La couverture du magazine colombien Semana représente une photo qui devrait en émouvoir plus d’un : la population indigène du Cauca transportant un soldat armé, un de ceux qui, nombreux, avaient envahi leur territoire, loin de leur ville. L’histoire de la résistance dans le Cauca est tout simplement incroyable, tout comme celle des indigènes qui, simplement armés de bâtons, ont chassé l’armée financée par les Etats-Unis et démonté la caserne que ceux-ci venaient tout juste d’installer. Pourtant, les rédacteurs de Semana n’ont pas été ravis par cette scène, se référant plutôt à celle-ci comme à une « tragédie » et se demandant comment il était possible que les peuples indigènes chassent les militaires qui sont censés les protéger.
Bien sûr, la question répond d’elle-même. Les indigènes ne perçoivent pas les militaires comme leurs protecteurs ; plutôt, ils paraissent pour ce qu’ils sont - des envahisseurs venus prendre leurs terres ancestrales comme ils ont pris celles de centaines de milliers d’autres indigènes qui composent de manière disproportionnée la population de plus de 5 millions de déplacés internes en Colombie " la population de déplacés internes la plus importante de toute la surface de la terre. Et l’Administration d’Obama elle-même, qui assure le financement de la campagne de contre-insurrection de l’armée en Colombie, connaît très bien les sentiments des indigènes à ce sujet.
Ainsi, comme le reconnaît l’ambassade des États-Unis par un câble de l’Ambassade du 26 février 2010 publié par Wikileaks, des tribus indigènes avaient demandé à ce que l’armée colombienne se retire de leurs terres car la présence même de l’armée « apporte le conflit sur le territoire indigène » mettant ainsi leur vie et leur existence en grand danger. Pourtant, dans ce même câble, intitulé « La violence contre les indigènes connaît une tendance à la hausse » l’Ambassade caractérise cette demande pour le retrait militaire des terres indigènes, que l’Ambassade reconnaît comme « sacré pour leur [les indigènes] l’identité culturelle » comme « irréalisable ». Et l’Ambassade des Etats-Unis explique pourquoi cela l’est autant, affirmant que « les investissements en capital dans l’exploitation des secteurs des hydrocarbures » ainsi que les « investissements en caoutchouc [et] l’huile de palme » - c’est-à -dire, les investissements mêmes que la politique militaire des Etats-Unis vise à promouvoir - exigent que cette terre soit maîtrisée par les militaires. Le fait que, comme le câble de l’Ambassade le reconnaît, 34 groupes indigènes soient chassés au point d’extinction, ne change en rien ce plan de jeu. (Bien sûr, étant donné le génocide efficace des Etats-Unis qui ont anéanti leur propre population indigène - beaucoup plus en détail, il convient de noter, que les Espagnols l’ont fait en Amérique latine " cela ne devrait pas être surprenant).
Dans le cas du Cauca, les militaires, éjectés par les indigènes avec une violence minimale (aucun personnel militaire n’a été tué bien que l’armée elle-même ait tué 2 indigènes dans la lutte contre les expulsions), ont récupéré la zone avec une force écrasante de 28.000 soldats. Et le gouvernement colombien, comme il a coutume de le faire, a calomnié le soulèvement indigène, affirmant qu’il était d’une certaine façon inspiré, sinon initié, par la guérilla des FARC " cela en dépit du fait que les indigènes ont également appelé les FARC à quitter leur région. Et il convient de noter que les FARC ont accepté de se retirer des terres, si les militaires et les paramilitaires en faisaient de même.
Ce type de dénigrement - désignant toute opposition politique, même pacifique, comme étant liée à la guérilla " est une tactique de longue date des gouvernements américain et colombien pour justifier leur propre brutalité. Et malheureusement, cette tactique est tout à fait efficace jusqu’à induire en erreur les forces de gauche et progressistes des États-Unis et à les convaincre de s’abstenir de soutenir les luttes qui méritent de l’être.
Un exemple de ce phénomène dont j’ai eu personnellement connaissance implique l’union paysanne en Colombie, connue sous le nom de FENSUAGRO, le deuxième plus grand syndicat en Colombie. FENSUAGRO a une longue et fière histoire de résistance pacifique en Colombie et est l’un des groupes les plus francs qui soutienne un processus de paix négocié avec les guérillas. Et FENSUAGRO a chèrement payé son activisme. Ainsi, 5 des 11 syndicalistes tués cette année en Colombie faisaient partie de FENSUAGRO. Un de ces syndicalistes, Herman Henry Diaz, a disparu, seuls ses vêtements ont été retrouvés sur une route reliant deux bases militaires différentes. FENSUAGRO pense que M. Diaz a été tué par les militaires qui contrôlent la zone dans laquelle il a été enlevé, mais, sans corps, la vérité ne sera probablement jamais connue.
Lors de ma récente visite en Colombie, le président de FENSUAGRO, Eberto Dàaz Montes, m’a parlé de la violence contre son syndicat. Il m’a expliqué que FENSUAGRO a perdu 1.500 membres par meurtre " presque exclusivement aux mains de l’armée colombienne et de ses alliés paramilitaires. En ce qui concerne les groupes paramilitaires, Eberto, en accord avec l’ancien procureur colombien Mario Iguaran, attribue leur montée en puissance et leur domination des grandes étendues du territoire colombien à l’appui qu’ils ont reçu de Chiquita Bananas de 1997 à 2004 - un soutien qui a totalisé 1,70 millions $ et comprenait 3.000 fusils d’assaut Kalachnikov. Ces mêmes forces paramilitaires parrainées par Chiquita ont assassiné et déplacé en nombre des membres de FENSUAGRO qui vivaient et travaillaient dans la région de bananeraies que Chiquita a pris par la force à la fin des années 1990.
Le nombre de massacres subis par FENSUAGRO est stupéfiant, comptant pour environ la moitié de tous les syndicalistes tués en Colombie (plus de 2.900 depuis 1986). Et étant donné que la Colombie compte le plus grand nombre de syndicalistes assassinés au monde, il est juste de dire que FENSUAGRO est le syndicat le plus menacé dans le monde.
Eberto a également parlé du phénomène de ces individus, tels que Herman Henry Diaz, que l’on fait disparaître en Colombie. A cet égard, il a mentionné quelque chose dont je n’avais jamais entendu parler avant, mais qui est choquant à croire - que, ainsi que certains prisonniers paramilitaires l’ont admis, les disparus sont souvent éliminés sans laisser de trace dans des fours crématoires identiques à ceux des Nazis. En effet, l’État colombien a été très efficace dans les disparitions. Selon le gouvernement colombien lui-même, ainsi que le rapporte le Latin American Working Group (1), il y a 51.000 disparus enregistrés en Colombie " un chiffre qui fait de la Colombie le leader historique dans cet hémisphère pour les disparitions. Cependant, il y a de sérieuses raisons de penser que ce chiffre, obscurci par une dissimulation active et la destruction des corps, est beaucoup plus élevé. Par exemple, selon la journaliste colombienne Azalea Robles (2), comme cité dans son livre, Cocaïne, escadrons de la mort et guerre contre le terrorisme : impérialisme américain et lutte des classes en Colombie (3), on a fait « disparaître » 250.000 civils colombiens au cours des deux dernières décennies en Colombie.
Eberto regrettait également un fait que je connaissais déjà trop bien - que FENSUAGRO est l’une des organisations sociales les plus stigmatisées en Colombie, constamment accusée par le gouvernement d’avoir des liens avec les FARC. FENSUAGRO est une cible idéale pour ces calomnies, compte tenu de ses racines dans la paysannerie et de ses revendications pour la réforme agraire - des revendications qui sont à l’origine du conflit en Colombie. Historiquement, ces accusations ont eu l’effet voulu de convaincre certains progressistes aux États-Unis de s’abstenir de faire quoi que ce soit pour FENSUAGRO. Et c’est particulièrement triste étant donné combien FENSUAGRO pourrait utiliser cette aide. Pour moi, c’est déchirant. Il y a ici un syndicat légitime et une voix importante pour la paix en Colombie, qui est accusée de faire partie d’un groupe armé. Bien sûr, en Colombie, ceux qui appellent à un dialogue pacifique avec les FARC et à une solution politique au conflit avec eux, sont invariablement accusés d’être des partisans de la lutte armée.
En d’autres termes, paix = guerre et dissidence = terrorisme selon ceux qui gouvernent la Colombie ainsi que son commanditaire U.S.. Et malheureusement, beaucoup à gauche acceptent ce double langage comme vérité, avec des conséquences désastreuses. Heureusement, c’est en train de changer, avec des syndicats comme les Métallurgistes Unis, qui ont signé l’an dernier un accord conjoint sur le travail avec FENSUAGRO, voyant à travers les mensonges et offrant sa solidarité à FENSUAGRO qui en a si désespérément besoin.
L’autre personne de FENSUAGRO que j’ai rencontré est Aidee Ibague, qui dirige le département des droits de l’Homme de FENSUAGRO. J’ai trouvé qu’Aidee a une âme pétillante, heureuse et assez drôle, et m’a gentiment aidé au cours de notre conversation avec mon espagnol insuffisant. Sa personnalité sociable est surprenante compte tenu de son passé tragique. Ainsi, Aidee a perdu son mari qui a été assassiné quand elle était enceinte de son deuxième enfant. Plus tard, sa mère a été tuée sous les yeux de son enfant. Elle a perdu ensuite son frère et sa nièce par la violence politique, et toute sa famille a été déplacée de force de leur ville du Meta. Elle reste sous la menace des paramilitaires de droite alignés avec l’État colombien en raison du fait même qu’elle défend les droits des membres de FENSUAGRO et dénonce la violence de l’État. Comme c’est incroyable alors que cette victime de la violence en Colombie doive se défendre contre les calomnies alors que son organisation est en quelque sorte une partie de cette violence.
C’est pour des gens comme Aidee que nous devons lutter chaque jour pour voir à travers les mensonges des États-Unis et de ses médias complaisants qui ont décidé qu’ils étaient les arbitres de qui sont les militants légitimes et les révolutionnaires qui devraient être soutenus, et qui sont les terroristes qui doivent être méprisés et persécutés.
Daniel KOVALIK
Daniel Kovalik est avocat du travail à Pittsburgh et enseigne également le droit international à la Faculté de Droit de Pittsburgh.
(1) Latin American Working Group : http://www.lawg.org/
(2) Azalea Robles en français : http://www.azalearoblesenfrancais.blogspot.fr/
(3) http://www.amazon.com/exec/obidos/ASIN/1583672516/counterpunchmaga
Notes et traduction de l’anglais : GM
Source : http://www.counterpunch.org/2012/08/02/colombias-disappeared/