Le bilan de Correa
En mai 2017, Rafael Correa, alors élu président en 2006, a remis le pouvoir à son vice-président, Lenín Moreno, après dix ans à la tête de l’Équateur. Pendant son règne, Correa a radicalement transformé son pays et l’a mis sur la voie de la stabilisation économique et sociale. Durant cette période, le niveau de vie des citoyens a augmenté, les services publics ont été grandement améliorés, et le paysage équatorien a été transformé grâce à la multiplication d’infrastructures de base. Entre 2007 et 2016, le taux de pauvreté est passé de 37% à moins de 23%, et l’extrême pauvreté de 17% à 9%. Les inégalités sociales, mesurées par l’indice Gini, ont aussi considérablement chuté pendant cette même période [1]. En effet, entre 2006 et 2011, l’économie équatorienne a connu l’une des croissances les plus inclusives au monde ; les revenus des 40% des plus pauvres ont augmenté de près de 8 fois la moyenne nationale [2]. Grâce à l’élan d’espoir qu’a suscité la présidence de Correa, des centaines de milliers d’Équatoriens qui ont laissé leur terre natale dans les années 1990 y sont retournés [3]. Pour qualifier le mandat de Correa, certains parlent d’une « décennie gagnée », d’autres d’un « miracle équatorien » ; ceux-ci ne sauraient être des exagérations, car très peu souvent, en Amérique latine, l’on enregistre des victoires sociales aussi impressionnantes en si peu de temps.
Si certains voient la touche d’un politicien et d’un économiste surdoué dans tout cela, Correa lui-même a crédité son succès à sa « Revolución ciudadana » (Révolution citoyenne). Lancé lors de sa première campagne électorale en réponse aux inégalités criantes en Équateur, la révolution citoyenne visait un changement radical des structures existantes afin de « transformer le pays en une nation véritablement populaire ». Au cœur du programme de cette révolution figurait la réforme constitutionnelle, la renégociation de la dette extérieure, une meilleure séparation des ressources pétrolières, justice sociale, et reconquête de la souveraineté nationale.
Les actions du gouvernement de Correa
Animé par un sentiment de justice sociale, Correa a fait de la réduction de la pauvreté et des inégalités sa seule boussole. Dès son arrivée au pouvoir, il s’est écarté des politiques néolibérales et a plutôt embrassé un fort interventionnisme étatique. En conséquence, sous sa présidence, les dépenses sociales ont doublé en proportion du PIB, le salaire minimum a été révisé à la hausse à deux reprises, et plus d’un million de familles ont accédé à la sécurité sociale [4] [5]. De plus, Correa a fait usage de la manne pétrolière pour investir massivement dans des secteurs clés comme la santé, l’infrastructure et l’éducation. Ces investissements ont débouché sur des avancées sociales indéniables telles que l’accès aux services de base (eau, assainissement, électricité) en milieu rural, l’augmentation du taux de scolarisation, et la gratuité des études universitaires.
Correa a aussi promu des efforts pour refonder son pays en imposant des réformes cruciales à tous les niveaux. En effet, l’une de ses premières actions comme président était de convoquer une assemblée constituante pour proposer une nouvelle constitution au peuple équatorien. La nouvelle constitution reposait sur la philosophie du « bien-vivre » qui encourage une transformation des institutions étatiques et des citoyens afin que ces derniers atteignent le plus haut niveau de bonheur possible. À part de la réforme constitutionnelle, Correa a mis en œuvre d’autres réformes et a dû prendre des décisions amplement difficiles. Par exemple, en dépit de l’opposition de quelques groupes d’intérêt, il a remis les ressources pétrolières sous le contrôle de l’État et a renégocié la dette de son pays auprès des organismes financiers internationaux. Il a accentué la régulation bancaire en prenant des mesures strictes pour rapatrier des liquidités vers l’Équateur tout en taxant les capitaux quittant le pays. Il a aussi établi un système fiscal plus progressif, ce qui a permis à l’Équateur de doubler ses recettes. De nombreux économistes conviennent que ces réformes ont été d’une importance cruciale, permettant au pays de s’épargner de la récession mondiale de 2009 et de soutenir une croissance économique assez forte jusqu’en 2015.
Quelles leçons pour Haïti ?
D’un pays qui a été ravagé par l’instabilité politique et économique, et qui aujourd’hui marche vers le progrès social et démocratique, Haïti peut tirer quelques leçons. La plus importante est peut-être la nécessité de prioriser les problématiques des inégalités sociales et de la pauvreté pour parvenir enfin à des résultats durables et une vraie transformation du pays. Haïti figure parmi les pays les plus pauvres du monde, et aussi l’un des plus inégalitaires. Une politique qui priorise la réduction de la pauvreté et des inégalités diminuera l’incohésion sociale, l’instabilité politique et le sous-investissement, des facteurs qui pèsent lourdement sur la croissance économique [6]. L’impact de la pauvreté et des inégalités sur la croissance économique est de moins en moins contestable. En effet, même dans les grandes institutions internationales le consensus à ce sujet a évolué. Selon une étude récente du Fonds Monétaire International (FMI), les politiques de réduction des inégalités sont indispensables à une croissance économique plus soutenable [7]. En d’autres termes, pour une croissance plus durable, il nous faut une croissance plus équitable.
Une autre leçon à retenir de l’expérience équatorienne est qu’aucun progrès économique n’est possible sans la refonte d’un État fort. En partie, Correa a pu réussir ses programmes grâce à une succession de réformes qui ont radicalement modifié la structure politique et économique de son pays. Plus que jamais, Haïti a grand besoin de réformes majeures dans tous les domaines. Il est clair que tous les secteurs à impact direct sur le développement sont stagnants, voire en déclin : santé, éducation, agriculture, environnement, transport, industries, etc. Des réformes manifestes et structurelles à tous les niveaux pourront jouer un rôle catalyseur, redynamisant les secteurs clés et rapprochant le pays de la rampe de l’émergence.
Enfin, il y a beaucoup à apprendre de la révolution de Correa. En effet, Haïti a désespérément besoin de sa propre « révolution citoyenne », un soulèvement pacifique par les urnes qui redonnera le pouvoir à la classe populaire et modifiera les structures socio-politiques existantes. Il est évident que le présent système socio-politique n’est pas favorable aux classes défavorisées et ne prête aucune attention à leur sort. Au cours des 30 dernières années, pendant que la qualité de la vie dans plusieurs pays de l’Amérique latine s’est améliorée, les conditions de vie de l’haïtien moyen n’ont fait que s’empirer. Après l’occasion ratée des années 1990, il est donc grand temps de repenser les structures actuelles et de promouvoir un système plus soutenable, axé sur une croissance économique partagée. En dépit de tous les maux qui pèsent sur notre pays, nous devons continuer à croire en un avenir meilleur. Car, si l’expérience équatorienne nous a appris quelque chose, c’est que même s’il serait inconcevable qu’un pays soit complètement transformé en une courte durée de temps, avec l’aide de quelques leaders zélés et un peuple déterminé de changer sa condition de vie, un revirement de situation est certainement possible.
Boaz Anglade
Boaz Anglade est un chercheur postdoctoral en économie appliquée. Ses intérêts de recherche portent sur l’économie du développement et des ressources naturelles. Suivez-le sur Facebook : www.facebook.com/boanglade