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Les végans, ambassadeurs du grand capital ... Vraiment ?

Argument anti-végan des plus à la mode en ce moment, celui consistant à nous présenter comme un mouvement anti-nature, adepte de la nourriture chimique et allié du grand capital. Impossible de lire ou écrire un article sur le sujet sans que cet argument n'apparaisse (parfois à de multiples reprises) dans le flot des commentaires ...

A l’origine de ce "point Godwin" du véganisme, une tribune parue dans Libération (1) dans laquelle ses 3 auteurs, Paul Ariès, Frédéric Denhez et Jocelyne Porcher nous disent : "une agriculture sans élevage ... nous met encore plus dans les serres des multinationales et accroît notre dépendance alimentaire et notre aliénation." ; avant d’en déduire que "les théoriciens et militants végans sont ... les idiots utiles du capitalisme".

En tout et pour toute explication, le lecteur se contentera d’un petit paragraphe ("Le véganisme est l’ambassadeur de l’industrie 4.0"), dans lequel les 3 auteurs prennent pour cible le marché de la viande cellulaire : un marché en pleine émergence, promu par de grandes firmes ("Gafa, milliardaires et fonds d’investissements puissants") et associé à tout ce qu’il y a de plus artificiel (levures OGM, hormones ...). De là à en conclure que le véganisme "menace de nous condamner à dépendre d’une alimentation industrielle 4.0", il y a un pas que nos 3 compères franchissent allègrement.

A la lecture de cet article bâclé, rempli de sophismes et de raccourcis, on serait tenté de se dire qu’il s’agit là d’un nième cas de mauvaise foi envers les végans ; un cas particulièrement gratiné en provocations et insultes certes, mais qui ne vaut pas plus que ça la peine qu’on s’y attarde. Sauf que, l’argumentaire ayant été depuis tellement repris sur internet (par les mêmes auteurs, et d’autres (2)(3)(4)(5)), il n’est peut-être pas si inutile que ça d’y revenir un peu. Pour en démontrer toute l’absurdité.

Quiconque s’y connaît un minimum en alimentation végétale sait que celle-ci couvre la quasi-totalité des besoins nutritifs de notre organisme : besoins en protéines, acides aminés, calcium, fer, oméga-3, vitamines ... que l’on trouve dans moult légumineuses (lentilles, haricots secs, pois-chiches, soja ...), céréales (riz, millet, quinoa ...), légumes, fruits et autres oléagineux (amandes, noix ...) ; tout sauf la vitamine B12, que l’on trouve quant à elle essentiellement dans les produits animaux (mais pas que, j’y reviendrai dans un autre article).

Et quiconque s’interroge un peu sur le régime végétarien/végan découvre que celui-ci est beaucoup écologique que tout autre régime incluant de la viande (6). Cf les conséquences de l’élevage pour la planète : gaspillage des ressources naturelles (plusieurs milliers de litres d’eau + kilos de protéines végétales requis pour produire un kilo de protéines animales(7)(8)), émissions de gaz à effet de serre (14 % d’entre elles proviennent de l’élevage (9)(10)), pollution de l’eau (nitrates, phosphates, antibiotiques ... (11)(12)), de l’air & des sols (ammoniac, pluies acides), destruction des écosystèmes (eutrophisation, dystrophisation ...), déforestation (cultures fourragères)(13), atteinte à la biodiversité ... (14)

Qu’y a t-il de moins naturel que notre modèle agricole dominant actuel ; un modèle où les animaux sont élevés hors-sol, gavés de soja OGM, de compléments alimentaires, d’antibiotiques, d’hormones ... (15)(16)(17)(18) Un modèle où les animaux sont considérés comme des machines et où on ne recule devant rien pour augmenter leur productivité (enfermement, contention, broyage, gavage, mutilations "à vif", inséminations artificielles à tout va, privation maternelle, "claquage" des plus faibles ... (19)(20)(21)(22)) Un modèle où la sélection génétique produit des "monstres" (cf les portées surnuméraires, les animaux incapables de se mouvoir ou de mettre bas naturellement ...(23)(24)(25)) et où la sélection génomique pointe déjà le bout de son nez (Cf les recherches en cours à l’Inra (26)(27)).

Dans la société civile, un lien étroit unit les courants écologiste et animaliste. La plupart des associations/militants écologistes prônent le végétalisme (cf les positions de Greenpeace, Extinction rebellion, Sea shepard, Greta Thumberg ... sur le sujet (28)(29)(30)), comme la plupart des animalistes rejoignent logiquement la cause environnementale (l’activité industrielle, les pesticides, la déforestation déciment de nombreux animaux (31)(32)). De fait, la plupart de ces militants consomment généralement bio (33), contribuant ainsi à défendre un modèle d’agriculture plus raisonné et plus durable.

Pourquoi associer le véganisme à l’industrialisation et à l’alimentation artificielle ? Parce ce régime inclue la consommation de produits transformés (simili-carnés, fromages & yaourts végétaux ...) ? Dans les pays occidentaux, les produits transformés (plats tout-fait, charcuteries, yaourts, gâteaux ...) représentent plus de la moitié des apports nutritionnels quotidien (34). Pourquoi reprocher cela aux seuls végans ?

Le véganisme ne pousse en rien à la consommation de produits transformés (35)(36)(37). Certains végans sont plutôt adeptes d’une alimentation légère (assiettes composées, mélanges ...), d’autres d’une cuisine plus élaborée (plats/gâteaux confectionnés à partir d’ingrédients de base) et d’autres enfin achètent des produits transformés (simili-carnés, faux-poissons ...). Non seulement il n’y a pas de profil alimentaire "type", mais chaque personne pourra elle-même faire évoluer sa consommation au gré du temps ou des circonstances (consommation de simili-carnés le temps de se défaire d’une certaine accoutumance à la viande par exemple).

Pendant longtemps, les végans n’ont pu trouver ce genre de produits que dans les magasins bio (38). Avec des marques telles que Weaty, Soy, Tartex, Sojade ..., que la plupart des "railleurs de végans" n’ont jamais fait l’effort d’essayer (ne serait-ce que par simple curiosité) : "Végan beurk !" – Tu veux goûter ? "Non beurk !" (la variante "blind-test" – distinguer la vraie viande de la fausse - est elle aussi assez cocasse).

Avec le nombre croissant de végans, et plus généralement de végé/flexitariens (plus ou moins sensibles à l’écologie et/ou au bien-être animal), il fallait bien à un moment donné que les grandes firmes commencent à s’intéresser à eux : Cf les charcuteries végétales (Herta, Fleury Michon ...), les yaourts et glaces végétales (Yoplait, Miko, Ben & Jerry’s ...)(39)(40). Et alors ?

Prétendre que les végétariens/végans seraient les suppôts (ou les "idiots utiles") du capitalisme parce que le monde industriel s’intéresse désormais à eux relève d’un manque de logique évident ; ou d’une grande mauvaise foi (ce qui revient au même). Ce serait comme dire : "les grandes firmes proposent de la viande (Bigard, Charal, Findus ...), donc tous ceux qui mangent de la viande sont des capitalistes" (sophisme par association).

Il y a certainement une proportion bien moindre de produits industriels ("capitalistes") dans l’offre végan que dans la "non-végan". Pour s’en convaincre, il suffit d’aller faire un tour (lire les étiquettes) là où se concentre l’essentiel de l’offre végan : dans les magasins bio. Mais, même en admettant que ce ne soit pas le cas, encore faut-il avoir l’honnêteté de comparer ce qui est comparable. Qu’est ce qui est le mieux : un produit industriel avec ou sans souffrance animale ?

Idem pour la viande cellulaire, pour laquelle on accuse aujourd’hui les végans de tous les maux : nous "couper de la nature", engendrer "un saut anthropomorphique" etc. A supposer que ce produit soit destiné aux seuls végans (ce qui ne semble déjà pas être le cas (41)), en quoi la technologie est-elle si différente, sur le principe, de toutes celles actuellement utilisées dans le domaine du vivant (sélection génétique, transgenèse ... (42)) ? Qu’est ce qui est le plus éthique : travailler sur des cellules souches, des bouts de muscles, ou bien trifouiller des êtres vivants ?

Rappelons que la France dispose d’un grand institut de recherche, l’Ira, qui se concentre entièrement à la recherche agronomique (agriculture & élevage) ; un institut ayant pour but affirmé l’augmentation des rendements grâce à la technologie ; un institut qui, à la fin des années 1960, expérimentait déjà sur les "vaches à hublot" (43) Et il est donc assez cocasse, aujourd’hui, de voir les partisans plus ou moins affirmés de ce modèle (Jocelyne Porcher, vous travaill(i)ez bien à l’Inra non ?) venir pousser des cris d’orfraie lorsque la technologie ne s’applique pas à leur bifteck.

Nos goûts ont une part culturelle, liée à notre enfance, laquelle nous a d’un certain point de vue "façonnés". Qui n’a pas le souvenir de "bons petits plats" de viande, dégustés en famille ou entre copains, dans une ambiance chaleureuse ? La plupart des végans actuels ont dû, à un moment donné, se défaire de cela ; avec une période transitoire que chacun a géré à sa façon. Les générations futures, habituées à une alimentation végétale dès leur plus jeune âge (on y arrivera, si si) n’éprouveront probablement pas le besoin de se "désintoxiquer" de la viande. En attendant, pourquoi focaliser sur les alternatives ?

"Le véganisme c’est contre nature" nous disent certains, expliquant que l’agriculture & l’élevage sont presque aussi vieux que l’humanité (plusieurs milliers d’années). "C’est extrême" nous disent d’autres, indiquant privilégier pour leur part les petits producteurs et l’agriculture raisonnée (loin du modèle intensif prôné par la FNSEA donc). Très bien, sauf que ...

Beaucoup feignent de ne pas voir que l’agriculture d’aujourd’hui n’est plus celle de nos ancêtres ; ni même de nos grand-parents (virage vers l’intensif entamé dans les années 1960 en France). Et pour cause : il faut nourrir de plus en plus de monde, et les "besoins" des consommateurs ne cessent de croître (en quelques décennies, la viande est passé du statut de produit de luxe, à celui d’hyperconsommation). La petite paysannerie serait-elle capable, à elle seule, d’absorber toute cette demande ? Assurément pas. Disposerait-on assez de place (d’hectares) pour nourrir toute la population française, en passant au "tout plein-air" ? Probablement pas.

En France, 90 % des gens déclarent être contre l’élevage intensif (44)(45), mais ce dernier fournit 80 % des produits animaux consommés (46) : cherchez l’erreur ! Et l’argument (maintes fois entendu par les végéta*iens) "oui mais moi je fait marcher les petits éleveurs", ne résiste généralement pas à l’épreuve des faits. D’abord parce que les acheteurs de viandes labellisées (bio/plein air) sont minoritaires (environ 3 % (47)) ; et ceux achetant directement à la ferme encore plus. Ensuite parce que notre consommation découle en partie de nos interactions sociales (sorties entre amis, travail ...) ; et que je n’ai jamais vu un non-vegéta*ien à qui on offrait un gâteau s’interroger sur la provenance des ingrédients (lait, oeufs ...).

Plutôt que d’abandonner ses bons sentiments à une foultitude de compromis et d’exceptions (qui conduisent peu à peu à accepter les choses telles qu’elles sont), le véganisme définit un positionnement (un code de conduite) sur lequel la société "carniste" n’a pas prise (exit les justifications du style "nos éleveurs aiment leurs animaux", "je fais confiance à mon boucher", ...). Un positionnement qui s’avère du coup beaucoup plus tenable, question cohérence, que l’attitude "en zigzag" de beaucoup de monde ("Ok l’élevage intensif c’est dégueulasse" / "donnez-moi un jambon-beurre s’il vous plaît").

Ne pas consommer de viande est sans doute le meilleur moyen de lutter contre l’intensification de la production. En faisant diminuer la demande, les végans poussent vers une consommation moyenne (sociétale) plus modérée. Certains clament qu"il y aura toujours des gens pour manger de la viande". Peut-être ... il faudra certainement attendre beaucoup de temps avant que la société se détourne entièrement de la viande. Que ceux-là considèrent dans ce cas que les végans se sacrifient pour eux (retour à des élevages plus raisonnés et à une viande de meilleure qualité).

Si les végans épargnent généralement les petits paysans de leurs critiques (48)(49)(50)(préférant s’en prendre au monde industriel (51)(52)(53)(54)(55)), le contraire n’est pas forcément vrai (56)(57)(58). A ce propos, le parti-pris anti-végans de certains théoriciens de gauche est particulièrement consternant. Petite expérience : comparez le nombre d’écrits de P. Ariès, J. Porcher, F. Denhez ... traitant du véganisme avec ceux dénonçant les ravages de l’élevage intensif (en tapant "Paul Ariès véganisme" puis "Paul Ariès FNSEA" dans google par exemple). Alors ? Une flopée de textes versus rien (ou presque) ...

En réalité, l’obsession anti-végans de ces auteurs traduit moins la défense d’un modèle agricole traditionnel (la petite paysannerie) que celle de leurs petits intérêts personnels (pouvoir continuer à manger de la viande sans qu’on les embête). Des intérêts "petit bourgeois" pourrait-on dire ...

Le problème pour ces gens là, c’est que la société avance. Depuis quelques années, la cause animale s’est imposée comme un véritable sujet de société (voire de civilisation) et on ne compte plus aujourd’hui les débats sur la question. Parallèlement, le nombre de végans ne cesse de croître (surtout chez les jeunes) et les initiatives citoyennes se multiplient (happenings, courriers, tractage ...). A coup sûr, l’amélioration de la condition animale constituera l’un des enjeux majeurs de la société de demain (comme le fût par le passé la lutte pour les droits humains). Et les "pourfendeurs de végans" devraient peut-être se poser la question de savoir ... s’il ne sont pas en train de sombrer du mauvais côté de l’histoire.

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La Tiers-Mondialisation de la planète - Bernard Conte
La Tiers-Mondialisation de la planète, c’est le laminage des classes moyennes et la polarisation riches-pauvres de l’ensemble des sociétés, les ramenant toutes à l’état du Tiers-monde d’avant les « miracles ». On peut diversement décrire ce phénomène : « prolétarisation des classes moyennes », « classes moyennes à la dérive », « déclassement »… Bernard Conte analyse le caractère universel de cette transformation sociale comme résultat des politiques économiques néolibérales mises en oeuvre (…)
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Un écrivain doit désormais être un homme d’action... Un homme qui a consacré un an de sa vie aux grèves dans la métallurgie, ou aux chômeurs, ou aux problèmes du racisme, ou qui n’a pas perdu son temps. Un homme qui sait où est sa place. Si vous survivez à une telle expérience, ce que vous raconterez ensuite sera la vérité, la nécessité et la réalité, et perdurera.

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