Selon certains, la dénonciation de la pensée unique des médias et de leur collusion avec les intérêts économiques dominants serait un sujet usé. Pourtant, le but d’une dénonciation est de provoquer la prise de conscience d’un problème et un changement de situation ; or, on a beau entendre dire et lire que les journalistes n’ont plus aucune compétence professionnelle ni déontologie (les plus célèbres d’entre eux , Elkabbach, Poivre d’Arvor, Pujadas, Ockrent ... ont été mis en cause pour des fautes caractérisées), rien ne bouge (rien n’a bougé même sous les gouvernements socialistes). J. P. Elkabbach, symbole vivant de ces nouveaux chiens de garde, n’a cessé d’être actif depuis sa première apparition comme présentateur de JT en 1970 : ce sont 40 ans de pouvoir médiatique ! à titre de comparaison, H. Moubarak n’ a exercé le pouvoir que pendant 30 ans.
Non seulement les journalistes vedettes sont indéboulonnables (même si la vieillesse et la décrépitude finissent par avoir raison d’eux !), mais le pouvoir médiatique pèse de plus en plus lourdement sur nous : on n’entend plus sur toutes les ondes qu’un même ron-ron qui forme une barrière, ou un écran, entre la réalité et nous ; Peter Handke l’appelle le "télé-savoir", c’est à dire, étymologiquement, un savoir lointain, dont le spectateur n’a aucune expérience, qu’il se contente d’avaler, jour après jour, comme, jadis, on avalait l’hostie et les sermons du curé.
C’est pourquoi Les Nouveaux Chiens de garde est un film nécessaire (combien en faudrait-il de semblables pour se faire entendre au milieu du bruit abrutissant des medias ?). Mais c’est aussi un film qui fait du bien parce qu’il est drôle et stimulant. En France, depuis les années 70, chaque tentative de cinéma réaliste est aussitôt contestée : le réalisme est lourd, ennuyeux, misérabiliste, plein de bons sentiments (ces bons sentiments qui ne font pas de bons livres ou films). Il est vrai que le cinéma français n’a pas encore trouvé son Ken Loach (mais on devrait se montrer d’autant plus enthousiaste quand sort un film social réussi comme, récemment, Ma Part du gâteau, de C. Klapisch). En tout cas, avec Les Nouveaux Chiens..., nous avons notre Michael Moore. Le film est conçu comme une série de gags, utilisant le dessin animé et le montage burlesques (ainsi dans la séquence où une dizaine d’experts et débatteurs médiatiques viennent continuer et finir les phrases les uns des autres).
Il est vrai que le matériau était porteur : tous ces membres du "beautiful people", si bouffis d’auto-satisfaction, sont en fait d’une bêtise réjouissante : certains critiques ont reproché au livre de S. Halimi, point de départ du film, d’être "caricatural" ; en fait, ce sont les journalistes eux-mêmes qui le sont : c’est Ubu au pays des médias. Ils sont si faciles à piéger, avec leurs déclarations aussi arrogantes qu’imbéciles ! Ainsi du grand expert omniprésent A. Minc, qui, trois mois avant la crise des sub-primes, en juin 2008, se félicite que la finance mondiale fonctionne de façon si harmonieuse...
Mais s’agit-il vraiment d’un piège ? Ces experts et journalistes médiatiques ne sont pas payés pour être compétents et lucides : ils sont payés d’autant plus cher qu’on leur demande, au contraire, de ressasser des âneries ; ils ne font jamais la moindre analyse, aussi leur métier ne peut-il leur apporter la moindre satisfaction intellectuelle (de même, Hollywood ne distribue des cachets aussi astronomiques que parce qu’il ne peut proposer aux acteurs que des navets, et exige donc de renoncer à toute carrière artistique). C’est ainsi que les titulaires des rubriques de la Bourse se contentent de répéter, quand elle baisse, qu’elle s’est "mal conduite", et, lorsqu’elle monte, qu’elle retrouve sa bonne humeur. Dans la Rome antique, on disait que deux augures ne pouvaient se regarder sans éclater de rire : la plaisanterie semble faite pour les "experts" médiatiques d’aujourd’hui.
A Minc peut donc continuer à sourire de toutes ses dents : plus ses commentaires s’avèrent imbéciles, plus cela prouve qu’il fait bien "le job" pour lequel il est payé.
Mais le film fait aussi du bien parce qu’il exerce le seul type de vengeance possible contre ce pouvoir étouffant : rire de sa suffisance, sa bêtise, sa laideur. Il constitue une galerie de monstres : c’est, non pas Affreux, sales et méchants, mais : Affreux, clean et méchants. On se croirait dans une séquence de comédie italienne, lorsqu’on voit, réunies sur un plateau de télé-salon, les 3 Grâces des médias : la Momie (Laure Adler), Piggy (A. Sinclair) et Miss Lifting (Ch. Ockrent, celle qu’on appelait, du temps de sa splendeur, la Reine Christine), riant, épanouies, à l’évocation de la censure de la Ve République, si "antique" et "soviétique" (adjectifs qui les font se pâmer) ; aujourd’hui, en effet, les médias, devenus modernes, sont parfaitement indépendants, ce dont témoigne l’atmosphère de tranquille complicité de la scène : ces dames ne dépendent plus du jugement des téléspectateurs, mais seulement de patrons de chaîne, Bouygues ou Lagardère, qui fréquentent les mêmes salons et cercles qu’elles. Ou bien, on pense au cinéma de F. Rosi, lorsque la caméra filme l’entrée, dans un restaurant de la Concorde, des membres du Cercle du Siècle et qu’on voit arriver un petit bonhomme à la magnifique permanente argentée, Elie Cohen (qu’à peine rentrée chez moi après avoir vu le film j’entends expliquer, sur France Info, que la perte par la France du triple A est tout à fait logique, qu’il faut faire confiance aux agences de notation, que, certes, elles se sont trompées dans leur évaluation des banques, très complexes à noter, mais qu’elles sont infaillibles lorsqu’il s’agit de noter des Etats, organismes beaucoup plus simples !).
Cependant, les auteurs du film auraient été excusables de se montrer graves et moralisateurs, comme dans un film réaliste des années 70 : le travail réel de ces "journalistes" (faire accepter aux téléspectateurs une vision du monde favorable aux intérêts des grands patrons, par exemple le marchand d’armes Lagardère) les rend co-responsables de ces massacres qu’ils présentent imperturbablement comme des opérations humanitaires faisant avancer la démocratie ; car c’est seulement quand on juge l’opinion suffisamment anesthésiée que l’OTAN lâche ses bombes sur les pays tour à tour présentés comme "voyous", depuis la Yougoslavie jusqu’à la Libye.
Pour le CNR, au sortir de l’Occupation, éviter la constitution de puissances médiatiques était un objectif essentiel : il a totalement échoué. Mais on pourrait rappeler qu’à la Libération les intellectuels collaborateurs, les chiens de garde d’alors, ont été mis en cause au même titre que les hommes politiques ; c’est ainsi qu’en février 1945 on a fusillé R. Brasillach, le rédacteur en chef de l’hebdomadaire fasciste Je suis partout.
Rosa Llorens
Rosa Llorens est normalienne, agrégée de lettres classiques et professeur de lettres en classe préparatoire. Elle a la double nationalité française et espagnole.