« Les inégalités diminuent », annonce l’Insee dans sa dernière publication sur les niveaux de vie des Français. Le pays compterait un peu moins de pauvres et l’écart avec les plus riches se rétrécirait légèrement. Mais ces bonnes nouvelles statistiques sont à prendre avec prudence : « Cette vision de la situation sociale est très partielle », prévient Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, qui décrypte avec Basta ! les limites de l’exercice de l’Insee. Il est en tout cas prématuré d’y voir les résultats de la politique menée par François Hollande, comme tentent de s’en persuader plusieurs dirigeants socialistes.
Les inégalités se réduisent-elles ? Oui, répond l’Insee, et cette diminution est même « d’une ampleur inobservée » depuis 20 ans, assure l’Institut national de statistiques. L’écart de niveaux de vie entre les 20% les plus pauvres et les 20% les plus riches est passé de 4,6 à 4,3 entre 2012 et 2013. Toujours selon l’Insee, 176 000 personnes seraient sorties de la pauvreté, repassant au-dessus du seuil fatidique, fixé à 1000€ par mois (60% du revenu médian). La France compterait donc en 2013 un peu moins de pauvres – 8,65 millions – que l’année précédente (voir la publication de l’Insee). Dans les rangs de la majorité, on s’est empressé de saluer la nouvelle, des jeunes socialistes aux parlementaires du PS :
(Président du groupe socialiste au Sénat)
(Présidente des jeunes socialistes)
Cette annonce laisse pourtant perplexe alors que la France demeure largement en crise. Le pays a enregistré un million de chômeurs supplémentaires en quatre ans (5,3 millions en 2015 [1]), compte 3,7 millions d’allocataires de minimas sociaux – principalement le revenu de solidarité active (RSA), l’allocation adulte handicapé et le minimum vieillesse. Un salarié sur dix – soit 2,4 millions de personnes – est précaire, travaillant en CDD ou en intérim, un statut synonyme de période de chômage et, souvent, de faibles revenus. Les employés percevant juste le Smic augmentent, avoisinant les 3 millions. Sans oublier le mal-logement qui, selon la Fondation Abbé Pierre, concerne plus de 3,5 millions de personnes.
« L’Insee ne ment pas, mais son regard est incomplet »
L’Insee se tromperait-elle ? « L’Insee ne ment pas, mais son regard est incomplet et imparfait », répond Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, un observatoire indépendant. « Cette vision de la situation sociale est très partielle. » Première imperfection : les chiffres les plus actuels datent de 2013, car l’Insee se base sur les données fiscales. Celles de 2014 ne seront disponibles qu’à l’automne 2015. Un an, c’est un peu court pour se réjouir des éventuels – et inattendus – bienfaits de la politique gouvernementale.
Ensuite, « on ne sait pas encore combien les 10% les plus riches ont gagné en moyenne », précise Louis Maurin. Il est donc difficile de comparer l’écart réel des niveaux de vie entre les plus pauvres et les plus riches. L’insee se contente de calculer l’écart entre les « seuils d’entrée » de chacune des catégories. Une personne fera partie des 10% les plus pauvres si elle gagne moins de 890 euros par mois. Mais au sein de cette catégorie, on ne sait pas combien de personnes sont plus proches des 890 euros ou des 520 euros, le RSA socle qui concerne quand même 1,6 million de personnes..
Réjouissances prématurées
Idem pour les plus riches : à plus de 3100 euros par mois, un individu fait partie des 10% les plus aisés. Mais entre un cadre percevant ce salaire et la plus grosse fortune française, Bernard Arnault et ses 34,6 milliards d’euros de patrimoine accumulé, on ne connaît pas le revenu moyen de l’ensemble de cette catégorie. Il apparaît donc prématuré d’en déduire que les inégalités se sont réduites avec « une ampleur inobservée » depuis 1996...
Cela ne signifie pas que les écarts ne bougent pas. « Il est indéniable que les hausses d’impôts ont d’abord pesé sur les couches les plus élevées », reconnaît Louis Maurin. Le seuil d’entrée pour faire partie des 10% les plus riches a baissé d’environ 700 euros (sur l’année) entre 2012 et 2013, signe que dans leur ensemble les plus riches ont gagné un peu moins après impôt. En bas de la pyramide des revenus, le tant décrié modèle social français a, malgré tout, joué son rôle d’amortisseur.
Moins de pauvres ou tour de magie statistique ?
« La revalorisation, sous Sarkozy, du minimum vieillesse et de l’Allocation pour adulte handicapé, puis du RSA par Hollande, a limité la casse pour les revenus les plus défavorisés », poursuit Louis Maurin. « Mais, en matière de réduction des inégalités, c’est très loin de rattraper les baisses d’impôts dont ont bénéficié les plus riches depuis vingt ans. » Sur cette période, le taux marginal maximal d’impôt – celui qui est appliqué aux plus hauts revenus – est passé, dans la zone euro, de 51% à 42%. « Sur la période longue, les écarts de niveau de vie continuent de se creuser », pointe le directeur de l’Observatoire des inégalités.
La France compte-t-elle moins de pauvres, comme le laissent penser les chiffres dévoilés par l’Insee ? Là encore, la réalité sociale est un peu plus compliquée à analyser. Le seuil de pauvreté – celui sous lequel on est considéré comme pauvre – dépend du revenu médian (il est fixé à 60% du revenu médian, soit 1000 euros en 2013). Si le revenu médian stagne ou baisse, le seuil de pauvreté fait de même. Moins de personnes sont donc concernées, ce qui ne signifie pas qu’elles s’en sortent beaucoup mieux. « Qui peut sérieusement prétendre que la situation des plus démunis s’améliore ? », critique Louis Maurin.
La pauvreté frappe d’abord les jeunes et les migrants
Les jeunes sont toujours autant touchés : parmi les 18-29 ans, quasiment une personne sur cinq est considérée comme pauvre. « J’ai fait de la jeunesse la priorité du quinquennat », rappelait pourtant François Hollande début 2013. Sur ce sujet, il y a encore du chemin à parcourir pour se déclarer « fière de la gauche ». Pour les plus de 50 ans, difficile de faire la part des choses entre des effets contradictoires : d’un côté les femmes bénéficient davantage de carrières pleines, donc d’une pension retraite moins dévalorisée ; de l’autre les seniors sont davantage frappés par le chômage de longue durée, donc appauvris.
Les personnes d’origine immigrée demeurent particulièrement fragiles : « Dans les pays de l’UE, les enfants dont les parents sont nés à l’étranger sont en moyenne deux fois plus exposés au risque de pauvreté (35 % contre 18 %) en France, au Danemark, en Autriche, en Slovénie, en Finlande et en Suède », relève un récent rapport de l’ONG Oxfam « Inégalités et pauvreté : il est temps d’inverser la donne en Europe ». « La mobilité sociale est plus difficile à mettre en place dans les populations de migrants et la discrimination exacerbe les inégalités de revenus et de richesses. »
Indicateurs alternatifs
Pour disposer d’une image plus nette de la réalité sociale française, Louis Maurin propose de compléter les données de l’Insee par d’autres indicateurs. Comme celui sur les privations : 5% des Français estiment ainsi être dans une situation de « privation matérielle sévère » (voir ici). Ils sont dans l’incapacité de faire face à plusieurs dépenses (de chauffage, de biens d’équipement, de téléphone, de partir de leur domicile lors des vacances...).
Les données recueillies par Eurostat, l’organisme statistique de l’Union européenne, demeurent également inexploitées. « En France, 2,5 % de la population n’a pas les moyens de se payer un ordinateur, 0,5 % n’a ni baignoire ni douche, 28 % ne peut se payer une semaine de congés loin du domicile... Il y aurait beaucoup à dire sur le flou de ces indicateurs, mais, améliorés, ils pourraient décrire le déficit d’accès à un ensemble de biens et services collectivement jugés indispensables », explique Louis Maurin (lire ici). Et servir de base à une réelle politique de redistribution ?
Ivan du Roy (@IvanduRoy)
Photo CC Gustave Deghilage
Légende : « Le marchand de sable » (Paris, XIIIe, le 5 avril 2014)
Une fresque très forte de l’artiste Levalet, qui fait écho à la dureté de la vie parisienne. Les SDF, les mendiants, les ’laissés pour compte’ y sont toujours plus présents. Cet aspect me choque à chacun de mes séjours – réguliers mais espacés – dans la Ville Lumière. La dureté, c’est aussi, et peut-être avant tout, l’indifférence à l’égard de ces exclus de la vie sociale. Cette fresque l’illustre à la perfection et l’indifférence du passant renforce le propos. Seul l’enfant tourne la tête et semble voir l’invisible.
Notes
[1] Catégorie A,B,C.