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Les ravages de la LRU (suite)

Je poursuis la recension du livre publié sous la direction de Claire-Akiko Brisset
L’université et la recherche en colère, un mouvement social inédit (Éditions du Croquant).
J’évoque les contributions de Marcel Gauchet, directeur d’études à l’EHSS, directeur de la revue Le Débat (" L’autonomie des universités veut dire la mise au pas des universitaires " ) et de Michel Saint-Jean et Isabelle This Saint-Jean, respectivement physicien et économiste (" Réformes de l’enseignement supérieur et de la recherche : une contre-révolution " ).

L’expression, désormais dans l’air du temps, « économie de la connaissance », est un oxymore. Tout comme « économie de la santé », ou « économie de la justice ». Si la connaissance ou la santé ont un coût, elles ne sauraient relever de l’économie au même titre que l’extraction du pétrole ou la culture des céréales. J’y reviendrai en traitant de la contribution de Geneviève Azam.

Selon Marcel Gauchet, si, aujourd’hui, la connaissance est en crise, c’est parce qu’elle a été « dévorée » par l’économie. La fonction première de l’Université n’est pas de créer de la richesse économique mais « de nous aider à comprendre notre monde. » le but premier de l’Université n’est certainement pas non plus d’évaluer à tout bout de champ les enseignants selon des critères inspirés par les salles de marché du monde capitaliste. Le classement de Shanghai favorise les articles scientifiques publiés dans des revues anglo-saxonnes (même rédigés à huit, même inspirés d’autres articles » à la publication de livres personnels. Or, explique Gauchet, « pour les chercheurs des disciplines humanistes, l’objectif principal et le débouché naturel de leur travail sont le livre. On est en pleine impasse épistémologique. »

La spécificité de l’enseignement supérieur est forte. Le modèle d’organisation est unique en son genre. Ceci n’est pas un jugement de valeur mais une donnée historique, comme les lycées napoléoniens chers au Président de la République. Nous disposons d’un « système à part pour la formation des élites, celui des grandes écoles. Il s’ensuit que nos dirigeants, issus en général de ce circuit d’élite, sont peu intéressés par l’Université quand ils ne la méprisent pas. Ce partage universités/grandes écoles pèse très lourd. Partout, le problème de l’université est vital puisqu’il y va de la formation des élites. Mais pas chez nous puisque la bourgeoisie française dispose d’un système ultra-sélectif de grande qualité pour la formation de ses rejetons, qui a de surcroît l’avantage unique d’être gratuit [on note en effet que les responsables de droite, mais aussi de gauche, qui proposent une augmentation substantielle des droits d’inscription pour les étudiants n’envisagent rien de tel pour les classes préparatoires]. Mieux, on peut même y être payé pour apprendre - voir l’École Polytechnique ou l’École normale supérieure. »

Par sa loi LRU, Sarkozy fait miroiter aux gogos de l’argent à gogo … en provenance du privé, en compensation d’une diminution des financements de l’État. Cela fait sourire l’auteur de l’article : « Les sources de financement privées font très peur à un certain nombre de mes collègues, mais je les rassure tout de suite, ça n’ira jamais très loin : le patronat français ne va pas par miracle se mettre à découvrir les beautés d’un financement qu’il n’a jamais pratiqué. [Sur ce plan, je suis moins optimiste que l’auteur : l’expérience montre que 1% d’argent privé dans une institution publique change complètement toutes les donnes en faveur du privé.] Notre autonomie à la française ne sera donc qu’une autonomie de gestion à l’intérieur de la dépendance financière et du contrôle politique final qui va avec. »

Que dire de l’écoeurement des jeunes élites aujourd’hui face à une université qui doute d’elle-même et d’un pouvoir politique qui la combat de front ? Un des résultats est la désaffection pour les sciences, la recherche. « Il faut une vocation solidement chevillée au corps pour endurer cette vie de moine-soldat, où vous avez à vous battre tous les jours pour rester dans le coup, obtenir des moyens, faire valider vos résultats, le tout pour un salaire sans aucun rapport avec ceux des cadres de l’économie. »

Par delà les salaires frôlant le ridicule (un maître de conférences débutant - niveau Bac + 8 - gagne environ 1500 euros net), il y a le problème de la perte de la liberté, donc du sens. « L’autonomie entraîne le passage des enseigants-chercheurs [je dirais que tout a commencé lorsque les universitaires ont accepté de se laisser désigner par cette expression pas neutre du tout : « enseignant-chercheur » ; cela se passait sous la gauche] sous la coupe de l’université où ils travaillent [autrement dit, l’université, ce n’est plus les universitaires et les étudiants ; les premiers sont désormais des employés, les seconds une masse à traiter rationnellement, tous des variables d’ajustement]. L’établissement, à l’instar de n’importe quelle autre organisation ou entreprise, se voit doté d’une gestion des ressources humaines [autre moment très fort dans l’histoire de la Fonction publique quand, dans les années 80, s’y est imposée l’expression « ressources humaines »], avec des capacités de définition des carrières et, dans une certaine mesure, des rémunérations [voir ma note http://blogbernardgensane.blogs.nou... qui reproduit un contrat d’embauche pour une secrétaire à l’Université du Mirail à Toulouse]. D’un statut antérieur qui faisait de lui un agent indépendant du progrès de la connaissance, recruté par des procédures rigoureuses et évalué par ses pairs, l’universitaire passe à celui d’employé de cet établissement. »

C’est donc « un changement complet de métier. La mesure de cette transformation n’a pas été prise. L’autonomie veut dire en pratique la mise au pas des universitaires. Toute la philosophie de la loi se ramène à la seule idée de la droite en matière d’éducation qui est de créer des patrons de PME à tous les niveaux, de la maternelle à l’université. » Cela signifie également « la fin du statut de la Fonction publique à la française, avec ses équilibres subtils entre la méritocratie, l’émulation et l’égalité. »

Pour Michel Saint-Jean et Isabelle This Saint-Jean (désormais Saint-Jean), « les attaques contre l’enseignement supérieur « sont d’autant plus fortes que l’on observe une volonté réformatrice analogue à travers toute l’Europe. Chaque pays européen se voit en effet imposer [petit bémol de ma part : il ne se « voit pas imposer » ; comme dans tous les autres domaines, il est consentant mais fait passer par les institutions européennes des mesures qu’il serait difficile de faire voter par la représentation nationale] des réformes en bien des points analogues à celles que nous subissons - au mépris des spécificités qui font la force et la faiblesse de chacun - à l’aide de l’argument selon lequel de tels bouleversements seraient inévitables puisqu’ils se produisent " partout ailleurs en Europe " et qu’il faudrait adapter les universités et les organismes de recherche à la " compétition " mondiale. »

Ces mesures politiques, idéologiques, véritable contre-révolution pour Saint-Jean, nos gouvernants les habillent en simples mesures techniques censées faire rattraper à la France son retard. Nous sommes bien loin d’un ajustement technique lorsque l’enseignement supérieur et la recherche ne servent plus à diffuser « des connaissances nouvelles et des savoirs » mais doivent uniquement être jugés à l’aune de leurs « applications et retombées économiques ». La recherche ne doit plus servir à comprendre le monde mais à « produire de la richesse au service de l’économie capitaliste ». Combien de dollars pour les manuscrits de Qumrân ou pour une théorie de l’auteur implicite dans le texte de fiction ?

Ne rêvons pas : « Dès 1999, dans sa déclaration de Bologne, l’Europe adhère [à la notion de rentabilité capitalistique de l’université]. Pourtant, en 1988, les recteurs des universités européennes avaient signé la « Magna Charta Universitatum qui réaffirmait le principe de la liberté académique et d’indépendance à l’égard de tous les pouvoirs, la liberté de recherche, d’enseignement et de formation. » En octobre 2008, Valérie Pécresse balayerait ces bonnes intentions en déclarant que l’université devait « s’adapter aux besoins de l’économie ».
Pour les chercheurs, il s’agit d’une bouleversement copernicien : « Au laboratoire dans lequel des chercheurs coopèrent pour élaborer des connaissances nouvelles en pleine autonomie intellectuelle, doit maintenant se substituer un ensemble de scientifiques " porteurs de projets " concurrents, dont la tutelle pourra piloter l’activité en ne la finançant que si elle est conforme à ses " axes stratégiques " (qu’elle prétend pouvoir définir alors que la plupart du temps l’État n’a la maîtrise ni du marché ni de la logique financière des groupes industriels impliqués), et en évaluant leurs performances sur des critères quantitatifs mesurés par des " experts " choisis par la tutelle et ne rendant des compte qu’à elle. »

Ce que les dirigeants français n’ont pas vraiment saisi (en fait, ils s’en fichent), c’est que ce pilotage de la recherche publique « aura l’effets inverse de celui qu’il prétend obtenir. Les contraintes et les modalités des agences d’évaluation vont en effet amener les scientifiques à respecter des normes et des usages qui créent structurellement du conformisme scientifique et conduiront à terme à la stérilisation de la créativité de cette communauté. » Au lieu de collaborer, les équipes de recherche vont se faire concurrence, avec pour résultat des diminutions de crédit et des compressions de personnels : « On a vu le nombre d’emplois précaires exploser ces dernières années parmi les personnels techniques et administratifs, mais également chez les jeunes chercheurs qui se voient contraints d’enchaîner les post-doctorats avant d’accéder à un emploi statutaire et dont l’âge moyen à l’embauche ne cesse de reculer. » [Il y a quelques années, un membre éminent de la Conférence des présidents d’université qui, lui, avait été nommé professeur à 34 ans, me disait qu’un post-doc d’un an ou deux, effectué, forcément, dans La Mecque étatsunienne, était un plus pour les jeunes chercheurs. Pourquoi lui-même n’en avait-il pas sollicité un ? Les gestionnaires de pénurie trouvent toujours des arguments de mauvaise foi.]
Ce qui est ubuesque, mais voulu, c’est que « les coûts administratifs qui devront être supportés afin de pouvoir mettre en place cette concurrence seront vraisemblablement très importants. Ainsi, par exemple, l’université de Calgary au Canada (pays dans lequel il existe un système de rémunération des enseignants-chercheurs " au mérite " ) dépense-t-elle annuellement l’équivalent de 12 postes d’enseignants-chercehurs à temps plein pour pouvoir faire fonctionner ce système.

La conséquence de cette concurrence sera la mise en place d’un système à deux vitesses avec une dizaine d’universités satisfaisant aux critères de Shanghai et des « collèges universitaires qui ne délivreront plus que des licences et/ou des diplômes strictement professionnalisants. Les universitaires ne publiant pas suffisamment (toujours selon les critères de Shanghai) verront leur service d’enseignement alourdi, l’enseignement sera donc vécu comme une punition pour les " mauvais " enseignants. Les étudiants apprécieront.

L’évaluation sera « omniprésente, nécessaire pour pouvoir instaurer la concurrence ». Fini donc ce qui, aux yeux des universitaires ayant choisi la mission du service public (vendre des cravates rapporte plus) passe avant tout : « l’intérêt intrinsèque du métier, le sens de l’intérêt collectif et du bien public. »

Le procès de l’évaluation est enfantin à instruire : « l’évaluation est un processus complexe et chronophage, les évaluateurs ont de plus en plus systématiquement recours à l’utilisation massive de critères strictement quantitatifs [ils n’ont pas le temps de lire les travaux de recherche], en dépit de leur absurdité et des dangers qu’elle représente. L’évaluation devient ainsi une procédure simple et rapide qui peut être réalisée par tous, y compris par de simples gestionnaires : il ne s’agit plus que de faire des sommes pondérées ! »

A suivre…

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En transformant les violences de l’extrême droite vénézuélienne en "révolte populaire", en rhabillant en "combattants de la liberté" des jeunes issus des classes aisées et nostalgiques de l’apartheid des années 90, c’est d’abord contre les citoyens européens que l’uniformisation médiatique a sévi : la majorité des auditeurs, lecteurs et téléspectateurs ont accepté sans le savoir une agression visant à annuler le choix des électeurs et à renverser un gouvernement démocratiquement élu. Sans démocratisation en profondeur de la propriété des médias occidentaux, la prophétie orwellienne devient timide. L’Amérique Latine est assez forte et solidaire pour empêcher un coup d’État comme celui qui mit fin à l’Unité Populaire de Salvador Allende mais la coupure croissante de la population occidentale avec le monde risque un jour de se retourner contre elle-même.

Thierry Deronne, mars 2014

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