Peut-on rebondir après un prix Goncourt ? Je veux dire : rebondir en s’élevant. Pour Pierre Lemaitre, à l’évidence, c’est oui. L’auteur d’Au revoir là-haut a su se renouveler et écrire un roman policier différent de ceux qu’il nous avait proposés jusqu’ici. Même si, bien sûr, ils n’était pas que cela, ces derniers s’apparentaient au genre des slasher novels, des romans gore, à la tronçonneuse, du moins dans les chapitres introductifs, commençant par des scènes d’une grande violence, apocalyptiques. Ici Lemaitre installe le mystère avec lenteur. Un enfant en tue un autre, mais c’est presque par inadvertance, sur une impulsion pas vraiment méchante. On se dit : à quoi bon, d’autant plus qu’on sait qui est le coupable ? C’est que l’intérêt de l’œuvre est ailleurs. Pas dans l’histoire proprement dite, de fort bonne facture, cela dit. La clé de ce polar, l’auteur, en autorité royale, en bon deus ex machina, nous la livre de tout de go : « Dans les jardins et sur les gravats des maisons dévastées, on trouvait parfois un berceau de bébé, une poupée, une couronne de mariée, des petits objets que Dieu semblait avoir déposé là avec délicatesse pour montrer qu’avec Lui, tout doit se comprendre au second degré. » En d’autres termes, je vous raconte une histoire, toute de mon cru, mais ne vous cramponnez pas, ne vous fixez pas à son arbitraire : j’aurais pu vous raconter tout autre chose avec la même petite idée derrière la tête.
On retrouve dans ce livre deux thématiques chères à Lemaitre : l’inexorabilité du destin, avec l’idée que nos vies peuvent basculer sur une pichenette, et une vision du cosmos selon laquelle, comme disent les astrophysiciens, nous sommes des poussières d’étoile, en symbiose dans le monde. La nature est nous, par anthropomorphisme, et nous sommes la nature par « physiomorphisme ». Chaque thématique englobe l’autre, et réciproquement.
Dans ce roman, nous sommes, d’un point de vue onomastique, dans une France qui n’existe plus, ou alors dans des marges que les médias ne connaissent plus. Quand évoquent-ils la Lorraine des gros villages ? « A la fin de décembre 1999 une surprenante série d’événements tragiques s’abattit sur Beauval, au premier rang duquel, bien sûr, la disparition du petit Rémi Desmedt [le forgeron en flamand]. Cette disparition fut considérée, par bien des habitants, comme le signe annonciateur des catastrophes à venir. » Dans cet incipit, le narrateur omniscient s’impose en despote éclairé. Comme toujours chez Lemaitre, le social est présent : « Les rumeurs sur la diminution de l’activité de Weiser [nom lorrain signifiant approximativement « plus blanc »] circulaient cycliquement. On était passé de soixante-dix personnes à cinquante-deux. » La mère du héros Antoine, Madame Courtin (“ le petit homme ”), fait le marché de Marmont (“ le mauvais mont ”). Elle est l’employé de Monsieur Kowalski, “ le forgeron ” en polonais, un patronyme venu d’ailleurs mais que l’on retrouve dans des films étasuniens à grand succès (Blade Runner, Die Hard 3, Gravity), sans parler du couple mythique d’Un tramway nommé désir, Stanley et Stella Kowalski. Le docteur du village s’appelle Dieulafoy (sans commentaire). La victime d’Antoine (“ l’inestimable ”) s’appelle Rémi, un prénom de l’est de la France signifiant “ le premier ”. On croise également le couple Préville. Et puis tous les fidèles qui viennent à la messe en provenance de Montjoue, Fuzelières, Varennes, ces villages dont les noms fleurent bon la France profonde. On verra le rôle capital joué, dans la vie d’Antoine, par la famille Mouchotte (“ l’importun ”, la mouche du coche), avec la mère qui va à l’église trois fois par jour.
Séquence typiquement lemaitrienne : un cadavre plein de vie, dans une geste et une immortalité fort bien rendu par le présent de narration : « Le corps roule lentement, à l’extrême bord du trou il semble hésiter puis, d’un coup, bascule et chute. La dernière image qui restera dans la mémoire d’Antoine, c’est le bras de Rémi, sa main qui paraît vouloir s’agripper au sol, se retenir de tomber. » La terre mère, la terre sexe, va accueillir ce corps : « A deux mètres de lui, juste sous le tronc massif du hêtre [arbre de la sagesse, généreux, nourricier], la grande fente noire du terrier… Une grotte. Pour l’atteindre, il faut monter une petite butte de terre. »
Comme toujours chez Pierre Lemaitre, la lutte des classes ne se cache pas derrière son petit doigt : « Les femmes s’étaient reculées, les hommes s’étaient rapprochés, il était en quelque sorte cerné : tous étaient ouvriers, pères ou frères d’ouvriers de l’usine de Monsieur Weiser. » Ce Weiser qui, à l’approche de Noël, embauche pour quelques heures par semaine des ouvriers qu’il a licenciés quelques mois plus tôt. Comme on ne retrouve pas le petit Rémi, « la perspective d’une colère collective n’était pas à écarter parce que chacun, pour des raisons sans doute différentes, se sentait victime d’une injustice et trouvait dans cette circonstance l’occasion de l’exprimer. » Les gens du peuple manquent tellement de noblesse, de sagesse, n’est-il pas vrai ?… Ils font « frémir » par leur éréthisme, les barrières de protection installées par la force publique.
Dans cette collectivité où le temps semble s’être arrêté (« Beauval, […] une ville où les enfants ressemblaient à leurs parents et attendaient de prendre leur place »), les faits divers « font diversion » : « L’exaspération villageoise qui transpirait depuis deux jours trouvait dans cette circonstance exceptionnelle une voie nouvelle d’expression, on se plaignait de la mairie, autant dire du maire, autant dire du patron de l’entreprise Weiser. Il y avait, dans cette irritation confuse, toute l’animosité que la menace sociale faisait peser depuis longtemps sur la collectivité et qui, à défaut de savoir s’exprimer ouvertement, se reportait sur cet événement. »
Au début du roman, nous sommes à la toute fin du XXe siècle. Mais Lemaitre a décidé de jouer avec nous. Cette France qui n’existe plus, “ de souche ” quoique agrémentée de quelques rameaux étrangers, est celle des années cinquante, quand on offrait des chalets en bois comme cadeau de Noël. Il ne manque que des Juva 4 à ces personnages qui vivent comme dans les romans de Simenon. Les gosses ont beau jouer avec leur PlayStation, il faut que les filles soient vierges au mariage tandis que tout le monde respecte la maréchaussée. Lisons ce court passage que Lemaitre, lecteur boulimique, aurait pu emprunter à Simenon :
C’est Monsieur Guénot [qui s’appelle encore “ Guénot ” aujourd’hui ?] qu’ils ont arrêté, lâcha Théo.
Cette révélation causa un choc. C’était un prof de sciences, un type très gros sur lequel couraient des bruits. Certains l’avaient vu, à Saint-Hilaire [le joyeux], sortir de certains endroits…
Emilie, surprise, se tourna vers Théo.
Il est pas chez les gendarmes, Monsieur Guénot, on l’a vu ce matin ! »
[…] Guénot, il est pédé. On dit qu’il a déjà fait des choses avec des élèves… Il y a eu des plaintes, mais ça a été étouffé. Par le principal du collège, évidemment ! »
Onze ans plus tard, on retrouvera Antoine, étudiant en médecine, très entiché de sa jeune maîtresse Laura. Mais, comme dans la chanson de Guy Béart, « Laura, Laura pas ». Je n’en dis pas plus sur la vie amoureuse du héros. Un mot, tout de même : Antoine se fera berner comme dans les romans de gare des années cinquante par une jeune fille bovarysant de cliché en cliché : « Les “ n’abandonne pas la chair de ta chair ” succédaient au “ brasier que tu as allumé en moi ”, à “ la vague de désir ” qui l’avait “ submergée ”, à cette soirée dont elle était sortie “ exténuée de plaisir ”, un niveau d’indigence presque douloureux, on voyait tout à fait le genre de femme qu’elle était. »
Dans ce roman, au moins autant que dans les autres, Lemaitre met en scène une conscience collective qui n’est autre qu’un entrelacs hébété de consciences individuelles : « La simple idée que quelqu’un avait pu tuer Rémi, un amour de gosse connu partout pour sa petite bouille ronde et ses yeux vifs, pétrifiait parfois les conversations, de longs silences s’installaient sur l’image dont personne ne parvenait à se représenter toute l’horreur. » Maîtrise très efficace d’un auteur qui marie les sons, les images et la matière, comme dans cette courte description d’Antoine frappant à nouveau un camarade avec un bâton qui : « explosa sur le crâne de Théo avec un bruit spongieux. »
Ce que l’on ne peut pas écrire – ou simplement dire – doit s’exprimer d’une autre manière. D’où, dans les sociétés du Pacifique, et puis maintenant dans les nôtres, les tatouages. Chez le jeune et malheureux héros assassin, ce qui ne peut être dit de manière articulée jaillit, déboule par le corps dans des descriptions où l’auteur s’en donne à cœur joie : « Le raz-de-marée né au fond de l’estomac le traversa de bas en haut dans un spasme foudroyant, lui broya les reins et explosa dans sa gorge en le soulevant littéralement du lit. Il plongea la tête vers le sol en laissant échapper un cri guttural montant des tripes, un filet de bile s’allongea pendant qu’asphyxié il cherchait à retrouver l’équilibre. Il était épuisé, son dos était une torture. A chaque mouvement de houle, son corps entier voulait s’extirper de son enveloppe, se retourner sur lui-même, se liquéfier et s’enfuir. » Ou encore cette étonnante comparaison automobile : « La panique s’emparait de lui, l’imminence de la catastrophe engloutissait sa vie, il devait déployer des efforts gigantesques pour faire retomber toute cette pression à grands coups de respiration lente [on est souvent asphyxié chez Lemaitre], d’autopersuasion et surveillait les palpitations de son imaginaire comme un moteur dont on guette avec anxiété le refroidissement après une brisque surchauffe. »
Toutes nos idées sont filles de nos sensations, écrivait Locke dans Essai sur l’entendement humain, parce que nous sommes soumis aux particules émises par l’univers. Volontairement ou involontairement, le corps, dans Trois jours et une vie, exprime la crise, la chute de l’homme, la coupure d’avec la transcendance. Le corps du héros est placé sur un axe syntagmatique vie/mort auquel se superpose le temps social, inexorable. Le héros mange, dort, vomit ; il somatise parce qu’il est civilisé. Par ailleurs (Lovecraft, Epouvante et surnaturel en littérature), « l’émotion la plus ancienne et la plus forte chez l’homme est la peur ». Le héros réagit par les boyaux, « nœuds gordiens de signification », selon Jean Borie, cette zone mystérieuse où l’érotisme, l’excrétion, la digestion et la fécondation sont vécues jusqu’aux tourments. C’est par le corps que tous les refoulés se dévident, un corps qui est la dynamique de l’histoire car c’est en lui que se résolvent les conflits personnels et sociaux, le corps des personnages étant aussi le corps du peuple dans sa condition d’existence sociale.
Comme Macbeth (II, 2), Antoine, « exténué », ne peut plus dormir (« Il m’a semblé entendre une voix crier : « Ne dors plus ! Macbeth a tué le sommeil. Le sommeil innocent, le sommeil qui démêle l’écheveau embrouillé du souci, le sommeil, mort de la vie de chaque jour, bain du labeur douloureux, baume des âmes blessées, second service de la grande nature, aliment suprême du banquet de la vie. ») Mais s’il envisage l’errance des sorcières, il ne bouge guère.
Après Defoe dans Robinson Crusoë, Lemaitre articule la relation entre la solitude, Eros et la pulsion de mort. Le corps est le paradigme absolu, à équidistance de la société (l’argent, la situation) et de l’ego, d’un moi central, fléau d’une balance soumises au poids d’alternatives qui le dominent. Mais, tout bonnement, à l’instar de Sancho Pança, Antoine choisit, selon l’expression d’Orwell, l’alimentaire contre l’âme (« the belly against the soul »). La fin de l’état de grâce de l’enfance n’est pas assumée, pas plus que la chute de l’innocence n’est précipitée. La relation du héros et de celle qui sera sa femme est intense mais impersonnelle et elle relie deux êtres solitaires dans des circonstances qu’ils n’ont pas choisies.
Dans ce roman, tout commence par la naissance, comme le démontre le dénouement légèrement inattendu (que je ne dévoilerai pas).
Pierre Lemaitre. Trois jours et une vie Albin Michel : Paris, 2016