drainer l’énergie éthique de la population pour que cette lame de fond soit suffisamment puissante pour nettoyer tout le rivage. Mais pour cela nous devons refuser l’enfumage. Aussi il y a lieu d’anticiper les réticences et les craintes qui surgissent par rapport à ce mouvement pour ne pas nourrir les suspicions et le plomber.
Ce mouvement citoyen en éveil porte l’espérance de la régénération d’Haïti. En ce sens, il faut l’amplifier, car l’inertie collective nous a trop longtemps désappris à penser et à vivre humainement. Toutefois, il faut se rappeler des échecs passés, notamment ceux de 1986 et de 2004.
Même si la tendance en Haïti veut que tout questionnement soit une opposition, il faut apprendre à accepter et à vivre la contradiction pour nous exercer à la culture de la tolérance et de la différence. Il faut apprendre à mettre en commun ce que nous avons de meilleur, du moment que le pire qui nous différencie n’entrave pas le succès du projet haïtien. Il faut être ouvert aux questionnements qui vont se bousculer à la porte de ce mouvement. Ils ne seront pas tous destinés à le détruire, à le discréditer. Certains ne chercheront qu’à trouver de la clarté. Personne ne peut les en vouloir, vu la profondeur de l’obscurité de ces 214 années de corruption généralisée. D’autres ne viseront qu’à s’assurer de la cohérence du projet. On ne peut pas les ignorer. La culture de l’imposture et de la roublardise est trop manifeste en Haïti.
Voici pourquoi, il faut sans cesse se dire qu’un mouvement citoyen revendicatif ne portera fruit que s’il peut jouer la partie d’échecs contre la corruption sur trois coups de maître :
- s’efforcer d’être prudent et transparent sur ses sources de financement ;
- être cohérent dans ses finalités et ses objectifs ;
- être rassembleur dans ses stratégies de mobilisation.
Toute autre démarche ne sera qu’imposture et n’apportera que désillusion. Il faut éviter la tentation sectaire et autosuffisante. Au demeurant, empressons-nous de dire que cette réflexion ne vise point à faire la leçon à quiconque. Elle ne cherche, au mieux, qu’à orienter vers ce qui pourra être plus efficace et plus rassembleur ; au pis, à alerter sur les dérives d’un sectarisme infantile qui est souvent au service d’intérêts privés et non collectifs.
Ce ne sera que dommage si les promoteurs et les stratèges du désormais médiatique mouvement #KoteKobPetwokaribeA ? et # AyitiNouVleA pensent qu’il s’agisse d’une provocation et d’une volonté de destruction. D’autant qu’il faut se dire qu’un mouvement citoyen n’a ni actionnaires, ni propriétaires. Ce n’est pas une Petite et Moyenne Entreprise. Il faut se défaire de cette culture haïtienne qui veut que les organisations de la société civile soient des biens privés au service d’intérêts privés. Comment être crédible dans l’opinion, face à ceux que l’on combat, si on a les mêmes pratiques qu’eux ?
Aujourd’hui on ne peut, dans un mouvent citoyen qui se veut rassembleur, ni tolérer ni encourager ceux qui disent qu’ils ne veulent pas des politiques. Si encore il y avait une nuance pour dire qu’il y en a marre des politiques qui jouent le double jeu, ce serait encore acceptable. Mais toute vraie bataille citoyenne doit avoir un relais politique conséquent sur lequel s’appuyer quand les slogans ne suffiront plus ou quand les voix seront enrouées. Si ce relais n’existe pas, ou si celui qui existe n’est pas crédible, il faut le structurer ou en construire un nouveau.
En tout état de cause, un mouvement citoyen a besoin d’un leadership. Et ce leadership doit être guidé par l’esprit d’un management de service, de responsabilité et d’exemplarité. Il doit s’exercer à écouter ce qui lui déplait et même si cela vient de ceux avec qui il est en désaccord. Il n’y a pas comme l’exemplarité pour nourrir l’engagement. C’est une bonne manière d’éviter les erreurs du passé et surtout de tenir compte des bruits discordants pour pouvoir dans les délais ajuster les stratégies. Car un mouvement citoyen ne peut réussir que par l’intelligence collaborative de tous.
S’assumer pour se régénérer
Ceci dit, il est tout de même déconcertant de voir que même les gens réputés intelligents ne distinguent pas encore que de nombreuses personnes sont dans une stratégie permanente d’imposture et d’évitement en Haïti. Aujourd’hui, sur le dossier de PetroCaribe, il semble y avoir, dans l’opinion, un accord général de principe pour qu’un procès ait lieu et que la justice se prononce sur ce dossier. Mais personne ne veut questionner la faisabilité et le sérieux de ce procès. Tout le monde demande à la CSCCA de donner son avis, mais tout le monde oublie que la CSCCA est aussi épinglée dans le dossier de PetroCaribe. Tout le monde attend que la justice se prononce, mais tout le monde oublie que la justice est dysfonctionnelle et corrompue.
D’ailleurs, il y a quelque temps à peine, c’est le président Jovenel Moise qui disait :
- qu’il avait été contraint de nommer 50 juges corrompus dans le système judiciaire ;
- qu’il avait des gens à son service dans toutes les institutions du pays pour bloquer et faire traîner les dossiers qui ne lui sont pas favorables.
Alors de deux choses l’une : soit nous sommes un peuple d’imposteurs, soit nous sommes incapables de réfléchir de manière systémique. Il est temps que nous comprenions que les institutions d’un système de perversion ne peuvent ni se prononcer contre les faits, ni agir en rupture du système. Seule une vraie mobilisation collective pour un engagement citoyen permanent et responsable peut aider à vaincre l’impunité. Car l’engagement citoyen, s’il n’est pas canalisé vers le ponctuel, doit chercher à résoudre les causes racines et non les effets.
Petrocaribe est un effet de perversion du système. Et on peut se demander en toute bonne foi, qui empêchera au système de freiner la dynamique #KotKobPetwokaribeA quand il en aura pris le contrôle comme par le passé ? Qui empêchera à cette mobilisation d’échouer comme celle de :
- 1986, conduite à l’époque par la génération des FENEH et des KILEH qui sont aujourd’hui, en grande partie, les nouveaux acteurs et décideurs, visibles ou dans l’ombre, du système ?
- 2004, conduite par le groupe des 184 et leur imposture de nouveau contrat social qui sont aujourd’hui les concepteurs et les grands bénéficiaires de la corruption.
Si cette réflexion est porteuse de turbulences, il faut admettre qu’elles sont structurantes. Car elles invitent à ne pas rester à la surface des choses, elles proposent d’aller au plus profond des choses pour questionner nos propres complicités avec le système. Aujourd’hui, tout le monde s’abrite derrière #KoteKobPetrocaribeA, et c’est une bonne chose. Mais le problème ne s’arrête pas là. Il ne commence même pas là. Il y a de l’inconséquence ou de la folie à vouloir qu’un président lui-même inculpé pour blanchiment et autres faits de corruption mène le leadership de la lutte contre la corruption. Il y a de la naïveté ou de l’imposture à croire que le système, en un sursaut, peut de lui-même aller à sa perte.
Empressons-nous d’anticiper et de rectifier les arguments des adeptes de la pensée simpliste et confuse qui tenteront de faire passer ce message pour une opposition à la dynamique citoyenne en mouvement : nous essayons simplement de dire que la lutte contre la corruption ne peut se contenter de solution négociée mi-chèvre mi-chou. C’est dans la rupture et l’innovation, et non dans les slogans militants et dans les jugements négociés que se trouvent les clés de la régénération dont Haïti a besoin.
Il ne faut pas oublier que la méthode doit rester la boussole même sur le terrain de l’engagement citoyen et de l’innovation sociale. Et parlant de méthode, gardons à l’esprit cette pensée d’Albert Einstein qui ouvre la voie à la démarche de résolution de problèmes : ’ On ne peut pas résoudre les problèmes avec le même niveau de pensée qui les a engendrés’. Et c’est la démarche scientifique qui nous invite aussi à tolérer les incertitudes générées par les questionnements, même quand ils dérangent.
Je m’en voudrais de finir sans ne pas insister à rappeler que cette réflexion se veut à contre-courant de l’opinion publique dans un besoin de questionnement pour structurer la dynamique capable de nous délivrer de l’enfumage. Car ce sont les questionnements qui révèlent les ombres des contradictions à surmonter, des défis à relever et des obstacles à vaincre pour gagner la bataille contre la corruption. Et pour reprendre la vérité épistémologique : c’est toujours en termes d’obstacles, donc de questions et non de certitudes ou d’adhésion aveugle, qu’il faut poser le problème ’ de la corruption.
Or la corruption, telle que généralisée en Haïti, se structure davantage comme le résultat de la manière de vivre, d’agir et de penser de tout un collectif. On ne peut la combattre que si on combat les médiocrités qui la rendent possible et la structurent. Cela invite à un vrai processus de régénération éthique. Et pour se régénérer éthiquement, il en faut plus qu’un hashtag, plus que des slogans et beaucoup plus que des panneaux publicitaires. C’est vers une agitation permanente de la pensée qu’il faut pousser l’engagement citoyen pour qu’il soit en rupture avec l’imposture et pour qu’il fasse émerger de l’innovation en guise de réchauffé et de déjà-vu.
Erno Renoncourt
27/08/2018