A l’attention de M. Paulo Pinhero, Mme Carla del Ponte et Mme Karen Koning Abu Zayd, membres de la Commission d’enquête internationale sur la République arabe syrienne
Note préliminaire
Permettez-moi d’abord de vous remercier d’avoir accepté de nous écouter.
L’improvisation dans laquelle notre entretien à été organisé nous a contraints de vous fournir un dossier incomplet, ce que nous regrettons vivement.
Nous espérons par conséquent que vous resterez à notre écoute et consulterez les informations additionnelles que nous vous communiquerons dans les prochains jours.
Ma note s’articule sur deux critiques de votre rapport du 15 janvier 2013 :
1. L’absence de toute référence au rôle néfaste du gouvernement turc dans la tragédie syrienne
2. La sous-estimation voire la négation du génocide anti-alaouite en cours en Syrie
Mes origines antiochiennes, c’est-à -dire turco-syriennes me permettent de porter un regard transfrontalier sur la tragédie syrienne et de constater une série d’agissements du côté turc qui sont loin de servir le peuple syrien.
Dès le début de la crise, le régime d’Ankara s’est en effet montré intraitable sur la question syrienne. De la réunion d’Antalya à la Conférence d’Istanbul, de la mise à disposition de camps d’entraînement militaire aux rebelles syriens le long de la frontière à l’accueil de djihadistes internationaux, Ankara a systématiquement parrainé toute initiative prônant le renversement violent du régime syrien.
Un diplomate européen ayant requis l’anonymat déclara que la position du gouvernement turc à l’égard de Damas se serait radicalisée après que le gouvernement syrien eut refusé de céder quatre ministères aux Frères musulmans comme préalable à une médiation turque à la crise syrienne (AFP, 21 septembre 2011).
« Nous voulions qu’El-Assad soit le Gorbatchev de la Syrie, mais il a choisi d’être Milosevic. C’est tout le problème » avait crânement lâché le ministre turc des affaires étrangères Ahmet Davutoglu aux étudiants de l’Université de Washington (à Washington DC) le 10 février 2012.
En Syrie, la position paternaliste et subversive du gouvernement AKP à l’égard du voisin syrien a ravivé les rancoeurs anti-ottomanes nourries par quatre siècles d’occupation.
La presse gouvernementale syrienne a accusé le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan de se prendre pour un nouveau sultan-calife.
Depuis, le torchon brûle entre les chefs d’État des deux pays. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, la Turquie et la Syrie vivaient une idylle.
S’inspirant de la convention européenne de Schengen sur l’ouverture des frontières, Erdogan et Bachar el-Assad ont décrété la création de Chamgen, Cham étant le nom antique de la Syrie.
Le 13 octobre 2008, les gouvernements turc et syrien ont tenu un conseil des ministres commun à Alep en vue de lancer un conseil de coopération stratégique.
Le volume d’échange commercial entre les deux pays atteignait les deux milliards de dollars en 2010.
Mais avec l’éclatement de la crise syrienne, la politique du « zéro problème avec les voisins » lancée par Davutoglu s’est finalement soldée par un gigantesque fiasco.
Le régime turc est désormais à couteaux tirés avec ses trois principaux voisins : l’Iran, l’Irak et la Syrie.
L’attitude hostile d’Ankara entraîne la région dans un conflit dangereux qui menace gravement la paix mondiale.
Quant au peuple syrien que M. Erdogan prétend protéger en accueillant près de 200.000 réfugiés fuyant les combats, il se retrouve otage d’un conflit interétatique, de groupes combattants et terroristes et de trafics d’êtres humains.
Qu’ils soient pro ou anti-régime, rebelles ou loyalistes, réfugiés à l’étranger ou déplacés de l’intérieur, hormis les crimes commis par l’armée nationale, il importe de souligner que les Syriens sont tous exposés à un danger planétaire : celui du terrorisme djihadiste.
Gracieusement entretenu par les pétromonarchies du Golfe et le régime d’Ankara, ce terrorisme prétendument religieux est en réalité sans foi ni loi et frappe indistinctement les Syriens, toutes croyances confondues.
Le Sud de la Turquie, QG d’Al Qaïda
Le gouverneur de la province d’Antioche (Hatay) Celalettin Lekesiz avait juré qu’aucun homme en treillis ne se trouvait dans les camps de réfugiés.
Pourtant, une délégation turque indépendante notamment composée de députés de l’opposition en a vu un grand nombre à l’intérieur et aux abords du camp d’Apaydin.
Des hommes armés contrôlent le camp tandis que les gendarmes turcs n’ont qu’un rôle passif.
Un commandant de l’ASL dénommé Abu Hussein Noueimi confirme devant les caméras de la presse turque que ses hommes se battent sur le front puis se retirent en Turquie pour se reposer (source : Ayça Söylemez, Bianet, 26 août 2012).
Le journaliste du quotidien turc Yurt Monsieur à–mer à–demis a aperçu des militants d’Al Qaïda se balader en groupe. Ils vont combattre en Syrie puis viennent se reposer en Turquie lui ont-ils avoué.
Interrogeant le président de l’ordre des médecins de la ville Selim Matkap dans un article paru le 15 septembre 2012 dans le quotidien turc Cumhuriyet, la journaliste Isik Kansu rapporte que le zoning industriel d’Antioche est depuis peu, converti en atelier de fabrication d’armes.
Dans certains hangars, des hommes venant de Tchétchénie ou d’Afghanistan y découpent de gros tuyaux métalliques pour fabriquer des armes à destination de la rébellion syrienne.
A propos du rôle de la Turquie dans le renforcement du Front Al Nosrah, ce passage pris dans un article du Washington Post (Justin Vela & Liz Sly, TWP, 19 août 2012) est particulièrement éloquent :
"To be honest, we have received some support, but I don’t know from where," he said, adding that the assistance was in the form of cash couriered in from Turkey.
Cet aveu est celui d’un commandant de la Brigade Al Tawhid qui affirme être en « bonne coordination » avec le Front Al Nosra, affilié à Al Qaïda.
Le rôle de la Turquie est bien plus que celui d’une simple agence bancaire au service du terrorisme anti-syrien.
Antakya, ville majoritairement arabophone qui se situe en territoire turc est littéralement devenue une base d’Al Qaïda.
Le 23 janvier 2013, une explosion est survenue dans une maison utilisée par des Syriens à Gaziantep. De incidents de ce type sont signalés dans d’autres villes frontalières comme Altinözü, Reyhanli et Yayladagi.
La région est ainsi devenue un véritable dépôt d’armes et un camp d’entraînement terroriste à ciel ouvert.
Le 30 janvier 2013, James Reynolds, correspondent de la BBC en Turquie montre un atelier de fabrication de bombes de l’Armée syrienne libre en territoire turc.
Même si Reynolds refuse à révéler le nom du pays où il se trouve, la topographie des lieux où les militants procèdent à l’explosion expérimentale de leurs bombes indiquent qu’ils se trouvent dans les pentes du Casius, non loin du poste-frontière turco-syrienne de Bab el Hawa :
http://www.bbc.co.uk/news/world-middle-east-21256905
Le 9 février 2013, la police découvre dans la cité à–tüken à Belen en province d’Antioche (Hatay) 400 kg de TNT dans un appartement occupé par des Syriens (question parlementaire de Mehmet Dudu, député du CHP de la province de Hatay, 12 février 2013).
L’arrivage massif de djihadistes internationaux recrutés dans les mosquées de Tunis, de Derna ou du Caire et l’installation d’un vaste territoire sous contrôle d’Al Qaïda à la frontière turco-syrienne ne transparaît pas comme une menace majeure pour les populations des deux pays habituées à vivre en bonne intelligence dans le respect de leurs diversités ethniques et religieuses.
Chaque jour, des djihadistes débarquent par dizaines à Antioche, la porte de la Syrie.
Arrivée de djihadistes par mer
En été dernier, un bateau libyen, « Intissar » (Le victorieux), en provenance du port de Benghazi arrive au port d’Iskenderun à quelques kilomètres de la frontière syrienne. Il n’aurait pas été fouillé pour deux raisons :
a) c’est un bateau de pêcheurs. Il paraît que ce type de navires sont exemptés de tout contrôle.
b) il contenait 353 tonnes d’aide humanitaire.
Mais on n’en vérifie pas le contenu...
Pourtant, il est question de la présence de 24 Libyens dans le bateau. Ces Libyens auraient été conduits à l’hôtel Antakya et de là , à une réunion portant sur le djihad...
Arrivée de djihadistes par air
Le 7 décembre 2012 vers 23h50, un avion atterrit dans l’aéroport de Hatay. Cet avion est de la compagnie Anadolu Jet, une succursale de la Turkish Airlines (THY). 200 hommes en descendent. Tous parlent l’arabe mais ne sont pas Syriens. Aucun d’entre eux n’est enregistré à l’aéroport, une procédure pourtant obligatoire à tout voyageur. En principe, aucun véhicule n’est autorisé à monter sur le tarmac. Pourtant, 15 minibus externes à l’aéroport s’y retrouvent. Tous les voyageurs suspects y montent.
Le parlementaire turc de l’opposition kémaliste Mehmet Ali Ediboglu qui est originaire de la région a interpellé le ministre turc de l’intérieur à propos de cette présence suspecte.
Sa question parlementaire demeure pour l’heure sans réponse.
Le 22 février 2013, Muharrem Ince, député du parti kémaliste d’opposition CHP découvre effaré une horde de jeunes hommes barbus dans le salon VIP de l’aéroport d’Esenboga à Ankara.
Ces hommes se rendaient comme lui avec le vol de 22h50 à Antioche, la ville située tout près de la frontière syro-turque que les djihadistes internationaux traversent pour se rendre au front syrien.
Les agents de sécurité interrogés par le député concernant l’identité, la présence et les motivations des hommes suspects ont répondu : « Ces gens bénéficient du statut VIP sur directive du ministre des affaires étrangères ».
Le député Ince a écrit une lettre au président de l’Assemblée nationale turque (TBMM) pour que toute la lumière soit faite sur cette affaire. A ce jour, son interpellation reste lettre morte.
Arrivée de djihadistes par routes terrestres
Comme l’attestent de nombreux témoins oculaires, les gares routières abondent de jeunes arabes, caucasiens, maghrébins barbus n’ayant pas le profil de touristes ordinaires.
A bord de véhicules de luxe, des Libyens circulent à Antioche alors que jusqu’à ce jour, les habitants de cette ville n’ont jamais vu un seul Libyen.
Tous ces barbus parfois recherchés dans leurs pays d’origine génèrent un sentiment d’insécurité à Antioche, faisant dire à ses habitants que la région ressemble de plus en plus au Peshawar alors qu’Antioche était un modèle de coexistence pacifique et de solidarité intercommunautaire.
En effet, les sunnites comme les alaouites, les chrétiens orthodoxes comme les Arméniens, les Arabes comme les Kurdes ou les Turkmènes se sentent menacés par la présence de ces combattants.
Trafic d’êtres humains
Madame AbuZayd, Madame Del Ponte, Monsieur Pinhero,
Il vous est impératif de verser à votre dossier le rapport de l’Association turque des droits de l’homme (IHD) sur la Syrie.
Il est dit qu’à Reyhanli, quatre écoles religieuses sont sous le contrôle des rebelles syriens.
Pour certains touristes fortunés originaires du Golfe et du Machrek, les camps de réfugiés syriens ne sont rien d’autres que des marchés aux esclaves et des lupanars.
Abusant du désespoir des réfugiés, ils y achètent des fillettes syriennes pour assouvir leurs pulsions perverses au nom de la charité islamique.
Toujours d’après ce rapport présenté par le président de l’IHD M. à–ztürk Türkdogan et par le secrétaire général Ismail Boyraz lors d’une conférence de presse qui s’est tenue le 27 février dernier à Ankara, dans les camps de réfugiés syriens d’Antioche, des hommes armés donnent des cours de religion à des enfants dans les camps.
Le rapport dit qu’Al Qaïda loue des « safe houses » dans les villes de la région. Certains Qaïdistes se revendiquent comme tels et circulent avec leur uniforme à Antioche en toute impunité.
Ils menacent la population locale et déclarent que ce sera bientôt au tour des alaouites d’Antioche de passer par le fil de leur épée.
Visiblement, tant que le gouvernement turc n’aura pas calmé ses ardeurs guerrières, tant que l’administration Erdogan continuera à soutenir le terrorisme antisyrien, tant que la frontière ne sera pas sécurisée, on ne pourra espérer une quelconque amélioration de la situation en Syrie.
Le génocide anti-alaouite a commencé
Madame Del Ponte, Monsieur Pinhero, Madame AbuZayd,
Vous n’êtes pas sans savoir qu’un génocide anti-alaouite est en cours en Syrie. Il suffit de consulter les communiqués de presse du Front Al Nosra pour s’en rendre compte.
Ladite organisation déclare vouloir éradiquer les alaouites. Elle réaffirme cet objectif dans quasi toutes ses déclarations.
Dans les quartiers conquis par la rébellion, les alaouites sont systématiquement exécutés pour leur seule appartenance confessionnelle.
Les loyalistes qui tombent aux mains de ces milices djihadistes jurent de ne pas être des alaouites dans l’espoir d’être épargnés.
Les observateurs indépendants ont relevé des centaines de cas de viols commis contre des femmes alaouites par des djihadistes.
Nombre de vos pairs soulignent que le prochain génocide dans le monde sera celui des alaouites. Parmi eux, Simon Adams, directeur exécutif du Global Center for Responsability to Protect. Son avis est partagé Peter W. Galbraith, ancien ambassadeur américain témoin de l’épuration ethnique en ex-Yougoslavie.
Je suis particulièrement choqué de lire à la page 37 de votre rapport sur la Syrie du 15 janvier 2013 que les « fatwas takfiris » prononcées en dehors de la Syrie ne constituent pas une violation de la Droit international humanitaire (DIH) et du Droit international des droits de l’homme (DIDH) et que seule l’exécution de tels actes tombent sous le coup de la Commission d’enquête internationale indépendante sur la Syrie.
Votre conclusion est choquante à deux titres :
Primo, alors que la plupart des États occidentaux poursuivent et condamnent juridiquement l’expression de propos racistes, l’incitation à la haine raciale ou l’incitation même indirecte au terrorisme y compris dans le cas de légitime défense de la part de peuples colonisés, vous prônez l’impunité envers des télécoranistes basés en Arabie saoudite qui donnent l’ordre d’exterminer tous les alaouites de Syrie.
Secundo, de nombreux djihadistes actifs en Syrie se réfèrent précisément à ces « fatwas takfiris » pour fusiller, décapiter ou dépecer les alaouites. De l’aveu même des combattants djihadistes, leurs chefs sont des « émirs » ou des « cheikhs ». Si vous remontez la chaîne de commandement des unités djihadistes, vous tomberez très souvent sur des commandants religieux et même sur des télécoranistes aussi populaires qu’Adnane Arour.
Pour rappel, Arour est l’homme qui appelle à hacher les alaouites réfractaires à son projet religieux et à jeter leur chair aux chiens.
Arour a prononcé le discours inaugural du « Commandement central des conseils révolutionnaires syriens » créé en octobre 2012 dans le Djebel Zawiya au Nord de la Syrie. Son propre fils, Mohamed Arour est un soldat de l’Armée syrienne libre.
La Commission indépendante d’enquête de l’ONU lors du génocide de 1994 au Rwanda avait pourtant épinglé le rôle néfaste de la Radio Mille Collines (RTLM) dans la planification du génocide commis contre les Tutsis et les Hutus modérés au Rwanda.
Comme vous le constaterez via le lien suivant, en décembre dernier, Youssef Al Qaradawi le célèbre télécoraniste de la chaine qatarie Al Jazeera a appelé au génocide politique de tous les civils qui appuient le gouvernement.
Compte tenu de l’impact des médias arabo-musulmans sur la jeunesse déshéritée qui affluent des quatre coins du monde pour mener le djihad en Syrie, il est tout simplement inacceptable que de telles paroles passent comme une lettre à la poste. Qaradawi ajoute dans sa fatwa que si des innocents sont tués par erreur, Dieu leur rendra leurs droits :
http://www.youtube.com/watch ?v=rMVyYj9-wAA
Telle est la version salafiste du fameux décret catholique attribué au légat du pape Arnaud Amaury lors de la Croisade contre les Albigeois : « Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens. »
Mme Del Ponte, à l’époque de la guerre du Kossovo, votre détermination à vouloir dénoncer les pratiques maffieuses de l’UCK et notamment le trafic d’organes prélevés sur des prisonniers serbes a suscité l’admiration de nombreux militants pour la paix.
Aujourd’hui, vous ne pouvez demeurer insensible face à la détresse de millions de citoyens syriens innocents et accusés d’être dans le mauvais camp.
Merci encore de votre aimable attention.
Bahar Kimyongür
Genève, le 8 mars 2013