C’est à ce moment là un athlète splendide, fier, audacieux, ambitieux, joueur, frondeur, une humanité d’homme qui n’a pas manqué, avant la course, d’encourager, de recharger son partenaire Yoann Kowal pour lui permettre de vivre sa plus belle soirée d’athlète amoureux : « Nous allons faire le travail disaient-ils tous les deux » en marchant dans la rue sous les caméras de France Télévision. L’idée m’est alors venue que nous avions là un des plus grands coureurs de l’histoire du demi-fond français. Et puis, avant d’affronter la dernière ligne droite, il retire son maillot, comme la mise à nu de celui qui n’a rien à cacher ; il ne gène personne, il n’a bousculé aucun de ses concurrents et les Espagnols sont loin, battus sur la piste, en toute vérité sportive.
Mahiedine ne jette pas son maillot. Il le prend d’abord entre les dents pour franchir le dernier obstacle avant de le serrer précieusement contre son coeur et franchir la ligne d’arrivée le sourire moqueur d’un homme au sommet de son art. Il y a du panache dans cette gestuelle qui en fait un être déraisonnable, mais notre société ne manque-t-elle pas d’hommes déraisonnables, de ceux qui ne cessent de faire l’expérience des limites. Ça me donne des frissons, car j’ai devant moi la qualité d’un champion libre qui honore son pays, qui m’honore.
Alors, ça papote sur les plateaux, ça interroge sur l’inconduite, la gaminerie de l’athlète, personne ne parle de l’explosion joyeuse de cet homme nouveau qui est venu là pour la fête et non pas pour les basses besognes de ceux qui comptent les breloques. La rumeur n’a pas le temps de s’installer car le jury réagit vite et bien, qui le sanctionne d’un carton jaune, un peu à la manière des arbitres de foot qui agitent la même couleur lorsqu’un joueur quitte son maillot, après avoir marqué un but. C’est un coup de semonce, mais c’est la décision d’un jury souverain qui pense à hauteur d’homme et qui prend la mesure d’un geste qui n’est pas celui d’un tricheur, ni d’un provocateur. D’après l’article machin du règlement Ubu, il n’avait pas le droit de se dévêtir avant de prendre sa douche. Certains murmurent même qu’il s’agit là d’un acte antisportif. Mes oreilles s’échauffent, car tous les commentaires effacent la course, ce merveilleux spectacle que viennent de nous offrir les coureurs du 3000 steeple, mon épreuve préférée. L’affaire est lancée, le sport est dans l’oubli, car les chercheurs de bronze Espagnols veillent et portent réclamation. Ils ont dû calculer, de manière peu savante mais combien efficace, qu’ils pouvaient faire disqualifier le vainqueur et permettre à un de leurs coureurs, quatrième, de monter d’un cran sur le podium. Pour moi, trop c’est trop ! Je le savais, mais que la course aux médailles l’emporte sur la course réelle, à ce point, j’ai du mal à le digérer.
Pour moi, la réclamation espagnole est le geste le plus antisportif qui soit, car faire perdre un athlète qui n’est pour rien dans la défaite des autres, ça dépasse mon entendement. Mais enfin, non seulement il les bat à la régulière, mais encore il invente un obstacle de plus pour lui, le retrait du maillot en pleine course : faites donc l’essai de retirer votre tricot de corps pendant que vous courez.
Et puis, la nouvelle tombe de la bouche d’une officielle qui sourit (étrange ce sourire) en déclarant que Mahiedine Mekhissi-Benabbab est disqualifié et que, par conséquent, c’est Yoann Kowal qui est proclamé champion d’Europe. Eh bien non ! il n’est pas le champion, il est le deuxième, ce qui est remarquable, et l’Espagnol le quatrième. Ils peuvent faire et dire ce qu’ils veulent, le vainqueur c’est Mahiedine, victime d’un règlement que tout le monde ne devrait pas ignorer mais que pourtant personne ne connaît vraiment.
Des pantins hypocrites ont frappé ! C’est une véritable pantalonnade.
En effet, le jury dit souverain s’est disqualifié en oubliant la première décision en jaune qui était suffisante pour respecter, dans l’esprit, la règle.
C’est tout simplement une dévastation de la morale. Comment ne pas penser à celui qui va se retrouver sur le plot de bronze, qui sait parfaitement qu’il usurpe ce titre et que sa délégation lui donne le rôle peu enviable d’imposteur. C’est un vol !
Sur le plateau de France 2, l’animateur s’insurge, se reprend, mais ne peut contenir sa colère, avec le soutien d’une athlète française qui trouve la réclamation espagnole choquante et déplacée. J’aime les gens qui manquent parfois de retenue, fidèles à leurs émotions et qui, dans toutes circonstances, ne craignent pas la critique des gestionnaires de la pensée correcte.
Maintenant, je rêve d’un podium où le coureur espagnol refuserait de monter à la place qu’il n’a pu atteindre et où les deux autres athlètes décideraient de laisser la place du premier vacante.
Dans cet événement singulier et joyeux, Mehiedine n’a vu aucune malice. Son sourire, son torse nu et sa joie de vaincre ont donné naissance à un éclair de clarté qui a semé le trouble et m’a enchanté. J’espère seulement qu’il sera présent au départ du 1500 mètres pour une nouvelle aventure des limites là où la vie humaine devient lumineuse par la seule volonté des athlètes.
Guy Chapouillié