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L’exceptionnalisme Haïtien

Lorsqu’on qualifie Haïti de pays « exceptionnel », c’est rarement dans le sens positif du terme. Une Haïti exceptionnelle fait souvent référence à un endroit étrange et énigmatique où les théories et pratiques applicables à d’autres sociétés échouent de manière inexplicable.

Dans les études littéraires haïtiennes, ce concept porte un nom : « l’exceptionnalisme haïtien », une expression popularisée par le professeur Michel-Rolph Trouillot dans son brillant essai intitulé « The Odd and the Ordinary ». Dans cet essai, datant de 1990, Trouillot souligne qu’Haïti est beaucoup trop souvent représentée comme un pays grotesquement unique, bizarre, erratique, et donc inexplicable. Dans ce même essai, Trouillot se révolte contre l’exceptionnalisme haïtien et encourage les adeptes des études haïtiennes à outrepasser cette idéologie qu’il a d’ailleurs qualifiée de « fiction » [1]. Selon Trouillot, une telle idéologie non seulement occulte la place d’Haïti dans le monde, mais la propulse aussi au-delà du domaine de l’analyse ou de la comparaison. Il voit également en cette idéologie un bouc émissaire qui atténue la responsabilité des puissances occidentales dans la condition d’Haïti, ce qui révèle une forme de musellement de l’histoire [2]. De plus, dans sa forme la plus répugnante, d’après Trouillot, cette idée impliquerait que le malheur d’Haïti serait dû à une maladie congénitale de l’esprit haïtien qui priverait, par exemple, les dilemmes politiques d’une explication rationnelle et, par défaut, de solutions pratiques.

Considérant l’appel de Trouillot à outrepasser la fiction de l’exceptionnalisme haïtien tel que reconnu dans la littérature, cet essai vise à réinventer à se réapproprier le terme comme moyen d’affirmer la juste place d’Haïti dans l’histoire du monde.
Par « exceptionnalisme haïtien », nous entendons non pas l’idée qu’Haïti est exceptionnellement étrange, incompréhensible et énigmatique, mais plutôt qu’elle occupe une place particulière parmi les nations et est disposée à une « destinée manifeste » qui consiste à s’engager aux côtés des plus vulnérables tout en défendant la liberté des peuples opprimés.

Cette manifestation d’exceptionnalisme positif trouve son double dans l’exceptionnalisme américain, une doctrine qui soutient que les États-Unis incarnent la forme la plus pure de la liberté politique et de la démocratie et incite ainsi ceux-ci à s’octroyer la mission unique de transformer le monde. Notre idéologie d’une Haïti exceptionnelle ne reflète en aucun cas une telle éthique de supériorité sur les autres nations ; elle tire plutôt ses racines dans une vocation humaniste superlative. Cette vision d’une Haïti exceptionnelle n’est pas nouvelle. Elle a été partagée par des penseurs pionniers tels que le Baron de Vastey, chroniqueur et secrétaire du roi Christophe, qui a vu dans la lutte des esclaves africains une manifestation de la volonté de Dieu lui-même [3]. Dans son livre, Le Système Colonial Dévoilé, il écrit : « Grand Dieu ! Que tes œuvres sont grandes ! C’est du sein d’un troupeau d’esclaves que ta toute-puissance forma les éléments nécessaires pour venger tes divines lois [4]. »

Une histoire aussi exceptionnelle implique nécessairement des responsabilités exceptionnelles. En effet, depuis son indépendance obtenue grâce à la première révolte d’esclaves réussie du monde moderne, Haïti a toujours assumé un rôle de défenseur de la liberté et servi de refuge pour les affligés du monde. Il était même inscrit dans la première constitution datant de 1805 : « celui qui est esclave devient ipso facto libre en foulant le sol haïtien ». D’ailleurs, en 1815, lorsque Simón Bolívar touche le fond dans sa lutte pour la libération de l’Amérique latine, c’est dans les bras de la jeune république haïtienne qu’il se réfugie ; et du président haïtien Alexandre Pétion, il reçoit alors le soutien nécessaire pour poursuivre son combat contre les troupes espagnoles. En retour, Pétion ne fait qu’une seule demande : l’abolition de l’esclavage partout où Bolívar commandera. En 1822, le président Boyer embrasse la lutte de libération du peuple grec en jugeant qu’Haïti ne devrait pas y rester indifférent. Il voit en Haïti et la Grèce une longue histoire d’oppression similaire et promet de faire tout ce qui est en son pouvoir pour aider la cause des Hellènes. Au début du XXe siècle, face à la montée du nazisme, Haïti a non seulement renié le régime d’Adolf Hitler, mais elle a également ouvert ses portes aux Juifs d’Europe persécutés. Ainsi, même face à ses propres défis, Haïti a toujours assumé sa responsabilité morale en tant que défenseur de la justice et protecteur des opprimés, accomplissant ainsi son destin manifeste.

Aujourd’hui, la discrimination raciale et les inégalités sociales dans le monde continuent de limiter les opportunités pour beaucoup. Aux États-Unis, plus de cinquante ans après la lutte pour les droits civiques, les Afro-Américains se retrouvent à devoir rappeler que « les vies noires comptent ». Face à ces situations, Haïti ne peut rester indifférente. Elle doit continuer à tout prix à secouer le joug de la servitude et de l’oppression partout où elle le peut et à exprimer son soutien inconditionnel aux opprimés de ce monde. En conséquence, ce pays « exceptionnel » a besoin de plus d’hommes et de femmes courageux qui croient, en leur âme et conscience, à cette « grandeur haïtienne » et à la mission universelle de ce peuple élu. Le moment est enfin venu pour nous d’être à la hauteur de notre histoire et de revendiquer notre place parmi les nations. Il est de notre devoir d’accomplir notre destin manifeste, de continuer à inspirer les nations et de porter haut le flambeau de la liberté des peuples opprimés.

Boaz Anglade

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Notes :

[1] Trouillot, M. R. (1990). The Odd and the Ordinary : Haiti, the Caribbean, and the World. Cimarrón : New Perspectives on the Caribbean, 2(3), 3.

[2] Trouillot, M. R. (1995). Silencing the past : Power and the production of history. Beacon Press

[3] Charles, A. (2002). Haitian exceptionalism and Caribbean consciousness. Journal of Caribbean Literatures, 3(2), 115-130.

[4] Vastey, B. P. V. (1814). Le système colonial dévoilé. Cap-Henry : P. Roux Imprimerie du Roi. Print.


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