Pour Serge Halimi et Pierre Rimbert, le journalisme est devenu un journalisme de guerres culturelles : le juste milieu ne rapporte plus. Hier assise sur la manne publicitaire, la presse modérée recherchait une audience de masse et la cajolait en simulant l’objectivité. La recette change. Désormais, les médias prospèrent en alimentant les guerres culturelles auprès de publics polarisés et mobilisés. Pour le meilleur ou pour le pire. Et sous le regard vigilant, parfois sectaire, de leur propre lectorat.
Frédéric Pierru, Frédérick Stambach et Julien Vernaudon explique pourquoi les brevets sont un obstacle aux vaccins pour tous : « Bien qu’elles aient mis au point les vaccins anti-Covid-19 avec des flots d’argent public, les compagnies pharmaceutiques les vendent aux plus offrants. Tout au plus acceptent-elles d’en garder des doses dans leurs nations d’origine. Et si les gouvernements imposaient la levée du droit de propriété intellectuelle, afin que les pays qui le peuvent produisent pour les autres ? »
Jordan Pouille raconte l’histoire d’Alibaba, une épopée chinoise : « Grâce à la collecte des données personnelles de ses clients et à son idylle avec le régime chinois, Alibaba est devenu un puissant acteur mondial du commerce électronique, de la finance en ligne et de la santé. Aujourd’hui, Pékin prend conscience de sa dépendance envers ce conglomérat qui fait trembler les banques. Il espère que la population se détournera progressivement de son fondateur, M. Jack Ma.
Dominique Pinsolle s’intéresse à la nouvelle stratégie de l’exécutif qui consiste à interdire les groupes radicaux pour mieux régner : « Alors que la ministre de l’enseignement supérieur entend purger l’université de l’« islamo-gauchisme », le projet de loi « confortant le respect des principes de la République » prévoit d’instaurer un contrôle idéologique des associations. Dans cette entreprise d’élimination des pensées qui le dérangent, le gouvernement recourt également à la dissolution administrative, en vertu d’une loi votée en janvier 1936. »
Renaud Lambert se demande si la démocratie est durablement possible en Amérique latine : « Cette année, nombre de citoyens latino-américains voteront pour élire des présidents, comme au Pérou ou au Chili, ou pour renouveler les Parlements, comme au Mexique et en Argentine. Après les progrès des années 2000, certains pays connaissent toutefois un raidissement politique préoccupant. Les populations du sous-continent seraient-elles condamnées aux dérives autoritaires ? »
Éva Thiébaud craint un vertige guerrier aux Émirats Arabe Unis : « Petit État de la péninsule arabique, les Émirats arabes unis, sous la conduite d’Abou Dhabi, se sont transformés depuis une dizaine d’années en une nation capable de se projeter militairement dans la région. Ce positionnement aux accents bellicistes, qu’illustre son rôle actif dans la guerre au Yémen, renforce le statut de la fédération en tant que grand acteur du marché mondial de l’armement. »
En Birmanie, la jeunesse défie la junte (Christine Chaumeau) : « Craignant de perdre leurs privilèges, les militaires birmans ont accaparé le pouvoir et arrêté des dirigeants élus. Mme Aung San Suu Kyi est poursuivie pour « détention illégale de talkie-walkie » et pour « non-respect de la loi sur les désastres naturels ». Trois semaines après le coup d’État et malgré la répression qui se durcissait, la population continuait à manifester dans tout le pays. »
Pour Hélène Richard, Alexeï Navalny est peut-être plus gênant que le Kremlin l’imagine : « Victime d’une tentative d’empoisonnement, l’opposant russe Alexeï Navalny se trouve aujourd’hui derrière les barreaux. Tout en appelant à sa libération, les chancelleries occidentales préparent l’adoption de nouvelles sanctions. Si le Kremlin n’entend rien céder aux pressions internationales, qu’il qualifie d’ingérences, il surveille les conséquences de l’affaire à l’intérieur du pays. »
François Misser, le pétrole est la nouvelle attraction des parcs naturels africains : « Contraintes de mener des explorations de plus en plus onéreuses dans l’offshore ultraprofond, les compagnies pétrolières se lancent aussi à l’assaut de la dernière frontière terrestre où les coûts d’exploitation sont moindres : les parcs naturels et les réserves d’eau douce d’Afrique. Cette ruée rencontre une résistance de la société civile et d’associations du Nord. Mais la lutte est très inégale. »
Arezki Metref est allé à la rencontre des Kabiles de Ménilmontant : « Figurant parmi les plus anciennes communautés venues du Maghreb, les Kabyles de France se définissent souvent en réaction aux idées reçues qui circulent à leur sujet. Aux premiers arrivants, parmi lesquels une majorité de prolétaires repliés sur une solidarité régionale, ont succédé des générations mieux intégrées et plus diplômées, mais toujours soucieuses de défendre leur particularisme linguistique et culturel. »
Antoine Pécoud et Julia Van Dessel analysent les campagne de dissuasion massive contre l’émigration : « Et au lieu d’aller de l’avant, il pensa à rentrer. Par le biais d’un serment, il dit à son cousin décédé : “Si Dieu doit m’ôter la vie, que ce soit dans mon pays bien-aimé.” » Cette chanson en espagnol raconte le périple d’un Mexicain qui, ayant vu son cousin mourir au cours du voyage vers les États-Unis, se résout à rebrousser chemin. Enregistrée en 2008 grâce à des fonds gouvernementaux américains, elle fut envoyée aux radios de plusieurs pays d’Amérique centrale par une agence de publicité privée, laquelle se garda bien de révéler l’identité du commanditaire. »
Evgeny Morozov raconte l’action de petits boursicoteurs contre des gros : « GameStop, un populisme de plate-forme. En janvier dernier, des milliers de boursicoteurs en ligne ont coordonné leurs ordres pour faire monter les cours d’entreprises sur lesquels de grands fonds d’investissement avaient parié à la baisse. Applaudie à droite comme à gauche du spectre politique, cette rébellion des « petits » contre les « gros » relève-t-elle de la révolution ou du carnaval ? »
Pour Sylvain Anciaud et Sébastien Gillard, il existerait une improbable banque éthique en Belgique : « Changeons la banque pour de bon » : le 21 novembre dernier, ce message s’affiche en gros caractères sur les écrans des coopérateurs connectés à l’assemblée générale de NewB, la nouvelle banque belge « coopérative », « éthique » et « durable ». Sur un plateau aménagé pour l’occasion, l’actuel président de l’institution, M. Bernard Bayot, joue les animateurs et introduit M. Thierry Smets, le futur président-directeur général. Ancien dirigeant de la banque privée Puilaetco Dewaay, celui-ci ne cache pas son émotion : « Je ne pouvais pas mieux finir ma carrière qu’en apportant mes trente années d’expérience à NewB. »
Alain Garrigou s’efforce de révéler les petits secrets entre amis à Sciences-po : « Á quoi tient l’importance d’un scandale sexuel ? À la gravité de la faute ? À la personnalité de l’accusé ? À l’information sensationnelle ? Ou aux effets collatéraux ? Dans l’affaire Olivier Duhamel, la révélation d’un inceste commis il y a trente ans s’inscrit dans le mouvement de dénonciation des violences sexuelles qui, avec #MeToo (« moi aussi »), a mis en cause des prédateurs longtemps ignorés. Cette fois, c’est un personnage d’influence, dont l’affaire souligne l’accumulation des titres et des positions : diplômé de Sciences Po, agrégé de droit public, professeur de droit constitutionnel, fondateur de la revue Pouvoirs, membre puis président de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), président du club Le Siècle. membre du Club des juristes, conseiller de dirigeants politiques ou de chefs de parti…
Lorsque l’affaire éclate, cet homme d’influence n’est pas un homme de l’ombre, puisqu’il intervient régulièrement à la télévision et à la radio, sans oublier des activités ponctuelles telles que la participation à des commissions d’enquête composées de « sages », si on en croit la presse. Duhamel avait besoin de la lumière. Elle l’a probablement trahi quand, lassée de le voir chercher les honneurs, sa belle-fille Camille Kouchner a publié un livre l’accusant d’inceste sur son frère jumeau. S’agissant d’une personnalité qui a accumulé autant de relations, la charge rejaillit forcément sur les amis et les institutions, soupçonnés d’une sorte de délit d’initiés. En première ligne : Sciences Po. »
Pour Frédéric Lordon, il faut favoriser une entente des luttes : « Où engager le combat quand on ne peut pas tout faire à la fois ? D’abord en reconnaissant que, si les luttes contre les dominations diffèrent en périmètre, elles sont égales en légitimité. Puis en recommandant que la séparation absolue entre elles cède le pas à l’autonomie relative et à l’attention réciproque. Enfin en refusant qu’une lutte puisse nuire aux autres luttes. Une fois cela posé, tout peut commencer… »
Samuel Dumoulin raconte la guerre d’indépendance des Grecs au début du XIXe siècle : « Il y a deux siècles, en mars 1821, les Grecs se soulevaient pour se défaire de la domination ottomane. Longue de huit ans, cette guerre d’indépendance fascina nombre d’intellectuels européens. Livres, brochures, chansons : tous les moyens sont bons pour soutenir les insurgés. Certains, tel le poète lord Byron, décident même de rejoindre les combattants. Comment expliquer pareil engouement ? »
Serge Halimi et Pierre Rimbert expliquent comment Donald Trump et les médias ont ravagé la vie publique : « Avant d’être déréglementée, la finance américaine fonctionnait suivant le principe des « 3 6 3 » : dépôts à 3 %, crédits à 6 %, partie de golf à trois heures de l’après-midi… Cette tranquillité fut balayée par un « capitalisme de casino » d’autant plus lucratif que la conjoncture de l’époque était favorable. Et puis, les bulles spéculatives ont explosé. L’actuelle situation des médias américains rappelle un peu ce précédent. Pour eux, le filon « Donald Trump » a constitué l’équivalent des décennies de démence de la finance. La défaite de l’ancien président ne garantit pourtant pas la fin de leur martingale.
Longtemps, aux États-Unis, le « golf à trois heures » du journalisme, ce fut non seulement la publicité qui le lubrifiait mais aussi l’objectivité dont il se prévalait. Factuel, précis, sans biais affiché ni outrance, il servait de modèle à la planète. Traduire des articles du New York Times, voire les publier sans les traduire, avait un tel cachet qu’en France Le Monde, Le Figaro et Libération s’emparèrent tour à tour de cette brillante idée. L’engagement politique de la presse américaine n’était assurément pas absent, mais on le dissimulait dans les plis du « Les uns disent ceci, les autres disent cela » ; de quoi amener le lecteur raisonnable à situer la vérité entre les deux. « Les uns » comme « les autres » pensaient néanmoins à peu près la même chose sur la plupart des questions du moment : politiques économiques néolibérales, coups d’État en Amérique latine, guerres au Proche-Orient. »
Pour Mathilde Larrère, pendant la Commune, les murs deviennent des murailles révolutionnaires : « Pendant la Commune de Paris, en 1871, comme lors des révolutions précédentes, placards et graffitis firent office de « murailles révolutionnaires », informant et mobilisant les habitants de la ville. Tout cela fut nettoyé après la « semaine sanglante » (21 28 mai), qui vit l’écrasement définitif de l’insurrection. Mais, bientôt, les murs de la capitale parlent de nouveau : des anonymes honorent les vaincus et accusent les vainqueurs, troublant le concert des condamnations versaillaises. Sur l’enceinte de la caserne de la Pépinière, c’est un « groupe de soldats républicains et amis du peuple » qui écrit en 1872 : « L’armée de Versailles, défenseurs du despotisme et de notre pauvre France ; vous êtes les assassins du peuple, la tache de sang que vous portez au frons ne ces fassera [sic] jamais ». L’hôtel particulier d’Adolphe Thiers, démoli par la Commune puis reconstruit aux frais du contribuable, est visé en 1873 : « Peuple de Paris, cette maison est le prix de ton sang ». Et, bien sûr, on célèbre les insurgés : « Honneur aux braves Ferré, Rossel, Crémieux et Dombrowski qui sont morts pour la Commune » (1872, sur un mur du XIIe arrondissement). Ces inscriptions représentent jusqu’à 23 % des graffitis recensés – avec soin – par la police en 1872. Elles deviennent ensuite marginales, tandis que la bataille des mots se déplace au cimetière du Père-Lachaise, devant le mur des Fédérés, sur les couronnes de fleurs qui y sont déposées et desquelles la police arrache les messages jugés séditieux. »
Que se passera-t-il quand les pauvres auront des dents (Olivier Cyran) : « En 1970, un jeune dentiste d’Autun pris dans le souffle de Mai 68 se lance dans un projet audacieux : ouvrir, en Saône-et-Loire, un établissement de soins dentaires destiné aux pauvres. Bernard Jeault réussit à emprunter de l’argent à une banque et à embarquer dans l’aventure quatre confrères, prêts comme lui à trahir les deux évangiles de leur profession : l’exercice en libéral et la réussite matérielle. Eux travailleront en collectif, avec un équipement mutualisé et pour une paie modeste. Adieu la vie de notable convié dans le boudoir du sous-préfet : socialisation des soins et bonnes dents pour tous !
Mais l’ordre national des chirurgiens-dentistes veillait au grain. Hostiles à l’idée d’un centre de soins à vocation sociale, et paniqués à l’idée que pareille entaille dans le sacro-saint modèle du petit patron dentiste y creusât une brèche menaçant d’ébranler tout le système, les grands sages engagèrent contre Jeault une longue et implacable guerre d’usure. Ruiné, puis interdit d’exercice en représailles à un ouvrage relatant ses déboires avec les « arracheurs de dents », le « dentiste des pauvres » connut le chômage, les minima sociaux et une vieillesse combative, avant de mourir en juillet 2019.