Le siège parisien de l’AFP a exigé des modifications dans un article afin d’annuler l’assertion attribuant à Israël les frappes qui ont blessé ses propres journalistes
• Selon des sources de l’AFP des modifications similaires ont déjà été apportées aux reportages de l’agence sur le meurtre de la journaliste Shireen Abu Akleh,
• L’AFP affirme qu’elle « n’est liée à aucun groupe d’intérêt ni à aucune pression ».
« Tout le monde se calme », tel était le message du directeur de l’information Phil Chetwynd au personnel de l’Agence France-Presse (AFP) récemment. Injonction retrouvée dans un courriel divulgué par « Declassified », où l’auteur reconnait les « fortes émotions » que les événements en Israël et à Gaza ont provoquées parmi son personnel.
Des journalistes de l’AFP avaient exprimé leurs inquiétudes quant à ce qu’ils considéraient comme un parti pris pour et contre Israël dans les reportages de l’AFP. Ailleurs, de la BBC au New York Times, il y a également eu des inquiétudes comparables quant à la « partialité éditoriale », allant de la grogne aux licenciements et aux démissions.
L’analyse de « Declassified » de plus de cent « unes » des médias occidentaux a révélé une déshumanisation systématique des Palestiniens.
Les directives éditoriales de l’AFP, publiées à la mi-octobre et divulguées à « Declassified » ne sont pas de nature à rassurer.
Les lignes directrices, pour les reportages sur le conflit disent que les « paragraphes d’ouverture » de tous les articles devraient au moins mentionner trois éléments : les morts des deux côtés, les otages détenus par le Hamas et l’attaque sans précédent du Hamas contre Israël le 7 octobre.
Il n’est pas nécessaire de mentionner les décennies d’occupation israélienne de la Palestine les nettoyages ethniques, l’apartheid, la persécution du peuple palestinien et, bien sûr, le jugement d’ experts estimant que les actions d’Israël peuvent constituer un « génocide ».
Crimes de guerre
Les lignes directrices reconnaissent le « bombardement incessant de la bande de Gaza » par Israël et suggèrent aux journalistes de l’AFP d’ajouter comme contexte qu’« Israël a déclaré un siège complet de Gaza, coupant l’approvisionnement en eau, en électricité et en nourriture. Les Nations Unies se sont déclarées préoccupées par le siège total du territoire. »
Il n’est cependant pas nécessaire de mentionner qu’un tel siège, qui équivaut à une punition collective, est illégal. En ce qui concerne les crimes de guerre, les lignes directrices disent : « Le cas échéant, nous pouvons expliquer que selon des experts juridiques interrogés par l’AFP, les deux parties pourraient être accusées de crimes de guerre ».
Chetwynd, le patron de l’AFP, nous a dit : « Ce sont des directives générales et supplémentaires qui concernent l’histoire israélo-palestinienne. Elles complètent les directives existantes dans nos règles de l’agence, qui contiennent déjà beaucoup plus de détails. Ces directives sont mises à jour régulièrement, et la demande.
Chetwynd a ajouté : « Gardez à l’esprit qu’au plus fort de l’actualité, nous écrivions des centaines d’articles par jour à partir de lignes issues de nos correspondants de la région mais aussi du monde entier, de bureaux qui n’ont pas l’habitude d’écrire sur ce sujet. D’où la nécessité d’un arrière-plan simple et clair... Il serait tout à fait erroné d’insinuer que nos histoires manquent de contexte historique sur la question palestinienne. »
« Declassified » a examiné « un guide de style de l’AFP » datant de 2018 contenant des consignes pour ses reportages sur le Moyen-Orient et un « livre de style » en anglais qui date de 2016. A cette époque ces « tuteurs » n’indiquent pas aux journalistes quelles informations inclure ou mettre en avant dans leurs reportages sur le conflit Israël-Palestine.
La réponse reçue de l’AFP n’explique pas l’apparition subite de directives nouvelles inspirées des évènements du 7 octobre.
Brouiller le rôle d’Israël dans les bombardements
La déférence apparente de l’AFP à l’égard des sensibilités du gouvernement israélien s’étend à la couverture des blessures infligées par des tirs de chars israéliens à ses propres journalistes.
Le 13 octobre dernier, le reporter de Reuters Issam Abdallah a été tué et deux journalistes de l’AFP ont été blessés dans le sud du Liban. « Declassified » a obtenu les originaux de l’édition interne de l’article de l’AFP sur l’événement.
Ils révèlent que les premiers rapports de l’AFP ont mis l’accent sur le témoignage des autorités libanaises et de ses propres journalistes selon lequel « Israël a bombardé vendredi une région frontalière dans le sud du Liban. Et l’AFP ajoute que « l’armée israélienne ripostait à des tirs venus du Liban ».
« Les modifications annulant l’attribution des frappes à Israël ont été faites par un rédacteur en chef »
A propos du bombardement des journalistes, revenons sur l’ évolution de l’usage des mots de l’AFP. Vers 18 heures, heure locale, deux tirs de missiles ciblés à environ 40 secondes d’intervalle ont touché le groupe de journalistes, qui portaient clairement la mention « presse »...
Peu après la mort d’Abdallah, le journaliste de Reuters, l’AFP a retiré le langage attribuant les frappes à Israël...pour affirmer que les journalistes avaient donc été « pris dans des bombardements transfrontaliers ». Les modifications annulant l’attribution des frappes à Israël ont été effectuées par un rédacteur en chef pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, censure faite à la suite d’une demande du siège parisien de l’AFP.
« C’était une situation très tendue. Nous venions d’apprendre que nos collègues Christina Assi et Dylan Collins avaient été grièvement blessés », raconte un journaliste de l’AFP sous couvert d’anonymat.
Au bout du compte l’ AFP a été contrainte de reconnaître qu’Israël était responsable des frappes . Tout cela sous la pression d’ une enquête conjointe avec Airwars publiée huit semaines après la frappe.
Hiérarchie éditoriale
« La décision a été prise par la hiérarchie éditoriale de l’AFP dans le respect des règles et du fonctionnement de l’agence », a répondu Phil Chetwynd quand il a été questionné sur ce comportement étrange.
« L’équipe du rédacteur en chef est responsable de tout le contenu de nos dépêches et c’est donc à elle de s’assurer que tout le contenu de nos dépêches est conforme aux normes de l’AFP. Cette équipe est basée à Paris. Ce n’est pas un mystère, c’est notre mode opératoire standard.
Sur les modifications apportées à l’article, Chetwynd a déclaré : « Nous n’avions pas assez de matériel pour soutenir l’attribution initiale des frappes à Israël ».
Les éléments sur lesquels se fonde cette attribution des frappes à Israël proviennent de sources militaires israéliennes et libanaises, que l’AFP a citées tout au long de la journée de façon interrogative. Le seul témoignage que les rédacteurs en chef ont substantiellement réécrit, après la mort d’Abdallah, était celui, oculaire, de leurs propres correspondants selon lesquels la frappe semblait provenir d’Israël.
Questionnée sur ses tergiversations l’AFP a réagi : « La première attribution selon laquelle les journalistes ont été tués et blessés par des tirs israéliens, citait un journaliste de l’AFP, elle était trop forte et devait être modifiée. Selon les témoins oculaires présents sur les lieux, les tirs « semblaient » provenir du côté israélien, un conditionnel. Pour respecter les directives strictes de l’AFP en matière d’approvisionnement, nous avons dû trouver une formulation plus prudente. »
Après sept semaines d’enquête conjointe avec Airwars, l’AFP a attribué la frappe à « un obus de char utilisé uniquement par l’armée israélienne »...
Crises et prudence
Certains journalistes de l’AFP qui se sont entretenus avec « Declassified » (sous couvert d’anonymat) s’émeuvent d’une tendance inquiétante dans sa couverture de la Palestine. Deux d’entre eux se souviennent d’un « retour en arrière » similaire du rôle d’Israël dans la couverture par l’AFP de l’assassinat -par un tireur israélien- de la journaliste d’Al Jazeera, Shireen Abu Akleh, en mai 2022 : « Nous avions notre journaliste sur le terrain et il a vu notre consœur se faire tirer dessus. C’est ce que nous avions au départ, elle a été abattue par les forces israéliennes. Et puis, sur la base d’un appel téléphonique, Paris est revenu sur ses pas ».
La note de condoléances de l’AFP à Al Jazeera indique qu’Abu Akleh a été tuée « alors qu’elle couvrait des affrontements dans la ville palestinienne de Jénine ». Résultat : selon un journaliste de l’AFP, en lisant ce communiqué, « tous ceux qui ont suivi la rédaction originale des textes de l’AFP savent maintenant que Paris nous a demandé de revenir ».
« Declassified » n’a pas été en mesure de vérifier de manière indépendante que des modifications avaient été apportées au rapport de l’AFP sur la mort d’Abu Akleh. À sa mort, l’AFP a déclaré : « Il était nécessaire de formuler l’information avec plus de prudence » en raison d’un « sourçage problématique en temps réel. Le journaliste de l’AFP sur place a été capable de dire que Shireen avait été abattue et a pu donner le contexte général des tirs israéliens. Mais le journaliste de l’AFP n’a pas pu dire avec 100% de certitude à ce moment-là que Shireen avait été tuée par une balle israélienne. »
Cette certitude à cent pour cent est arrivée quelques mois plus tard, lorsque l’armée israélienne a admis que la journaliste a été « probablement » tuée par un soldat israélien, ce que l’AFP a fini par rapporter.
L’AFP n’a pas non plus attribué à Israël la frappe qui a détruit son bureau de Gaza le 3 novembre. Même l’armée israélienne a reconnu plus tard qu’elle avait elle-même frappé « pour éliminer une menace immédiate près du bâtiment », mais a nié l’avoir pris pour cible...L’AFP était la seule grande agence de presse internationale à diffuser des vidéos en direct de la ville de Gaza !
« Une histoire complexe et clivante »
L’AFP a également été critiquée dans la direction opposée, accusée d’être « trop amicale » avec le Hamas et « trop prudente » avec des sources israéliennes.
En octobre, le chef du service politique de l’AFP, Hervé Rouach, agissant à titre personnel, a fait part à la rédaction en chef de son indignation face aux « retards », aux « minimisations » à la « rareté des voix des victimes » dans ses reportages sur les assassinats du Hamas. Il s’agissait notamment du kibboutz Be’eri et du festival de musique Nova, et du fait que les descriptions de corps mutilés avaient été retirées d’un article.
Dans une longue note publiée le 2 novembre, Phil Chetwynd commence par qualifier la guerre entre Israël et le Hamas de « l’une des histoires les plus complexes et les plus clivantes que l’AFP ait couvertes ». Il ajoute : « L’émotion est motivée par l’ampleur et la brutalité de l’attaque du Hamas du 7 octobre et les questions existentielles qu’elle pose à Israël. »
Sur le siège illégal de Gaza par Israël et l’occupation tout aussi illégale de la Cisjordanie, pas un mot et rien sur les rhétoriques génocidaires émises par des experts. Ne reste qu’une « émotion exacerbée par les immenses souffrances à Gaza ».
Alors que, selon le ministère de la Santé de Gaza, une personne sur cent est morte dans cette guerre et que les chiffres ne font qu’augmenter. Le drame aujourd’hui s’impose, ne peut être dissimulé et il est peu probable que beaucoup à l’AFP vont désormais suivre les conseils de leurs rédacteurs en chef, celui de « se calmer ».
Claire LAUTERBACH et Namir CHABIBI
Claire Lauterbach est journaliste d’investigation indépendante et productrice. Elle est l’ancienne responsable des enquêtes à Privacy International, où elle a enquêté sur l’utilisation et l’abus des technologies de surveillance et militaires, et une ancienne enquêtrice principale à Global Witness. Claire a précédemment enquêté sur des crimes de guerre à Goma, en République démocratique du Congo, pour Human Rights Watch.
Namir Shabibi est un journaliste d’investigation indépendant, professeur invité en géopolitique à l’Université de Westminster et doctorant qui mène des recherches sur les actions paramilitaires secrètes dans la « guerre contre le terrorisme ». Il a été délégué du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) pour enquêter sur les violations des Conventions de Genève au Darfour et à Guantanamo Bay.
PS Jadis l’AFP produisait un travail quelque peu « sacré », on croyait l’agence les yeux fermés puisqu’elle avait (presque) toujours raison, et qu’elle était réputée indépendante. Avec le temps, le journalisme étant devenu un boulot comme un autre, comme publicitaire ou trader, la recherche et la publication de la vérité ne sont plus une vertu première, maladie qui a contaminé l’AFP.