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L'état d'urgence vu depuis la normalosphère

Les bons sentiments et leurs dangers

Inutile de se dissimuler les choses : la présidentielle de 2017 n’a pas encore eu lieu qu’elle ne captive déjà plus grand-monde, à part celles et ceux qui s’y présentent et quelques bookmakers. Il a fallu que ce soit le président de la République lui-même qui nous ouvre les yeux, en prouvant jour après jour, depuis le début de son mandat, que cette élection n’a jamais servi à changer quoi que ce soit. Chacun a fini par comprendre qu’elle sert au contraire à ne rien changer, à maintenir les choses en l’état, à tout faire pour sauver les meubles.

Chacun a compris également qu’on n’est pas obligé de voter pour changer de régime, et ce n’est certainement pas Manuel Valls qui dira l’inverse : « Il y a un besoin d’autorité, d’ordre, exprimé par les Français. Nous sommes confrontés à une menace terroriste » (France Inter 15/06/16). Ce besoin d’autorité est sur le point d’être satisfait, et nous passons enfin d’une parodie de démocratie à quelque chose de plus sérieux, un modèle policier rappelant un peu l’Allemagne de l’Est (avec chômage et misère en prime), grâce notamment à l’état d’urgence renouvelable à volonté. De prolongation en prolongation, celui-ci s’installe dans notre quotidien avec le même naturel que la rhétorique binaire de l’exécutif, qui le refourgue sans répit ni limite à une opinion tétanisée.

La stasification du pays est en marche, et le moins qu’on puisse dire c’est que personne ne s’en plaint. Dans son édition du 30 Janvier 2016, Atlantico ne cache pas son enthousiasme : « Pour l’immense majorité des Français, les conséquences de l’état d’urgence n’ont pas d’incidence ou d’impact concret sur leur vie quotidienne.[...] On ne voit que les bénéfices de l’état d’urgence et aucun inconvénient ». L’immense majorité des Français n’étant pas de confession musulmane, on comprend que l’impact concret lui échappe pour le moment. Et surtout, « il n’y a pas de censure dans les médias et la presse  », se réjouit Atlantico, « il n’y a pas d’atteinte aux droits fondamentaux, à la liberté de la presse. [...] S’il y avait le contrôle de la presse, [...] ce serait autre chose ». A vrai dire on ne voit pas bien ce que ce serait d’autre, ni pourquoi un gouvernement se fatiguerait à contrôler des médias déjà si prompts à épouser son point de vue et à le rabâcher jusqu’à saturation.

Pour juger pleinement de leur efficacité, il suffit de se rendre dans la rubrique commentaires du Monde, notre bien nommé quotidien de référence et spécialiste reconnu du formatage de l’opinion. La rubrique commentaires c’est en quelque sorte le dernier étage de la fusée, autrement dit la normalosphère. Dans la normalosphère on n’est pas de droite, et encore moins de gauche : on est français avant tout. C’est un espace où on peut chanter en toute liberté la gloire du pouvoir en place, sans crainte d’être accusé de militantisme. On y mesure ce qui a été accompli en matière de lavage de cerveau, et ce qui reste éventuellement à faire.

Lancé dans la foulée des mesures d’exception, le blog Vu de l’intérieur tient la chronique de leurs dérives. Le 29/11/15, on y apprend par exemple comment la police a fait irruption chez un un ouvrier musulman et a vandalisé son logement sans la moindre explication (lire l’article), ce qui ne va pas sans susciter de nombreuses et vigoureuses réactions parmi les lecteurs du Monde. Comme par exemple celle-ci :

« Doucement avec ces articles plein de bons sentiments, parce qu’il suffit d’un seul appartement où se trouve un terroriste pour sauver parfois une centaine voire un millier de personnes. Les erreurs ça arrive, il vaut mieux qu’elles soient dans la précaution que dans le laxisme » (Rédigé par : Aldeb | le 29 novembre 2015 à 18:00).

Une centaine, voire un millier de personnes

Et pourquoi pas un million ? on dira ce qu’on voudra, même balancés au petit bonheur, les chiffres ça vous pose un homme (cf. Jean-Marie Le Pen qui prédisait l’arrivée d’« au moins » 50 000 Roms dans la ville de Nice en 2014... on les attend toujours). Il suffit donc d’aligner des zéros pour compenser la maigreur du raisonnement, qui veut que le seul moyen d’éviter des attentats soit de démolir des portes d’appartement en priant pour qu’il y ait un terroriste derrière.

Cette surenchère procède aussi d’une vision quelque peu primitive des forces en présence : le propre du terroriste étant de ne pas partager nos valeurs, c’est-à-dire notre crainte admirative envers les forces de l’ordre, il se retrouve crédité illico de pouvoirs surnaturels, grâce auxquels il pourrait perpétrer un génocide à lui tout seul. Au Moyen Âge les Anglais pensaient plus ou moins la même chose de Jeanne d’Arc et ils la brûlèrent pour cette raison, mais ils vivaient à une époque paraît-il révolue, dominée par les croyances.

Laxisme et bons sentiments

On se demande pourquoi ce lecteur parle de bons sentiments alors que ce dont il est question ici, c’est du respect des droits fondamentaux. Confondrait-il les deux ? si tel est le cas rien ne lui interdit d’aller refaire sa vie en Corée du Nord, où il sera sans doute davantage à l’abri des bons sentiments. La rhétorique sur le laxisme et les bons sentiments, débitée à longueur de commentaires (et de discours politiques, majorité et opposition confondues), tient pour acquis que tous les malheurs du pays viennent de son excès de gentillesse, ce qui peut sembler étonnant lorsqu’on parle du 4e exportateur d’armes dans le monde, allié et fournisseur empressé des dictatures religieuses les plus rétrogrades de la planète (Qatar, Arabie Saoudite), et sponsor notoire du terrorisme djihadiste en Syrie (à travers le groupe Al Nosra, branche locale d’Al Qaida).

Mais c’est humain, on préfère toujours s’accuser soi-même d’innocence que de perversité, et de générosité que d’avarice. C’est cette générosité qui explique par exemple que nous laissions Roms et migrants s’entasser à leur guise dans des bidonvilles insalubres, au lieu de les jeter à la mer ou de les carboniser au lance-flammes. Car nous sommes civilisés, c’est plus fort que nous. Nous sommes tellement gentils que les terroristes en profitent pour nous tuer : « Oui, nous avons vu où nous ont mené les bons sentiments et le droidelhommisme », sanglote un autre lecteur. Oui, inutile de se voiler la face : c’est notre penchant incorrigible pour la paix, la justice et la tolérance qui a conduit les forces de la guerre, de l’iniquité et de la barbarie à nous prendre pour cibles. Elles ont fait une sorte de casting, et elles nous ont choisis. Même un handicapé mental pourrait le comprendre, et c’est bien pourquoi le premier ministre écume les plateaux de télé avec son bâton de pèlerin, afin que tout le monde sache qu’il n’a rien d’autre à dire.

Les erreurs ça arrive

Sans doute, mais où est-il fait mention d’une erreur dans cet article, qui se contente de parler d’actes d’intimidation, de vandalisme et de violence délibérée ? De leur côté, les forces de police n’ont pas davantage fait état d’une quelconque erreur dans cette affaire. Mais Aldeb a quand même décidé de s’exprimer en leur nom, sans connaître un mot de leur version des faits. Et n’a rien trouvé de mieux, pour justifier leurs actes, que d’invoquer leur incompétence. Il faut dire qu’au vu des faits rapportés sur ce blog, « ça arrive » à tout bout de champ... sauf que voilà, on oublie trop souvent qu’à chaque fois, les policiers ne l’ont pas fait exprès ! notre ami démontre avec brio qu’on peut être allergique aux bons sentiments, sans dédaigner pour autant la « culture de l’excuse ». Et puisque nous avons affaire à un homme de chiffres, combien au juste « d’erreurs » de ce genre doivent-elles se produire pour qu’il cesse de parler d’erreurs ? quitte à invoquer du matin au soir les dommages collatéraux ou le manque de bol, il ne lui reste plus qu’à redéfinir la Shoah comme une suite malencontreuse d’erreurs d’aiguillage, qui ont conduit des trains au mauvais endroit. Ou comme un point de détail de l’Histoire ?

Ici on a affaire à une approche de la réalité qui consiste en gros à lui tourner le dos, une approche 100% idéologique (ou affective, comme on dit gentiment) qui part du principe que les faits en eux-mêmes, quels qu’ils soient, ne racontent rien. Dans ces conditions, comment pourraient-ils prouver quoi que ce soit ? Ils n’ont aucun sens (en particulier s’ils arrivent à quelqu’un d’autre) tant qu’une autorité reconnue, politique, médiatique, ne s’est pas chargée de leur en donner un. Le débat se réduit donc à une affaire de personnes, de gentils et de méchants, de bonnes ou mauvaises intentions des uns et des autres, en fonction de leurs statuts respectifs dans l’imaginaire officiel. Des policiers se sont déchaînés sans explication sur un appartement et sur son habitant, mais quelle importance ? ils croyaient bien faire (sinon ils feraient un autre métier). L’habitant en question n’était pas un terroriste, mais quelle importance ? rien ne prouve qu’il ne le serait pas devenu plus tard (il est tout de même musulman). Conclusion : il ne s’est rien passé.

« Je ne connais pas le dossier mais après les évènements qui ont motivé cet état d’urgence, il y a forcément des profils qui provoquent de la suspicion plus que d’autres. » (Rédigé par : Christian | le 29 novembre 2015 à 18:20)

« Je ne discute pas le bien fondé de cette perquisition et fais, malgré tout, confiance aux forces de l’ordre qui n’ont pas du le choisir par hasard. » (Rédigé par : Greg | le 30 novembre 2015 à 07:38)

Entre l’un qui ne connaît pas et l’autre qui ne discute pas, il n’y a aucun souci à se faire : la boucle est bouclée, et les vaches seront bien gardées. Autant sinon plus encore que ceux qui leur règnent dessus avec une déconcertante facilité, les partisans de la non-pensée sont engagés dans une lutte opiniâtre, quotidienne : la neutralisation du réel. Ils ont fait une sorte de vœu de chasteté intellectuelle, et on ne leur fera jamais croire qu’il existe une différence entre la vraie vie et une série policière de Canal+. Ils ne sont pas naïfs à ce point !

Imaginons l’impensable (du moins pour l’instant) : que la préfecture, au lieu de se murer dans le silence comme elle le fait aujourd’hui, décide de présenter les faits de cette manière : « il est normal que nous ayons dévasté le domicile de M. X sans lui donner d’explication ni lui poser de questions, et que nous soyons repartis comme nous étions venus après avoir agrémenté notre visite de remarques à caractère raciste, car nous agissions dans le cadre d’une ratonnade, autorisée par les nouvelles dispositions du gouvernement ». Il se trouverait peut-être quelques lecteurs qui sans aller bien entendu jusqu’à critiquer le gouvernement, estimeraient tout-à-coup que le comportement de la police est intolérable, indigne d’une démocratie, rappelant les heures les plus sombres de notre histoire, etc. Pourtant les faits seraient exactement les mêmes. Ce qui aurait changé c’est qu’il ne serait plus possible de parler d’erreur, de choses qui arrivent, ni d’omelette qu’on ne fait pas sans casser des œufs. Les traumatisés du laxisme et autres amateurs de bavures ne pourraient plus guère se réfugier dans la neutralité fataliste de la normalosphère : ils ne leur resterait pas d’autre choix que le coming out (direction la fachosphère) ou la négation pure et simple de la réalité.

On voit que souvent, nos prises de position se fondent bien moins sur les faits eux-mêmes que sur la façon de les nommer. Autrement dit, la police peut pratiquer le profilage ethnique à l’insu de son plein gré (circonstances obligent) et sous le coup du stress, se répandre en propos racistes ou discriminatoires, pourvu qu’elle s’abstienne de crier sur les toits qu’elle agit ainsi pour des motifs racistes, dans un esprit raciste, ou avec des intentions racistes. L’opinion ne lui en demande pas plus pour pouvoir continuer à dormir sur ses deux oreilles.

Olivier Foreau

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