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Les autres pays qui s’appellent “Venezuela”

Photo : Franco Vielma, sociologue

Ce qui se passe au Venezuela ne peut être réduit à une définition. Il y a une “crise” dans le pays mais il y a beaucoup plus que cela. Il y a un processus de changement politique parce que le fait social a acquis un dynamisme inédit. Notre économie est l’espace de cette “crise” : le vieux se dénude comme une structure face à de nouvelles formes d’organisation économique qui se fraient un chemin contre toute inertie. Depuis seize ans la droite vénézuélienne parle de « crise » comprise comme la destruction du “bonheur” sous le capitalisme de la quatrième république, mais la vérité est que la seule, vraie crise a lieu dans le fait culturel. La société vénézuélienne, telle que nous la connaissions il y a quelques années, a commencé à vaciller et à s’effriter, c’est bien, très bien même.

Le facteur qui connecte les « crises » qu’a connues le Venezuela des quinze dernières années, est le fait politique de la révolution bolivarienne. La révolution nous est arrivée et nous sommes arrivés à elle, que nous nous identifions ou non avec elle. La révolution nous atteint tou(te)s, que nous le voulions ou pas, bonne pour certains, mauvaise pour d’autres, mais on ne peut l’écarter ou l’éviter : le pays ne sera plus ce qu’il a été.

La révolution a créé et a détruit. Nous avons édifié d’une main de nombreuses choses, de l’autre nous avons porté des coups de démolisseurs. La révolution a atteint de grands objectifs en profondeur mais aussi superficiels, et a généré des politiques qui malgré leurs objectifs positifs ont eu certaines conséquences négatives. La révolution a transformé le fait économique mais pas suffisamment. Elle a transformé le fait politique, mais pas assez. Elle a assis des bases fortes pour l’organisation sociale, mais nous ne sommes pas encore organisés de manière totale et cohérente. La révolution cultive des restes de la vieille culture politique ankylosés dans des postes et des institutions. La révolution a engendré un peuple plus conscient, plus cohérent, plus politisé. La révolution est ce qu’elle est : avec toutes ses vertus et tous ses défauts, elle est jeune, incomplète, contradictoire, mais c’est la nôtre. Nôtre et de nul autre. Chávez en fut l’accoucheur mais nous sommes ceux qui mirent au monde. Vénézuélienne, bolivarienne, chaviste, socialiste et beaucoup d’autres choses.

Cette révolution a fendu la réalité nationale. Avant nous croyions que le Venezuela était une seule chose, une seule identité sociale et politique. Ce ne fut jamais vrai. La révolution a dénudé cette contradiction, cette croyance erronée, ce mensonge. Au Venezuela coexistent depuis toujours plusieurs pays, plusieurs identités : ils arrivent aujourd’hui au point élevé de contradiction, de choc.

Un pays, beaucoup de pays

Le Venezuela ne fut jamais toute la masse amorphe et idiote qu’on disait, même si tout le monde regardait le Miss Venezuela, la télénovéla de 21 heures et le Samedi Sensationnel d’un Gilberto Correa dégradant un nain payé en dollars pour faire de lui-même un show dégradant. Derrière le divertissement il y avait un pays profond luttant pour autre chose, pensant à autre chose pour lui-même. Le Venezuela du Caracazo (1) et l’histoire en avalanche. Le pays qui s’est brisé en deux pour se refaire.

Gramsci parlait de “bloc hégémonique” et de “bloc historique” pour expliquer la « crise structurelle” comme lutte entre un “système qui n’en finit pas de mourir” et un “système qui n’en finit pas de naître”. Formule souvent reprise par Chávez. Mais cette lecture est incomplète si nous assumons que le changement socio-culturel est un processus dynamique sans lignes claires de départ et d’arrivée. Il n’existe pas de formulaire pour mesurer exactement l’échelle du changement en profondeur d’une société. Toute tentative de le quantifier serait vouée à l’échec, la réalité sociale étant toujours inachevée. C’est pourquoi la révolution n’est pas ce que beaucoup veulent (ou attendent) qu’elle soit. C’est pourquoi la société vénézuélienne n’est pas encore la société de l’utopie, ni la société du cher livre du vieux Marx. C’est aussi pourquoi le capitalisme au Venezuela n’est pas ce que les capitalistes veulent (ou attendent) qu’il soit.

Il n’y a pas de synthèse totale du Venezuela actuel, et il ne faut pas l’attendre maintenant car elle ne se produira pas. Le Venezuela d’aujourd’hui est en formation ou, pour le dire en termes plus simples, un problème souverain, généralisé et prolongé dans tous les espaces de la vie nationale, en tout lieu. Le Venezuela est en pays en implosion. Nous sommes le Venezuela de l’explosion de 1989 (2), politiquement concrétisé depuis 1999.

Le Venezuela d’aujourd’hui est celui du capital concentré pour la grande part dans le secteur privé, c’est celui du capitalisme d’État, celui de l’héroïque et débutante propriété sociale, celui de la rente pétrolière, de la consommation effrénée, des entreprises administrées socialement par l’État, celui de la construction du socialisme mais qui subventionne en dollars le secteur privé pour le financer. Nous sommes le Venezuela de la démocratie représentative, de la démocratie participative, celui qui reste ancré dans la logique du développementisme tout en aspirant à dépasser le piège du développementisme. Bref. Nos contradictions sont interminables, nous sommes plusieurs pays en un.

La « crise » et les explosions

Toute crise, profonde et conjoncturelle, dénude le pire et le meilleur d’entre nous. Dans cette conjoncture de guerre économique – l’occasion est bonne de le souligner, nous voyons le pire et le meilleur surgir parmi nous, la laideur de cette “crise” est source de déception et sa beauté est gratifiante. Si cette conjoncture de « crise » ressemble à quelque chose c’est à un accouchement naturel, sans anesthésie. Douloureux, nécessaire. Bienvenu.

Comprendre les crises comme nécessaires est vital. Parfois il nous est difficile de comprendre que nous sommes en révolution et que non seulement toute révolution passe par une crise mais qu’elle doit la susciter si elle est authentique. Le Venezuela subit une brusque inflexion de son système de capitalisme subventionné par la rente pétrolière et notre économie subit un assaut qui tourne au chantage politique. Le pouvoir économique veut récupérer ce qu’il a perdu en 1999. Si le chavisme gagne la guerre économique (comme ce sera le cas, certainement) le résultat de la “crise” nous sera favorable.

Cette circonstance qui voit la confluence du structurel et du conjoncturel des faits politique et économique dans notre pays, nous pousse nécessairement vers une autre subjectivité. Elle est là, sous nos yeux mais nous ne voulons pas la voir : au Venezuela explosent les créativités nuisible et constructive des citoyen(ne)s.

Nous parlons toujours de la créativité de la délinquance de la méga-contrebande, du méga-accaparement, de la fixation artificielle du cours du bolívar face au dollar, de la mafia para-économique, pseudo-entrepreneuriale. Nous parlons toujours de la créativité pernicieuse du grand capital voleur de devises, des réseaux de corruption dans l’administration publique, du pillage et de la revente des produits de base, des files d’attente, de comment sont déjoués les contrôles, de l’économie qui veut que nous nous dévorions les uns les autres, de la rébellion non déclarée du commerce de la spéculation. Tous ces thèmes ont été ressassés dans tous les espaces de la société. Cette créativité dans la destruction ne mérite pas de mots, nous la connaissons, nous la voyons, nous la vivons, nous lui résistons, nous l’affrontons.

Mais dans le pays qui émerge il y a une autre explosion permanente. Le peuple profond explose de manière individuelle et collective face à la crise. Nous la réfléchissons, nous l’assumons.

Il y a ceux qui comprennent la crise comme le moment de voler et ceux qui la comprennent comme le moment de créer.

Il suffit d’observer : des communards organisés profitent de la conjoncture pour occuper les espaces abandonnés par le secteur privé dans la production, des leaderships venus de l’organisation recueillent de nouveaux appuis dans la population, des agriculteurs travaillent sans importer d’intrants. Il y a des gens qui reprennent le travail de la parcelle productive de manière individuelle ou collective, des gens qui engraissent des poulets dans la cour de leur maison, des gens dans les états de Lara et de Mérida qui entament des cycles de culture de la pomme de terre avec des semences autochtones, il y a des communes qui veulent prendre la place des distributeurs privés pour approvisionner leur territoire.

Nous voyons de nouvelles marques de petits produits industriels nationaux produits par l’entreprise publique et privée. De petits fabricants de désinfectant, de chlore, de savon liquide, tant privés que communaux, faisant échouer la pénurie. Il y a des gens qui fabriquent du savon artisanal, ceux ou celles qui donnent ou suivent des cours pour faire de la mayonnaise maison, il y a des artisans qui créent des substituts aux techniques qu’on a l’habitude d’importer à prix d’or, il y a un mouvement créateur de fresques murales, d’arts de la scène, de communication politique, et de création littéraire en mouvement dans tous les espaces du pays, affirmant leurs idées et leurs identités. Et il y a des mécaniciens qui ressuscitent les pièces de véhicules qu’auparavant ils ne faisaient que remplacer.

Il y a des technologues populaires qui engendrent des propositions de leurs mains, il y a des créateurs de connaissance débridés qui sans être universitaires s’asseyent pour écrire ce qu’ils pensent. Nous voyons des forums, des dialogues dans des espaces institutionnels et communautaires, où les gens débattent de la réalité et font des propositions. Dans les réunions de conseils communaux on discute à propos des mafias de la pénurie organisée et de comment résoudre les problèmes. Il y a des gens qui s’organisent pour dénoncer et contrer les fléaux économiques dans leurs quartiers. Des instances de gouvernement mènent des actions contre la guerre économique qui ne sont pas décrétées depuis Caracas. Des gens se forment comme inspecteurs populaires pour affronter les délinquants de la mafia économique. Il y a une avidité de créer des alternatives économiques. Il a des gens assoiffés de mieux interpréter la réalité, de trouver et de produire de l’information, de produire des opinions. Nous voyons des gens qui veulent étudier d’une manière ou d’une autre, des gens qui inventent quelque chose pour résoudre quelque chose, partout.

Il y a ceux qui veulent continuer à se droguer aux dollars, avec crédits d’achat aux voyageurs et achats chez Amazon. Il y en a que non. Il y a ceux qui veulent que le capitalisme qui importe la consommation prospère à l’ombre de la dépense de la rente pétrolière. Il y a des gens qui veulent plus de production nationale, produire socialement, consommer moins, produire d’autres choses. Il y a ceux qui voient dans la crise le moment de voler et d’autres qui y voient le moyen de créer. Bref, des contradictions en surnombre. Il y a plusieurs pays en lutte au Venezuela.

Les restes de l’ancien et la poussée vers l’avant, vers le différent, sont le meilleur de notre “crise”. Après tout, nous sommes en révolution.

Franco Vielma, sociologue

Photos : Milángela Galea, Orlando Herrera, Gustavo Lagarde, Micaela Ryan

Source : http://misionverdad.com/columnistas/los-otros-paises-llamados-venezuela

Traduction : Thierry Deronne

Notes

(1) et (2) : le “Caracazo” est le nom donné à la répression des révoltes de la faim contre les “mesures d’ajustement” du FMI appliquées par le président social-démocrate Carlos Andrés Pérez en 1989. Celui-ci ordonna à l’armée d’étouffer les manifestations populaires, avec un bilan de plusieurs milliers de morts et de disparus.

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